«Barbarie à la française»
H.G. Esmeralda nous livre un témoignage d’une valeur historique exceptionnelle sur l’une des facettes les plus horribles, les plus abominables de la guerre, plus précisément celle qui fut appelée «la Bataille d’Alger».
La torture, le fonctionnement des «camps noirs», le sadisme des tortionnaires, les souffrances physiques et morales des détenus, femmes et hommes, qu’elle a côtoyés durant son incarcération, du 6 août au 18 septembre 1957, occupent l’essentiel de son ouvrage intitulé : Un été en enfer.
Témoignage sur la généralisation de la torture en Algérie, 1957 , édité à Paris aux éditions Exils en 2004. Il s’agit là d’un document poignant, de la même force et de la même veine que la Question, de Henri Alleg (1958), la Gangrène, de Bachir Boumaza et d’autres (1959), que Le Camp, de Abdelhamid Benzine (1961) et bien d’autres encore.
On reste hantés par ces récits implacables sur les sévices monstrueux, sur la maltraitance extrême, sur l’inhumanité de ceux qui avaient fait de la torture leur quotidien.
Le lecteur est introduit à son insu dans l’univers terrible des interrogatoires sans fin, des sévices en tous genres, des nuits de sang, des puanteurs, de corps meurtris, épuisés à l’infini… Au nom de la pacification, la torture était pratiquée par ceux-là mêmes qui l’avaient subie dans leur chair durant l’occupation allemande.
On lit dans les lignes et entre les lignes le déchaînement de la violence, la chosification, l’humiliation, mais aussi la révolte et l’écœurement de cette jeune femme dont le témoignage se veut une leçon pour le présent et l’avenir. Juive d’origine berbère, infirmière proche du PCA, la jeune Esmeralda a «milité dans un réseau médical clandestin depuis près de huit mois» (p24).
Après avoir déposé sa fille à la garderie, elle est appréhendée le 6 août 1957 vers 8 heures à l’hôpital où elle travaillait, par des hommes en civil qui se disent «paras». Emmenée aussitôt à l’école Sarrouy, occupée par les bérets rouges, elle sera torturée durant quatre jours. Elle finit par avouer. Elle a bien soigné un militant aux initiales R.S. Enfermée au camp d’internement de Ben Aknoun, elle sera libérée le 18 septembre 1957.
A lire les trois premières lignes de son livre-témoignage qui totalise 76 pages, on saisit toute la profondeur de son traumatisme et le devoir impératif de témoigner. «Ce récit, d’abord gravé dans ma mémoire dès les premières heures de ma détention, je l’ai fixé, à ma sortie de prison, en quelques notes clandestines.
Une fois à Paris en décembre 1958, je le rédigeai et le confiai à un journaliste courageux qui l’envoya à une vingtaine de personnalités de l’époque, dont le général de Gaulle, François Mauriac, Jean-Paul Sartre, etc.» (p.8) et à des journaux comme La Croix, Le Monde et Témoignage Chrétien. Toutes les personnalités lui «répondirent avec émotion».
Si La Croix, ne l’a pas publié, Le Monde et Témoignage Chrétien n’ont reproduit que des passages qui n’étaient pas compromettants pour la sécurité de l’auteure. Ce n’est qu’en 2004 que le manuscrit sera publié, mais sous un pseudonyme.
Cinquante ans après, la douleur est toujours là. Omniprésente. Les tortionnaires de 1957 sont «devenus des généraux, d’autres ont siégé comme députés européens, d’autres encore coulent une vie paisible… » (p.7).
A la Commission de sauvegarde des droits et des libertés individuelles, Esmeralda avait demandé que les coupables soient sanctionnés. Trois mobiles sont à l’origine de la publication, un demi-siècle après, du manuscrit. «Tout d’abord, un terrible écœurement devant une certaine France, donneuse de leçons à toutes les nations et paradant au nom des droits de l’homme… ».
Il y a eu avant «la guerre d’Algérie -la sale guerre, où tant de jeunes appelés moururent pour défendre les intérêts de puissants colons- qui révéla une barbarie d’un genre particulier, la barbarie à la française» (p8). Enfin, toujours mue par le sens du devoir, elle adresse un message fort à une frange des habitants des «banlieues françaises [où] une infime minorité de jeunes fanatiques religieux s’est mise à molester lâchement des écoliers, du seul fait de leur appartenance religieuse».
