Jacques Chirac en Algérie en 1957.
En 1978, alors qu’il était maire de Paris, Jacques Chirac s’était longuement confié aux journalistes Dominique Ottavioli et Guy Lagorce. Il avait notamment évoqué avec eux son expérience de la guerre d’Algérie, qui éclaire l’homme et le chef de l’Etat qu’il est devenu et son refus d’entrer la France dans une guerre inutile. Document.
L'Algérie représentait pour moi une période particulière ; parce que j'y suis resté assez longtemps, jusqu'en 1957. J'étais dans une unité qui était pratiquement isolée de tout contact avec l'extérieur. Il n'y avait pas de radios (je veux dire de transistors), on recevait le ravitaille- ment par hélicoptère. Pendant de longs mois, j'ai eu une vie qui était à la fois passionnante et enthousiasmante. J'ai gardé un grand souvenir de ma période en Algérie, mais détaché de tous les éléments qui pouvaient alimenter une réflexion politique. Si bien que pour moi, le problème algérien se situait dans un contexte très particulier. On nous avait dit que nous étions là pour la bonne cause, et nous ne remettions pas cela en question. J'ai reçu, un jour, à titre disciplinaire, un contingent, c'est-à-dire un peloton de rappelés qui avaient manifesté par la contestation, de façon violente, leur désapprobation sur la politique algérienne du gouvernement en France et qui, finalement, avaient été mis un peu de force dans les bateaux et qu'on m'avait envoyés — comme on l'avait fait dans d'autres unités — sur un plan disciplinaire. Nous avons vu arriver ces gens avec stupéfaction et je dirais dans un état d'esprit qui rendait même impossible le dialogue. Nous ne pouvions pas nous comprendre, et d'ailleurs le climat expliquait cette attitude ou cet état d'esprit. Parce que, aussi bien, après huit jours un peu difficiles de discipline, un peu rude à l'égard de ces rappelés, ils avaient adopté le même état d'esprit que nous. Au point que lorsqu'ils ont été libérés, six mois après, un certain nombre, sans que je fasse la moindre pression sur eux, se sont rengagés pour six mois. Pour rester. Ceux-là mêmes qui avaient déboulonné des rails, poussé des hurlements, chanté l'Internationale sur les quais du port de Marseille où ils s'étaient embarqués ! Ce qui prouve à quel point on était conditionné par le climat et l'action, à l'exclusion de tout autre chose. Ce qui, naturellement, me conduit à vous dire que ma réflexion sur les événements politiques nationaux était réduite à la simple expression, et que je n'avais pas à ce moment-là — pas plus qu'aucun de mes amis ou camarades — la possibilité de réfléchir. J'a- joute que j'étais complètement coupé du milieu intellectuel. La plupart de mes camarades de promotion faisaient leur service militaire boulevard Victor à Paris, au ministère de l'Air, et je me trouvais, moi, avec quelques officiers et sous-officiers et des hommes qui étaient très éloignés de toute préoccupation de la nature de celles qui avaient été les miennes pendant mes études.
L'essentiel de mes hommes, qui étaient d'ailleurs extraordinairement sympathiques et attachants, venait du Nord de la France. Ils étaient en grande partie des mineurs, dont beau- coup d'origine polonaise. On avait avec eux, par la force des choses tout à fait spontanées et naturelles, une espèce de fraternité que l'on connaît dans toutes les petites unités humaines isolées, puisqu'on était sur un piton et uniquement entre nous. Si bien que ce que j'ai pu percevoir de la politique nationale m’était tout à fait étranger. Un ami de mon père était alors ministre résident, c'était Robert Lacoste et il avait essayé de me récupérer à Alger, ce à quoi j'a- vais réussi à échapper. Je savais qu'il y avait un gouvernement socialiste. Ce n'était pas, en réalité, mon problème à l'époque, et cela ne suscitait pas chez moi de réactions. Nous étions enfermés, une espèce de huis clos, et néanmoins j'en ai gardé un grand souvenir. Car pour moi et contrairement à ce que l'on peut penser, c'est un moment de très grande liberté et probablement un des seuls moments où j’ai eu le sentiment d’avoir une influence réelle et directe sur le cours des choses. Sur le cours des choses modestes, quotidiennes, mais essentielles. Parce qu’il y allait de la vie d’hommes qui étaient sous mes ordres et, donc, c’est le seul moment où j’ai eu le sentiment de commander. Ce qui est, pour un homme jeune, un sentiment exaltant. Et aussi, le fait d'être responsable. J'étais détaché de mon régi- ment, tout seul. J'ai dû voir mon colonel trois fois dans la longue période où j'ai été militaire. Je m'entendais très bien avec mon capitaine. Ensuite, il est parti, j'ai pris le commandement de l'escadron, dans le cadre des instructions qui m'étaient données par radio et j'avais véritable- ment l'impression de commander. C'est une période qui m'a marqué au point que lorsque j'ai terminé le temps de service mili- taire (qui était légalement de trente mois), eh bien ! je suis resté un peu plus, avec l'idée de souscrire un engagement. A l'époque, il suffisait d'avoir quelques états de service pour pou- voir se faire activer dans son grade et pour devenir officier d’active. Et c’est la voie que j’ai tout naturellement choisie.
