Un documentaire remarquable qui pointe les fulgurances et les obstinations de l’ancien ministre et donne la parole à des observateurs de premier plan
Fondateur du Ceres, il permet le triomphe de l’ambitieux François Mitterrand à la tête du nouveau Parti socialiste. Ministre de l’Industrie, il démissionne après le tournant de la rigueur de 1983 mais revient en petit père de l’école républicaine pour imposer le « retour aux apprentissages fondamentaux » et « la Marseillaise ».
Ministre de la Défense, il s’oppose à la première guerre du Golfe contre l’Irak après l’invasion du Koweït et claque une deuxième fois la porte de la mitterrandie en 1991 pour ne pas être le « harki d’une ratonnade américaine ». Puis se rabiboche avec Jospin et revient place Beauvau pour mieux s’éjecter de la « gauche plurielle », après sa résurrection miraculeuse d’un coma profond. Motif : un violent désaccord sur la question corse.
Ces fulgurances et ces obstinations sont commentées avec finesse par des témoins de premier plan : Jacques Attali, Daniel Vaillant, Ségolène Royal, Louis Gallois, Hubert Védrine ou Natacha Polony… Candidat à l’Elysée en 2002, Chevènement fut le premier à vouloir dépasser le clivage entre la gauche et la droite pour rassembler les « patriotes des deux rives » et « faire turbuler le système ». A l’époque, un jeune assistant parlementaire de 24 ans observait la manœuvre : Emmanuel Macron mettra le plan à exécution, quinze ans plus tard, mais en réunissant les libéraux des deux camps. Tout le contraire du chevènementisme…
Par Sylvain Courage
Publié le 30 septembre 2019 à 17h00
https://www.nouvelobs.com/ce-soir-a-la-tv/20190930.OBS19148/jean-pierre-chevenement-l-indomptable-le-paradoxe-du-che.html
''La guerre a fait de moi un homme"
Entretien de Jean-Pierre Chevènement à la revue Charles, propos recueillis par Loris Boichot, octobre 2017.
Jean-Pierre Chevènement: Devenir Président de la République à trente-neuf ans, c’est une expérience qui vaut mieux que l’expérience de la guerre. La guerre change profondément les hommes. En bien ou en mal. Quelquefois les deux.
Et vous, comment vous a-t-elle changé ?
Oh, elle a fait de moi un homme. Je n’étais pas un homme quand je suis parti en Algérie. J’étaisun grand adolescent à peine sorti de la belle bibliothèque de Sciences Po. L’essentiel de mon temps, je l’avais consacré à la rédaction d’un mémoire sur « La droite nationaliste française et l’Allemagne de 1870 à 1960 ». C’était pour moi, petit provincial sociologiquement « de gauche » un moyen de connaître la droite et ses différentes familles de pensée. Mais je n’avais que 21 ans. Quand je suis rentré deux ans et demi plus tard d’Algérie, j’avais été façonné par une expérience qui m’avait mis au cœur d’évènements où j’avais vu des gens tués près de moi et une société basculer. J’avais vu le massacre de Saint-Denis-du-Sig (un massacre de harkis le 19 mars 1962 suivi d’une « reprise en mains » sanglante, NDLR). Pendant l’insurrection de l’Organisation de l’armée secrète (OAS), j’avais vu des femmes de ménage algériennes assassinées dans la rue, le port d’Oran bombardé puis incendié. J’avais vu des officiers français assassinés par l’OAS : le général Ginestet et le colonel Randon. J’avais vu beaucoup de choses de très près… Quand on a fait la guerre, on est moins manichéen et en même temps on acquiert un certain sens de l’Histoire. On relativise et en même temps on anticipe mieux les choses … C’est ce que j’ai voulu faire à mon retour d’Algérie en 1963 en préparant « l’après de Gaulle », tout en essayant de conserver de son héritage ce qui méritait de l’être...
Oui, j’ai gardé le souvenir de l’occupation du premier étage de la maison-école où nous habitions ma mère et moi, dans un petit village du Haut-Doubs, Le Luhier. Cela devait être au début de 1943. Les soldats allemands s’étaient installés au premier étage. Ma mère m’interdisait d’y monter, au prétexte que les bonbons que les soldats allemands me donneraient serait empoisonnés, selon l’habitude qu’ils avaient déjà, selon elle, dans les régions occupées pendant la Première Guerre mondiale. Mais j’ai enfreint la consigne maternelle et je mangeais les oranges que m’offraient les soldats allemands, constatant ainsi à l’âge de quatre ans qu’ils ne méritaient pas tout à fait leur réputation ...
De cette période de guerre, gardez-vous d’autres souvenirs d’enfant ?