Elle les interpelle en leur rappelant les sacrifices de leurs parents : «Qu’ils sachent que leurs aînés en rougiraient ![des comportements de leur progéniture].Eux donnèrent leur vie pour libérer leur pays de l’asservissement colonial.» Sans se placer en donneuse de leçons, Esmeralda leur rappelle qu’«aux côtés de leurs ‘‘aînés’’ se sont battus de nombreux militants de toutes origines : juifs, chrétiens.
Certains moururent au maquis ou sous la torture (de mes amis), d’autres furent guillotinés ou détenus de longues années dans les prisons ou les camps (dont mes frères)» (p9). Dans le manuscrit de 1958, les noms des tortionnaires figurent sous forme d’abréviations : «Le lieutenant Schm. , grand brun à lunettes, d’environ 35 ans se tenait debout derrière une longue table» (p.18).
Il est cité 13 fois dans le récit.
Dans son ouvrage, Jacques Duquesne, journaliste à La Croix, dévoile les noms des tortionnaires en question, dont «le lieutenant Schm» qui n’est autre que le lieutenant Maurice Schmitt du 3e RPC, qui servait entre le 20 juillet et le 4 septembre 1957 .
J. Duquesne présente ainsi le récit d’Esmeralda: «Ce document a-t-il besoin d’un commentaire ? sur 42 pages dactylographiées, une jeune Algéroise [Huguette Akkache], mère d’une petite fille, raconte en termes simples et précis les 43 jours de détention et de torture passés à l’école Sarrouy… transformée par les paras en ‘‘centre d’interrogatoire’’ en pleine ‘‘Bataille d’Alger’’.
Elle est ensuite transférée à Ben Aknoun, dans la banlieue d’Alger, où avait existé un camp pour les soldats américains en 1943. Son récit est un témoignage de première main sur le fonctionnement d’un de ces ‘‘camps noirs’’ dans lesquels on parque les suspects en toute illégalité. Nous recevions souvent des témoignages sur la torture à La Croix, mais celui-ci est d’une force et d’une intensité toute particulière.» (Duquesne, 137).
L’école Sarrouy
Pour faire parler immédiatement les suspects, des lieux de torture furent improvisés sur place un peu partout dans Alger. Située à l’entrée de La Casbah, l’école Sarrouy sera réquisitionnée par la 10e DP (Division de parachutistes). Le directeur de l’école laissera place au capitaine Raymond Chabane et son adjoint, le lieutenant Maurice Schmitt.
Les gravures et dessins d’écoliers qui tapissaient les murs des salles de classes furent remplacés par une baignoire, la gégène et autres instruments de torture .La douce voix de l’institutrice laissera place aux vociférations des officiers tortionnaires et les chants des innocents écoliers, aux hurlements des centaines d’hommes, de femmes et même des enfants arrêtés lors des grandes rafles de mai à juillet 1957. Esmeralda subira, quatre jours durant, les plus atroces sévices sur les bancs d’écoliers. D’ailleurs il n’est pas question dans son témoignage de salle de torture mais bien de «salle de classe».
C’est dans ce temple de Jules Ferry que la jeune Ourida Meddad, à peine âgée de 16 ans, trouvera la mort, après avoir été torturée à l’extrême, que le «très jeune… Sid Ahmed.. pas plus de vingt-cinq ans, une sorte de spectre en pantalon et chemise blanche, les mains diaphanes», rendra dignement son dernier souffle après avoir refusé de «boire [ de l’eau] des mains d’un flic» (pp.38-40), que «M. le bijoutier de la rue Boutin,..père de deux enfants…à peine âgé de vingt-cinq ans -lui aussi- mourut vers une heure du matin» (p.56).
De l’école Sarrouy, version Massu-Bigeard, ne sortent que des loques humaines ou des cadavres. Zohr Zerrari, torturée sur les bancs de cette même école pendant trois nuits consécutives par les lieutenants Flutiaux et Schmitt en présence du capitaine Chabane, immortalisera à sa manière ce lieu souillé par les paras, ainsi : «Ici, culture rime avec torture».