Ce que l’Algérie a changé en lui
Revenu en France, je me trouvais plongé dans le bain des réalités, j'ai alors pu constater à quel point rien ne fonctionnait comme cela aurait dû fonctionner, et j'étais stupéfait devant à la fois la toute puissance mais aussi l'impuissance de l'administration, devant l'inadaptation manifeste des institutions, avec ses crises politiques permanentes, avec aussi ce problème, le problème algérien, dont je sentais bien qu'il était mal engagé et qu'il dé- bouchait sur l'ensemble de notre politique de colonisation; et cette dépendance totale vis-à-vis de l'étranger qui se traduisait par le fait que nous étions en permanence obligés d'envoyer des délégations de haut niveau pour mendier aux Etats-Unis et, en fin 1957, en Allemagne, de façon à faire face à nos échéances du mois. Tout ceci que je découvrais sans l'avoir perçu auparavant, ajoutait à mon trouble.
Je me disais que, véritablement, ce n'était pas du tout pour cela que je m'étais engagé dans la voie de l'administration, ni pour servir ce type d'Etat que je faisais l'Ecole d'Administration. Et à cette époque, j'ai très sérieusement songé, ayant terminé l'Ena, à quitter l'administration et à ne pas servir un système qui, manifestement, s'écroulait et qui était le contraire de ce qu'exigeait la dignité de la France et ce pourquoi on avait prétendu me faire agir en Algérie. Alors, cela m'a conduit à voir arriver l'expérience du général de Gaulle avec enthousiasme. Non pas parce que c'é- tait le général de Gaulle, car je n'étais pas particulièrement à l'époque gaulliste, même si, par hasard, je m'étais inscrit au R.p.f. en 1948. Mais la réflexion m'a porté à penser qu'il fallait changer, et que ce changement exigeait l'intervention d'un homme dont l'intelligence, le prestige et l'autorité permet- traient de faire des réformes que, manifestement, personne n'avait été capable de faire. Un homme m'avait impressionné sous la IVe République, c'était Mendès-France. Car c'était, à mes yeux, le seul qui ait pensé et conçu un diagnostic et des remèdes pour le mal français. Malheureusement, le système dans lequel il s'exprimait ne lui a pas permis de le faire totalement, et la lueur d'espoir qu'il avait pu faire naître s'est éteinte sous l'intervention des médiocrités conjuguées des autres hommes politiques de l'époque. Médiocrité n'est pas le terme. Ce n'était pas la médiocrité des hommes, car certains étaient de grande qualité. Mais c'était la médiocrité du système.
Les a-t-il revu ?
Oui. Un certain nombre. Un certain nombre qui ont suivi leur propre destin et que je rencontre à l'occasion et avec plaisir. Cela m'est encore arrivé récemment, lors d 'un voyage à Lille où j'ai rencontré un garçon très sympathique qui est un mineur de cette région et avec lequel j'ai pu échanger, au grand désespoir des responsables de l'organisation du voyage, de longs propos sur notre période commune. Il y a aussi un garçon qui s'occupe aujourd'hui de la relance de l'opérette. Il a créé une troupe qui s'appelle « Les Chante- clair », elle est dans le départe- ment des Hauts-de-Seine et joue un peu partout en France. C'est un garçon qui a beaucoup de sensibilité et que je vais utiliser maintenant pour essayer de relancer l'opérette au profit des personnes âgées de la capitale qui restent attachées, à juste titre d'ailleurs, à cette expression théâtrale. Ce garçon était un de mes hommes en Algérie, si bien qu'il continue à m'appeler « mon lieutenant », d'où étonne- ment des gens qui nous entourent, dans les réunions que nous tenions à l'Hôtel de Ville de Paris quand j'ai lancé cette affaire.
Paris Match |
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