Bien sûr. Les trois maisons de ma grand-mère incendiées à Frambouhans, petit village voisin du Luhier, le 18 juin 1940. Des soldats français ont eu l’idée de résister aux envahisseurs au lendemain du discours de Pétain. Ils ont tué des motocyclistes allemands. Les chars qui n’arrivaient pas très loin derrière, ont détruit les sept ou huit maisons à l’entrée du village. Alors on a reconstruit après la guerre, parce que c’était l’hôtel-restaurant de ma grand-mère. J’ajoute que mon père était prisonnier dans un stalag. Il travaillait dans une carrière, et pour des raisons médicales – il avait fait un début de tuberculose –, on l’avait envoyé dans une ferme où il a passé le reste de la guerre, aux travaux des champs. Institutrice, ma mère a donc passé toute cette période dans le village du Luhier, dans l’attente de la libération ou de l’évasion de mon père. Je ne dirais pas qu’elle était résistante active, mais enfin elle faisait des tracts avec la postière contre les « Boches » et Vichy, et la Gestapo de Montbéliard l’y avait convoquée. On m’avait mis pendant ce temps chez une voisine, Mme Journot. Je revois donc la séparation d’avec ma mère. On ne savait pas si elle allait revenir. Et elle est revenue. Et mon père aussi, en avril 1945.
Vous souvenez-vous de la Libération, cette année-là ?
J’ai le souvenir des bals de la Libération. Un bal à Bonnétage. Je revois ma mère avec un turban - c’était la mode de l’époque, lancée par les « tabors » marocains. Elle chantait. Elle avait une très jolie voix. Ma prime enfance a donc été marquée par cette période de la guerre. On sentait l’occupant, on vivait la chute de la France et sa libération. Ca ne s’oublie pas …
Après vos études à Sciences Po, vous sortez en 1961 d’une école militaire, en Algérie, comme jeune officier de réserve. Vous êtes à l’aube de votre service militaire…
Je suis sorti de Cherchell, l’école où l’on formait les sous-lieutenants du contingent qui encadraient la masse des appelés. Je suis sorti de l’école dans un assez bon rang parmi les 400 élèves officiers de ma promotion pour pouvoir choisir ce qui me plaisait : je me suis orienté vers les sections administratives spécialisées (SAS). Aussi appelées « Affaires algériennes », elles sont les lointaines descendantes des « bureaux arabes » de l’Armée d’Afrique. Il s’agit d’un travail de proximité au contact des « populations musulmanes », comme on disait à l’époque. J’ai été affecté à Saint-Denis-du-Sig, et après la dissolution des SAS, à la fin du mois de mars 1962, j’ai été volontaire pour servir de chef de cabinet adjoint chargé des affaires militaires à la préfecture d’Oran. Sous-lieutenant, j’étais affecté au 21ème régiment d’infanterie, et par ordre du général Ginestet, mis à la disposition du préfet régional.
Vous avez répondu à l’appel, alors que vous aviez auparavant milité à l’UNEF en faveur de l’indépendance ?
Oui, j’étais tout à fait conscient que l’Algérie allait devenir indépendante, mais je ne voulais pas déserter. Comme le disait le général de Gaulle, si l’Algérie devait devenir indépendante, il valait mieux que ce soit avec la France que contre elle. Je n’étais pas du tout antigaulliste, au contraire. Je considérais que De Gaulle avait raison, que lui seul pouvait trancher le nœud gordien qu’était l’indépendance de l’Algérie dans l’intérêt de la France. Je me suis donc déterminé en patriote, mais en patriote éclairé, pas en patriote borné. Parce qu’il y avait aussi des patriotes, certainement, parmi les gens de l’OAS. Je ne le nie pas. Mais c’étaient vraiment, en dehors des pieds-noirs que je pouvais comprendre, des sacrés connards. Je leur en voulais de leur myopie et de leur violence à l’égard des populations algériennes. Le bombardement de la ville musulmane qu’on appelait aimablement « le village nègre » d’Oran, ou bien encore l’assassinat des dockers sur le port, tous ces meurtres gratuits avaient pour but de créer la guerre civile. La folie de l’OAS n’a malheureusement que trop bien réussi …
Comment avez-vous traversé cette période ?
Je suis arrivé à Alger dans un contexte très dur, au lendemain du putsch des généraux (le 21 avril 1961, NDLR). La présence des appelés en Algérie a d’ailleurs été décisive dans l’échec du putsch. En fait, mon véritable engagement a été le choix que j’ai fait d’aller à Oran dans une période difficile. Dans la préfecture d’Oran, nous étions attaqués presque tous les jours par les gens de l’OAS. Mais comme la préfecture était un immeuble très haut - nous étions au 17ème étage -, les tirs étaient obliques, et à condition de ne pas se mettre trop près de la fenêtre, nous avions de bonnes chances d’en réchapper,
Vous avez vous-même été attaqué ?
Ah oui, j’ai le souvenir d’attaques à la 12.7 (une mitrailleuse lourde, NDLR) et même au bazooka. Les gens de l’OAS étaient souvent liés aux policiers pieds-noirs, qui occupaient les étages inférieurs du bâtiment de la préfecture. Ils savaient que l’état-major de la préfecture était composé de fonctionnaires ou de militaires qui entendaient maintenir une structure administrative aux ordres du gouvernement. Ils voulaient donc nous rendre la vie un peu difficile. Ils ont ainsi fait sauter mon bureau. En mon absence, je le précise.