Toujours le même Schm, écrit Esmeralda, «fit un petit geste aux deux hommes derrière mon dos. L’un d’eux… saisit ma main, il plaça un fil électrique autour du petit doigt, un autre à l’orteil de mon pied droit …Les premières secousses furent telles que je tombai à terre en hurlant.
J’aperçus dans un brouillard des visages de paras collés aux vitres de la porte…Dans un coin de la pièce, un civil, B. qu’en entrant j’avais pris pour un détenu, bien qu’assez gras, répétait : ‘‘Laissez-moi faire ! Avec moi elle parlera vite ! je m’occuperai d’elle avec plaisir» (pp.18-19). Il s’agit en fait de Babouche, «un mouchard bien connu dans La Casbah , .. d’ailleurs … châtié mortellement ».
Schmitt, qui dirigeait l’interrogatoire, ordonnait aux bourreaux de poursuivre ou de stopper, reprenant toujours la même question : «Connais-tu ce R.S. ?». Les tortures continuaient dans une chaleur étouffante, des paras saoûls, pieds nus, en caleçon, torse nu, torturaient à la gégène, à l’eau jusqu’à ce que, à bout de force, Esmeralda hurla «Arrêtez ! j’ai soigné R.S.» (p.25).
Mais, elle n’était pas au bout de ses peines. Fous de leur avoir menti, de leur avoir «fait perdre un temps précieux», d’avoir soigné un «fellaga», ils continuaient de plus belle. «Alors tu es une jeune communiste, lui dit Schmitt ! Eh bien, je vais te montrer ce qu’ils m’ont fait tes petits copains d’Indochine!».
Saisissant la magnéto, il lui envoie plusieurs décharges électriques accompagnées de venimeuses tirades sur les communistes, le FLN , les maquisards, etc.
Les tortionnaires étaient à l’œuvre jusqu’à quatre heures du matin, ne s’arrêtant que pour se reposer, avant de reprendre vers dix heures, ou avant, au gré des arrivages (33).
Parmi les nombreux arrivages, Esmeralda mentionne un «arrivage» de femmes, parmi lesquelles Zaïa, pour Zahia Taglit, de M. pour Malika Koriche, Mal. Ig., pour Malika Ighilahriz, trois autres jeunes filles et un enfant d’environ 13 ans que les femmes entouraient d’«affection».
Dans «cet été d’enfer», les paras ramènent une «jeune fille de dix-sept ans» qu’ils prenaient pour morte. Elle «resta évanouie une heure. Puis son corps se mit à trembler convulsivement de secousses tétaniques, tandis qu’elle geignait doucement. Après un long moment, ses gémissements cessèrent, elle semblait se calmer petit à petit et elle rouvrit les yeux» (42). On devine la joie des «sœurs» qui entouraient Malika Ighilahriz, puisque c’est d’elle qu’il s’agit, de la voir revenir à la vie.
Le camp de Ben Aknoun
Du 10 août au 18 septembre 1957, Esmeralda connaîtra la dure vie des camps d’internement. Celui de Ben Aknoun, puis le cachot à Birtraria. Cette Algérie française qui a fonctionné comme une vaste prison, où le Droit et la Justice ont été bafoués, est devenue un véritable univers concentrationnaire. Face à la montée et à l’extension de l’insécurité que faisait régner l’ALN sur pratiquement l’ensemble du territoire, l’administration coloniale renforce sa présence militaire en hommes et en matériel et se dote d’un cadre juridique.
La loi du 16 mars 1956 sur «les pouvoirs spéciaux», précédée par la loi du 3 avril 1955 portant «état d’urgence», confèrent au gouvernement de Guy Mollet, et par extension au ministre résident, Robert Lacoste, «les pouvoirs les plus étendus pour prendre toute mesure exceptionnelle commandée par les circonstances, en vue du rétablissement de l’ordre, de la protection des personnes et des biens et de la sauvegarde du territoire» . C’est l’ère des «centres d’internement», dont le précurseur était Maurice Papon, préfet Igame de Constantine.
A travers un «Appel à la population» sous forme de tract rédigé en français, en berbère et en arabe, lancé par l’aviation sur les montagnes de l’Aurès courant troisième semaine dès novembre 1954, la population est invitée à rejoindre les «zones de sécurité» .
