Témoignage d'un ancien appelé devenu psychologue

La scène se déroule au milieu des années 1970. Jacques Inrep est en pleine séance de psychanalyse pour résoudre son problème vis-à-vis des femmes. À un moment de l'entretien, sa thérapeute évoque alors sa peur de la castration. Et voilà que cette phrase, presque anodine, ravive soudainement un souvenir profondément enfoui depuis une quinzaine d'années. Le retour du refoulé, comme on dit en psychologie. S'il pensait avoir oublié cette guerre d'Algérie à laquelle il a participé, elle a fini par le rattraper. Pris de mouvements incontrôlés, dans un état de sidération, la violence des pleurs l'empêche de parler. Mais l'action prend place dans sa tête.

Marché de Batna, 28 août 1960, 9 h 15 du matin. « Je suis en tête de patrouille, sur le trottoir de gauche. Je vois un gamin, d'une douzaine d'années, balancer un objet d'un toit. Une bombe. Juste devant moi, un Algérien grand et costaud. Dans un réflexe de survie, je m'abrite derrière lui. L'adolescent n'ayant pas eu assez de force, son projectile tombe au milieu des civils. À 10 ou 15 mètres de nous. Le grand boum... Je me relève... Cet homme qui m'avait fait écran était là, contre un mur, complètement émasculé. Un trou à la place du bas-ventre. Il se meurt. Vision d'horreur... »

Cet épisode traumatique est remonté à la surface avec les perceptions sensorielles de l'époque. L'odeur d'épices qui régnait sur le marché en ce jour, la chaleur matinale des rayons du soleil sur la peau, le bruit d'une foule en pleine négociation. Dans son ouvrage, Soldat, peut-être... tortionnaire, jamais !, Jacques Inrep raconte même qu'il revoit presque sur le mur face au divan la scène se dérouler sous ses yeux...

Un silence bien trop pesant au retour de la guerre

C'était la première fois qu'il reparlait de cette époque maudite. Car il avait bien compris qu'on ne lui laissait pas le faire. À son retour au pays, une petite fête avait été organisée. Là on lui avait bien demandé de narrer ses exploits. Un récit choquant, le ton colérique, et la foule détourne son attention de ces propos qui dérangent. Seul son père, ancien de la Grande Guerre, semble saisir la situation. « Ce sont des civils, ils ne peuvent pas nous comprendre. »

La guerre ne s'est pas terminée une fois les armes déposées. Elle était toujours présente dans la tête des combattants rentrés chez eux. Le meilleur moyen pour la faire sortir aurait été d'en parler. Mais personne n'a voulu en entendre encore parler... © Jean Poussin, Wikipédia, cc by sa 30

Depuis cet épisode, Jacques Inrep a eu de longues années pour repenser à tout cela. Entretemps, il est lui-même devenu psychologue et psychothérapeute, au terme d'un parcours surprenant. Alors qu'il travaille à l'usine, on vient le solliciter pour s'occuper d'un ouvrier qui commence à délirer et ne demande qu'à traiter avec lui. Cet homme est également un ancien d'Algérie. Jacques Inrep le prend en charge et finit par l'amener à l'hôpital psychiatrique. D'autres après lui vont perdre les pédales. C'est toujours le même qui joue les ambulanciers. Alors qu'il dépose un de ses collègues à l'hôpital, on lui propose un poste d'infirmier psychiatrique. Il prend la balle au bond. En parallèle, il suit des études de psychologie clinique. Le petit cadre de l'usine devient, du fait de la guerre, thérapeute. Et croise durant son parcours d'autres soldats engagés dans le conflit.

De ses nombreuses rencontres avec ses anciens compagnons d'armes, qu'elles aient eu lieu dans son cabinet ou à d'autres occasions, il a repéré un point commun. « Tous les combattants que je connais disent la même chose : ils n'ont pas pu en parler, même à leur famille, même à leur amis. Alors que pour s'en remettre, il aurait fallu pouvoir s'exprimer librement au retour. »

Des comportements autodestructeurs

Parmi les acteurs, certains (la majorité) n'en gardent aucun traumatisme. D'autres en ont souffert ou en souffrent encore, mais ont pu malgré tout mener une vie normale. Il y a ceux qui ont dérapé aussi... Il existe toute une palette de comportements violents et autodestructeurs chez une partie des anciens participants. De l'alcoolisme chronique au suicide, par exemple.

Jacques Inrep sera confronté très tôt à ce cas de figure dans son expérience de psychologue. Sa première. À l'époque pourtant il n'était encore qu'infirmier psychiatrique. Un cas particulier, un alcoolique, perturbait beaucoup les infirmières, dérangées que ce patient leur montre des photos pornographiques. En tant qu'ancien appelé et thérapeute en devenir, l'équipe a invité Jacques Inrep à faire ses armes face à ce cas. Mauvaise idée.

« Durant l'entretien, il me montre les photos. En fait de pornographie, il s'agissait d'Algériennes dénudées, tenues par des militaires français, certainement violées et probablement torturées. » La colère l'emporte, et du « vous » courtois qui est de mise il passe au « tu », le priant de déchirer et de se débarrasser définitivement de ces images. « Un comportement complètement inadapté pour un thérapeute » concède aujourd'hui Jacques Inrep.

Jaques Inrep explique que le mal-être de certains soldats s'est manifesté par des comportements divers et particuliers, sans que le lien ne soit établi avec leur participation au conflit. Parmi eux, l'alcoolisme, mais aussi la violence conjugale, l'instabilité de l'humeur... Et peut-être même certains troubles intestinaux ! © Mfajardo, Fotopédia, cc by nc nd 2.0

Cette histoire a malheureusement une fin tragique. Cet homme se présente quelque temps plus tard à l'hôpital. Il souffrait profondément, à tel point que cela en devenait perceptible physiquement. L'infirmier psy qu'il est l'accueille, mais reçoit l'ordre de ne pas l'interner. Le malade rentre chez lui. On le retrouve pendu le lendemain matin...

Un sentiment de culpabilité

Cette anecdote pose sur la table la question de la responsabilité de chacun. Faut-il être coupable pour être traumatisé ? « Je ne pense pas, nous dit Jacques Inrep. Certains culpabilisent et prennent conscience en vieillissant qu'ils sont allés trop loin. D'autres en revanche sont dans le déni, et se persuadent qu'ils ont bien agi et qu'il n'y avait rien d'autre à faire. Et contrairement à ce que l'on croit, il y avait plus de volontaires que de places pour devenir tortionnaires. »

Ces mêmes hommes, vingt, trente, quarante, cinquante ans après ne peuvent contenir leurs larmes dans le cabinet médical. « J'ai vu une quantité assez importante d'anciens tortionnaires s'effondrer devant moi. En fait, il m'arrive très fréquemment de voir pleurer des anciens d'Algérie, bourreaux ou non d'ailleurs. »

Aujourd'hui encore, cinquante ans au moins après les faits, cette guerre est encore dans les mémoires. Jacques Inrep espérait encore un pardon de la patrie reconnaissante. « Ce serait bien d'un point de vue thérapeutique, et ce serait aussi l'occasion de sortir de la guerre d'Algérie par le haut. » Peut-être cela aiderait-il certains à mieux gérer leur traumatisme.

 

 

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