Dans Le Courage de décider, publié en 2002, vous écrivez avoir « bien failli disparaître dans la tourmente » du massacre d’Oran, le 5 juillet 1962, trois mois et demi après le cessez-le-feu. Que s’est-il passé ?
En effet. J'ai failli me faire descendre alors que je sortais du port d’Oran. J’avais fait embarquer une tapisserie pour le compte du préfet - une mission assez prosaïque. Et, descendant du bateau, me retrouvant sur le quai, j’ai été pris dans les remous de la foule. Il y avait eu un coup de feu à l’origine inconnue, qui avait marqué le début d’incidents. Un certain nombre d’Européens ont été raflés. Moi-même je me suis retrouvé avec un pistolet mitrailleur sur l’abdomen, culasse en arrière, tenu par un ATO (auxiliaire temporaire occasionnel, NDLR) inexpérimenté, recruté à la va-vite, membre d’une police qui dépendait de l’Exécutif provisoire d’Abderrahmane Farès mis en place pour assurer la transition entre l’administration française et la future administration algérienne. J’ai vu tout de suite le péril mortel que je courais, car il suffisait d’une petite secousse pour faire partir la culasse en avant. Heureusement, il y a eu un incident, un cri, de l’autre côté de la rue. Ce jeune ATO a tourné sa mitraillette dans l’autre direction. J’en ai profité pour prendre le large. Ma voiture était garée à cent mètres. Croyez-moi, j’ai fait un sprint rapide. C’était le chaos. Il n’y avait plus d’autorité, ni française puisque l’Algérie était devenue indépendante le matin même, ni algérienne car il y avait une querelle de légitimité entre le gouvernement provisoire de Benkhedda à Alger et le « groupe d’Oudjda », c’est-à-dire Ben Bella et Boumédiène.
Vous ne parlez pas de massacre, vous parlez du « chaos du 5 juillet 1962 » ? Vous aviez pourtant annoncé 807 morts…
Non, j'ai dit que le consulat avait enregistré plus de 800 disparus déclarés. Mais il est apparu que certaines de ces personnes avaient réussi à embarquer. D’autres sont passées en Espagne. Je ne connais pas le nombre exact de disparus. Personne ne le connaît d’ailleurs. C’est un évènement qui ne peut se comprendre que par le désordre résultant de la complète vacance de toute légalité. Il faut le dire par souci de la vérité historique. Il n’est pas imputable à une consigne qui aurait été donnée par une autorité politique quelle qu’elle soit. Il y a eu certainement un massacre. Je ne l’ai pas vu, je n’ai pas vu de gens à terre mais j’ai vu le désordre. J’ai été pris au cœur de ce désordre. J’ai ensuite accompagné le nouveau Consul général pour rencontrer Ben Bella et Boumédiène qui commandait l’armée des frontières, à Tlemcen – cela devait être le 10 juillet 1962 – afin d’obtenir la libération des personnes enlevées – une petite vingtaine. J’étais le premier Français à rencontrer Ben Bella après l’indépendance, avec le consul général M. Herly bien entendu. J’ai vécu des choses que l’on n’a pas l’habitude de vivre à 23 ans. Et parce qu’un de mes amis m’appelait « colonel », les Algériens croyaient que j’avais réellement ce grade : ils m’appelaient « Mon colonel ».
A défaut d’être devenu colonel, vous êtes resté attaché aux questions de défense pendant toute votre vie politique. Pourquoi ?
Parce que je sais qe la défense est la condition de toute politique étrangère. Il n’y a pas de politique étrangère indépendante sans une défense elle-même indépendante. C’est ce que le général de Gaulle nous avait appris.
Que vous ont appris vos expériences militaires dans l’exercice du pouvoir ?
Cela m’a appris à la fois la nécessité et le bon usage de la force. On ne peut pas simplement rester dans la réflexion. Je croyais, étant jeune, qu’il y avait des « sciences politiques ». J’ai vérifié qu’elles n’existaient pas. La politique n’a rien de scientifique, parce qu’il y a trop de facteurs aléatoires et par conséquent trop d’incertitude. Il faut beaucoup d’intuition et un peu de génie finalement, pour traduire une idée dans l’action, et pour la traduire heureusement. Quand ils sont dignes de ce nom, les hommes politiques n’ont pas seulement une pensée, ils ont un savoir-faire. Il y a un art politique. A cet égard et malgré des désaccords, j’ai beaucoup appris de François Mitterrand. En matière militaire, il faut savoir doser la force. Elle est nécessaire mais doit être maîtrisée.
Pourquoi ne pas avoir embrassé une carrière militaire ?
Parce que, avant même mon service militaire, en 1960, j’avais déjà été reçu à l’ENA (promotion Stendhal, de 1963 à 1965, NDLR). Après la guerre d’Algérie, nous étions dans une phase de réduction des effectifs. Il n’y avait plus de guerre à l'horizon. La grande ambition, c’était la constitution d’une force de dissuasion.
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