C’est la préfiguration des centres dits d’«hébergement» qui se déclinent en CTT, CMI et autres. Au CTT de Ben Aknoun, Esmeralda rencontre une quarantaine de détenues avec chacune son histoire, mais toutes, le corps meurtri par les mêmes traces, vivant sous l’angoisse de nouvelles dénonciations. «Nous restions dans l’attente d’autres dénonciations qui nous renverraient aux centres de torture».
Là, étaient internées des artistes. L. la danseuse, pour Latifa, F.D. la chanteuse, pour Fadila Dziria , R.S. employée à la télévision, pour Rania Selmouni, maquilleuse à la télévision. Il y avait également H. seize ans avec ses longues tresses, Ma Hal, soixante-cinq ans …que les paras avaient accusée d’avoir hébergé ..Yacef Saâdi… «La torture allait bon train : des jeunes filles, des enfants, des vieillards. On torturait la mère pour capturer le fils, l’épouse sous les yeux du mari, l’enfant pour retrouver le père» (pp.58-59).
A la seule lecture des récits rapportés par Esmeralda, la douleur brise les cœurs les plus endurcis et on se surprend à se demander instinctivement comment ont-elle fait pour résister à un tel déchaînement de haine, pour en sortir vivantes ! «BF avait subi le courant, la baignoire, on lui avait enfoncé un bâton dans le vagin… Plusieurs jeunes filles avaient été violées.
Ils [les tortionnaires] avaient fait asseoir Dj. Abb. sur le goulot d’une bouteille brisée et avait reçu du courant dans les gencives qui saignaient encore» (p.59). Sortie de l’enfer de l’école Sarrouy et du camp de Ben Aknoun, Esmeralda est transférée à Birtraria. Placée dans un cachot au sous-sol d’une demeure délabrée, elle retrouve Fatma Baïchi, ainsi qu’une soixantaine de détenus qui attendent leur sort. Après trois jours passés à Birtraria, elle est libérée le 18 septembre 1958.
En plus de cette immersion forcée dans un univers dénué de toute humanité, cet ouvrage nous fait découvrir le sens profond de la solidarité, une valeur cardinale entre détenus, hommes et femmes, et entre les femmes elles-mêmes.
Si la peur de la gégène ne quittait jamais les détenues y compris dans leur lourd sommeil, des moments de détente volés au temps carcéral redonnaient espoir à ceux et celles qui ne croyaient plus revoir la lumière du jour.
«Parmi les bons moments, il y avait les danses que nous offrait le danseuse L. la belle nomade… F.T. nous appris bon nombre de chants patriotiques, et c’est la vieille H. boiteuse énigmatique qui nous raconta le plus de légendes de sa voix grave qui nous berçait» (p 62). Mais les moments de tension faisaient aussi partie de la vie commune des détenues femmes.
De violentes disputes éclataient pour un rien, ou ce qui nous paraît à nous aujourd’hui un rien. A propos d’une couverture. D’un morceau de pain. D’un simple mot. «Notre chambrée ressemblait alors à la salle commune d’asile d’aliénés, les unes riant, les autres hurlant, hors d’elles…
Heureusement que F. D., cette grande chanteuse, nous aida beaucoup dans ces moments» (p.60).
Comme André Mandouze, Robert Barrat, Pierre Vidal-Naquet et d’autres encore, Esmeralda n’a pas pu s’empêcher de faire le lien entre deux moments forts de l’histoire de France. «Durant les quatre jours passés à l’école Sarrouy, l’accent français, le jargon français, la langue française m’étaient devenus insupportables…que se passe-t-il lorsqu’une langue devient haïssable ? Français, vous souvenez-vous des sons pénibles sous l’occupation ?
Cette langue allemande, sa grande morgue et sa brutalité guerrière ? Voici que la langue de Montaigne se transforme en horribles coups de crosse sur la porte d’un groupe.
Elle provoque l’horreur chez l’habitant». Ce livre-témoignage, d’une grande douleur, d’une exceptionnelle valeur historique, d’un humanisme incontesté tout en espoir, mérite d’être porté à la connaissance du public algérien.
Huguette Akkache, mariée à l’époque à Ahmed Akkache, lui-même arrêté en février 1957, est la sœur des frères Timsit, engagés dans la lutte pour l’indépendance de l’Algérie. Je ne peux terminer cette contribution sans souligner la portée philosophique du témoignage d’Esmeralda, qui doit être le nôtre : «Vivre sans haine, écrire sans haine, je me l’étais promis.»( p10)
20 JANVIER 2019
Pr Malika El-Korso
Professeure des universités.
https://www.elwatan.com/edition/culture/la-bataille-dalger-entre-trauma-et-devoir-de-memoire-barbarie-a-la-francaise-20-01-2019
Un été en enfer
H.G. Esmeralda
Essais 2004
« Les premières secousses furent telles que je tombai à terre en hurlant. J'aperçus dans un brouillard des visages de paras collés aux vitres de la porte ; aux premiers cris, ils s'écartèrent vivement. Dans un coin, un civil, que j'avais pris pour un détenu, répétait : "Laissez-moi faire ! Avec moi elle parlera vite ! je m'occuperai d'elle avec grand plaisir" ».
6 août 1957 : Esméralda, une jeune juive d'origine berbère qui faisait partie d'un réseau d'aide aux blessés de la résistance algérienne, est arrêtée par l'armée française, interrogée, torturée, puis enfermée dans un camp hors d'Alger. Elle sera libérée le 18 septembre. Son témoignage, écrit dès son arrivée en France en 1958 et dont des extraits paraissent alors dans le quotidien Le Monde, est bouleversant.
Un demi siècle plus tard, ces pages gardent toute leur terrible actualité, faisant écho à toutes les guerres du Moyen-Orient. Par cette publication, Esméralda tient aussi à rappeler aux jeunes fanatiques musulmans que, durant la guerre d'Algérie, se sont battus aux côtés des Algériens de nombreux militants juifs et chrétiens.
ISBN : 2-912969-58-1
Poème pour toutes les femmes de ma terre…
Que ne m'as-tu, mère, faite capucine
Que j'étouffe dans ma soutane
Mes vingt années de grâce bédouine
Et vos vingt siècles d'irrévérence ?
Tu ne m'avais rien dit de ce vertige mutin,
Secrète volupté des anciennes guerrières,
Péché furtif des amantes de Grenade,
Qui vous envoûte femmes de ma terre
Depuis les premières coupes berbères
Et qui me prit, mère, au premier lait de ton sein...
Femme de ma terre,
Je ne me pardonne aucune joie
Que celle, sereine et inassouvie
De t’aimer
Et j’ai vu Dieu oser un péché :
Profaner la laideur du monde
Par ta beauté
J'ai perdu, fils, l'heure où se féconda notre honneur,
Comment te dire le ventre qui enfanta nos rêves ?
Prête-moi un peu de ta mémoire
Que je rallume quelques étoiles :
Djamila, Louisette, rappelle-toi...
Et que j'éclaire, tatouée sur ma chair amnésique
La balafre de la Casbah :
Hassiba, tremble ma peau !
Et d'une lune sur nos montagnes,
Tu entendras avec moi, au nom d'Ourida,
Se lever encore quelques fleurs sauvages...
Et surtout, fils, prend un peu de ma mémoire
Que je cesse de faire pleurer le ciel
A l'idée que nos enfants nous libèrent,
Et que j'oublie un peu leur nom :
Katia, Amal, Nour-El-Houda...
Vierges immolées
Pour éclairer leurs frères
Dans la nuit des hommes au sabre vert...
Katia, Amal, Nour-El-Houda...
Alger, ta race incessante de félines égorgées...
Combien nous faudrait-il d'offrandes
Et de mères démoniaques
Pour te délivrer de tes cerbères
Et te rendre à tes amants ?
Femme de ma terre,
Tu es ma part de ma terre,
Le sucre qui manque à mes fruits
Le sel du pain de ma mère
La qsida de mes longues nuits.
Miroir de mes joies anciennes.
Elles nous regardent,
Souviens-toi,
Elles nous regardent, le sais-tu ?
Là, de ce sol assoiffé,
Ce sont elles,
Chaque fois qu’un bégonia, à l’improviste
Viens décorer ma sereine baie d’Alger
A chaque verte fleur sous-marine
Qui se pose sur le corail orangé d’El Kala
Ce sont elles,
A chaque rose insolente qui se forme sur le sable
Pour divertir le Hoggar de sa solitude
Ou qu’un gai hortensia étourdi
S’égare sur les pistes rocailleuses d’Ain-Sefra...
Ce sont elles !
Les sirènes de ma terre,
Fauves indomptables,
Ce sont elles qui nous embrassent
Par ces tendres baisers déposés sur leur terre
Pour nous rappeler que de ce sol martyrisé
Au plus fort moment du désespoir
Quand la mort et l’avenir ne faisaient plus qu’un
Il a toujours surgi des plantes rebelles
Dont elles furent des espèces immortelles
Et qui firent refleurir la liberté.
Femme de ma terre,
Je ne me pardonne aucune joie
Que celle, sereine et inassouvie
De t’aimer
Et j’ai vu Dieu oser un péché :
Profaner la laideur du monde
Par ta beauté
J'ai perdu, fils, l'heure où se féconda notre honneur,
Comment te dire le ventre qui enfanta nos rêves ?
Cinq rue des Abderames :
Notre orgueil porte une adresse.
Un laurier pour trois cadavres...
Cinq rue des Abderames.
C'est l'heure de la lune et du muletier,
Ta tête blonde contre deux chars
Tes vingt ans et la haine de Bigeard :
Néfissa arrête la fontaine,
La poseuse de bombe va mourir...
Cinq rue des Abderames...
Derrière cette porte, fils
A l'odeur d'un églantier,
Tu chercheras l'offrande de Hassiba
Entre les seins désespérés de la Casbah.
Je n'irai plus dans ta nouvelle rue
Qu'ai-je à dire à cette foule orpheline
Vêtue de tes serments,
Et de la prophétie des Aurès,
Que j'ai vu implorer le néant,
Autour d'un soldat inconnu,
De la sauver de l'infini ?
Ne pourrais-tu, un jour
Allumer un réverbère sur nos doutes
Qu'on donne un âge à nos fiertés,
Un visage à nos illusions
Et un nom à nos mères ?
Femme de ma terre,
Tu es ma part de ma terre,
Le sucre qui manque à mes fruits
Le sel du pain de ma mère
La qsida de mes longues nuits.
Miroir de mes joies anciennes.
Femme de ma terre,
Ta peau léchée par nos vents...
Vents des oliviers de Sig
Salés par les vagues d’Oran ;
Vents Kabyles au goût de figues,
Chargés de colères félines
Qui font rougir les printemps ;
Ou vents du sud, amants des bédouines,
Qui soulèvent le sable et le temps...
Tous nos zéphyrs sont en toi
Même celui de Annaba
Tamisant ta peau de soie...
Et je leur ouvre grande ma porte
Quand je caresse ta joue ronde
Et je m’abandonne feuille morte
Pour qu'en eux je vagabonde
Au son du luth et d'une gasba...
Comment te dire le ventre qui enfanta nos rêves ?
Les murs d'El-Harrach m'ont parlé de toi, Lila...
Il y résonne encore tes dix-huit ans
Quelques soupirs de Sarrouy
Et tout le cauchemar du Paradou.
A quel instant de solitude as-tu gravé,
Sur mes parois de quarantaine,
La fille de Barberousse, l'inconnue des Baumettes,
Et la rescapée de Chebli ?
Mes murs te racontent, Lila :
« Violée, l'âme écrasée »
Ils disent que tu n'as pas parlé.
Mes murs te décrivent, Lila :
« Allongée nue, toujours nue...
Et les brutes qui passaient... »
Mes murs te délivrent, Lila
« Et le corps gavé de douleurs
S'était mis à flotter au dessus des tortionnaires... »
Aurons-nous assez de larmes pour laver ce souvenir
Des balafres du fer et du chalumeau ?
Ce corps est lourd, Ourida
Et tu l'as jeté du haut d'un trop fol espoir,
A l'appel d'une ode sacrée
Et de notre fable inachevée...
Ce corps est lourd, Ourida
Il est retombé sur nos veuleries,
Gravé là, sur le ciment gris de Sarrouy,
Et le soir ils ont fait un serment
Aux mères et aux cieux :
« D'un caftan d'or et d'étincelles
D'un séroual de feu
Et de la plus belle pelisse de Dieu
Nous vêtirons ce corps outragé... »
Et l'édile avait ajouté :
« Témoignez, témoignez, témoignez ! »
Ton siècle est mort, Ourida
Et le prochain s'est oublié.
Mais que nous reste-t-il de colère
Pour blâmer le poète ?
Femme de ma terre,
Je ne me pardonne aucune joie
Que celle, sereine et inassouvie
De t’aimer
Et j’ai vu Dieu oser un péché :
Profaner la laideur du monde
Par ta beauté
Comment te dire, fils, le ventre qui enfanta nos rêves ?
J'ai retrouvé une voix de toi
Sous quarante années de silence
Et je l'ai reconnue à sa crinière
Entre mille voix anonymes...
Tu ne l'as pas vue sortir, je le sais
Mais sur Alger il pleuvait ce jour-là...
C'était toi, qui d'autre ?
Tes seins brûlés à la cigarette
Les côtes brisées par la haine
Vierge éternelle, notre pucelle sans armure
Captive d'un rire gras du para violeur...
C'était toi, qui d'autre ?
Tu as hurlé à la nouvelle
Qu'il survivait dans Alger ces cavernes d'El-Biar
Où se broient toujours les vies des jouvencelles.
C'était toi, qui d'autre ?
Cette voix qui fit perler de sang noir
Le fusain de Picasso
La plume de l'avocate
Et les yeux indignés de Simone de Beauvoir.
C'était toi, qui d'autre ?
Ce cri, comment te dire,
C'était le seing d'une audace algérienne :
« Boupacha... Boupacha...»
A un soprano napolitain,
Sous quarante années de silence,
Au milieu du doute et de la nuit,
Sur un chemin de figues blessées,
Juin d'un printemps noir,
J'ai volé cette voix de toi
Qui chantait ta chanson :
La vie et l'amour ...
Canti di Vita e d'Amore...
Mais qu'as-tu vraiment chanté d'autre, Djamila
Même quand le téton pliait sous le feu
Et que le corps saignait pour ton peuple,
Qu'as-tu chanté d'autre
Qu'un rêve de la galette noire,
Qu'une prophétie insensée
Qu'une soif de sève pour les épis brisés,
Qu'une clameur d'un nouveau siècle,
Qu'un nouveau poème pour Alger ?
Femme de ma terre,
Tu es ma part de ma terre,
Le sucre qui manque à mes fruits
Le sel du pain de ma mère
La qsida de mes longues nuits.
Miroir de mes joies anciennes
La soupe a refroidi, Katia
Et notre porte se dénude de ton odeur...
Ne pourrais-tu, Houda, écourter la nuit sur la plaine ?
Le soleil ne se lève plus sans ton ombre.
Sur Haouch Boudoumi guette avec moi les hirondelles
Houria, à l'une d'elle tu reconnaîtras une mèche d'Amel.
Je suis fatigué, fils,
De ma prison et de toutes les prières qu'on m'a confiées
Mais sache, avant de t'en aller,
Si tu redoutes le chemin noir,
Que désormais nous savons tout du chandelier.
D'une flammèche nue et têtue,
Les sirènes de ma terre,
Violées, torturées puis égorgées,
En soixante années de calvaires,
Les sirènes de notre terre
Ont éclairé nos odyssées,
Allumé un bout d'orgueil
Et donné un nom à nos mères…
MOHAMED BENCHICOU
Le 8 mars 2008
Elle n’avait que 16 ans, lorsque Ourida Meddad, militante de l'indépendance nationale, a été défenestrée par les paras tortionnaires à l’école Sarrouy de Soustara le jeudi 29 août 1957 à 23 heures. Son corps a été jeté du deuxième étage par ses tortionnaires pour faire croire à un suicide. Elle était fille unique d’une famille dont le père est originaire de Tigounatine, le village au 63 martyrs (20% de sa population de l’époque), du âarch des Ait Flik dans la commune d’Akerrou de la daïra d’ Azeffoun (ex-Port Gueydon) de la wilaya de Tizi Ouzou.
Il est environ 23 heures, lorsque Ourida Meddad, agent de liaison d'un important responsable de la Zone autonome d'Alger, arrêtée quelques jours auparavant, venait d'entrer la nuit du jeudi 29 août 1957, pour la énième fois dans la salle de tortures où officient les lieutenants Schmitt, chef de la compagnie d'appui, et Fleutiot. C’est la quatrième séance de tortures qu'elle subit depuis le début de la matinée. Gégène, baignoire, insultes. Fatiguée, éreintée, essorée, Ourida Meddad résiste.
Mieux que cela, elle se moque, elle se joue de ses tortionnaires. A chaque fois, elle leur fait croire qu’elle a cédé, ses tortionnaires jubilent croyant atteindre leur but, en vérité, Ourida cherche des moments de répit. Elle fait mine d'accepter de les conduire au refuge du responsable politique de la Zone autonome d’Alger, une fois sur les lieux, les parachutistes du troisième régiment de parachutistes coloniaux se rendent compte que Ourida, leur victime, se moque d'eux.
Fleutiot la précède de quelques pas et lance à l'adresse de Schmitt : « L'oiseau s'est envolé. » Schmitt est excédé, touché dans sa vanité, il ordonne une nouvelle séance de tortures. Ourida hurle, crie, crie, hurle, puis c'est le silence.
Schmitt fixe Fleutiot qui fixe un autre, un deuxième, puis un troisième parachutiste, un militant lui aussi assiste à la scène, des murmures, des chuchotements, puis l'un des parachutistes quitte la salle en criant : « Elle s'est défenestrée, elle s'est jetée par la fenêtre » « Elle s'est défenestrée, elle s'est jetée par la fenêtre, elle s'est suicidée… » Le parachutiste qui criait cette consigne en dévalant les sombres escaliers de l'école Sarrouy dans le quartier de Soustara, exécutait magistralement l'ordre de son lieutenant, Maurice Schmitt alias « l'Intellectuel », qui deviendra général et chef d'état-major des armées françaises. Un tortionnaire. Aucun doute à ce propos. Des dizaines de rescapés l'attestent et le certifient avec une formelle conviction.
Le général Maurice Schmitt a été mis en cause par d'anciens militants du Front de libération nationale (FLN) qui l'accusent d'avoir dirigé des séances de torture pendant la bataille d'Alger à l'été 1957. Selon quatre témoignages recueillis par Le Monde à Alger, le général Schmitt, qui était à l'époque lieutenant au troisième régiment de parachutistes coloniaux, a « dirigé lui-même les opérations », au premier étage de l'école Sarrouy d'Alger.
Deux de ces témoins affirment également qu'une jeune fille, Ouridad Meddad, est morte après être tombée d'une fenêtre. Ainsi, en est de Mourad Benabou (16 ans à l’époque, et unique témoin oculaire vivant) qui a révélé que Ourida Meddad, après plusieurs séances de tortures, a été abandonnée à ses blessures. Dans la salle des supplices, Lyès Hanni croise un jour une autre jeune fille qu'il connaît. Elle s'appelle Ourida Meddad et a 16 ans. « Je sortais de la salle de torture. Elle y entrait. On l'avait mise nue. On a commencé à la passer à la gégène (groupe électrogène utilisé pour la torture) devant moi. Le lieutenant Schmitt était là. Ensuite, on m'a fait sortir. » Lyès est enfermé avec d'autres détenus dans une classe du rez-de-chaussée quand le corps d'Ourida Meddad se fracasse, un jour d'août, dans la cour de l'école Sarrouy.
Il est précisé par plusieurs témoins qu'une fois tombée dans la cour, Ourida Meddad n'est pas décédée sur le coup, on entendait ses gémissements, hurlements de douleurs jusqu'à son agonie au crépuscule.
Ourida portait en elle, sur son visage, sur son cou, sur son ventre, sur ses jambes les stigmates des tortures ordonnées par Schmitt et exécutées par Fleutiot et autres. A sa mort, sa mère ne lui survécut que six mois avant d’être emportée par son immense chagrin. Son père ne tarda pas, miné également par le chagrin, à les rejoindre à son tour, au cimetière d'El Kettar à Alger quelques années après.
Djamel Belbey
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