Nées après...
Une « sortie de l’oubli », d’une part par « la recherche de la mémoire » et, d’autre part, par l’arrivée d’une « nouvelle génération de chercheurs, non directement engagés dans les combats de l’époque ». C’est le cas d’historiennes comme Sylvie Thénault ou Raphaëlle Branche qui ont publié des ouvrages sur les tribunaux d’exceptions, les tortures, la violence ordinaire au temps de la colonisation et de la guerre d’Algérie, des ouvrages qui font autorité. Ensemble, elles ont codirigé La France en guerre, 1954-1962 : Expériences métropolitaines de la guerre d’indépendance algérienne (Autrement, 2008).
Aujourd’hui, ce travail de mémoire se poursuit et le théâtre s’y emploie aussi, fort de ces travaux d’historiens, mais pas seulement. Deux spectacles créés en ce mois de janvier et cependant très éloignés l’un de l’autre, s’appuient sur différents travaux dont ceux de Benjamin Stora et sont écrits et mis en scène par des femmes qui, comme les historiennes citées plus haut, sont trop jeunes pour avoir vécu les « événements » d’Algérie, le terme de « guerre » n’ayant été admis que tardivement, tant cette histoire charrie de refoulés. Deux spectacles, soit :
- J’ai la douleur du peuple effrayante au fond du crâne conçu, monté et écrit par Margaux Eskenazi et Alice Carré et mis en scène par la première (compagnie Nova), c’est le deuxième volet d’un diptyque « Ecrire en pays dominé » après Nous sommes de ceux qui disent non à l’ombre (lire ici).
- Les Oubliés Alger-Paris, écrit et mis en scène par Julie Bertin et Jade Herbulot (Birgit ensemble) poursuivant leur démarche d’un théâtre qui « interroge les liens entre faits historiques et choix politiques » entamé avec Berliner Mauer (lire ici) et poursuivi par Memories of Sarajevo et Dans les ruines d’Athènes (lire ici).
Le chant profond
Le titre du spectacle mis en scène par Margaux Eskenazi, est emprunté au grand poète et dramaturge algérien écrivant en français, Kateb Yacine : « Persuasif et tremblant/ J’erre au bord de la grotte/ Vers la limpide imploration/ Point de soleil encore/ Mais de légers nuages/ Des oiseaux gémissants/ J’ai la douceur du peuple/ Effrayante/ Au fond du crâne/ Et le cœur fume encore/ L’hiver est pour demain ». L’un des personnages du spectacle connaît par cœur ce poème, comme un baume qui apaise une vieille plaie.
Kateb Yacine est au cœur de la quatrième séquence du spectacle (qui en compte quinze) relatant un moment extraordinaire de tensions : la création à Bruxelles le 25 novembre 1958 de sa pièce Le Cadavre encerclé dans une mise scène de Jean-Marie Serreau. Une lettre anonyme a été glissée sous la porte de ce dernier : « Le premier qui montera sur scène ce soir sera descendu. » Kateb Yacine dit avoir commencé cette pièce au lendemain des massacres de Sétif (par l’armée française), épisode évoqué dans la première pièce de Lazare, Passé – je ne sais où, qui revient (lire ici).
C’est Edouard Glissant qui doit le premier entrer sur la scène pour présenter la pièce et son auteur. Il entrera sur scène et, non sans émotion sans doute, lira le texte qu’il tient entre les mains. Premiers mots : « Il y a des œuvres qui vont proprement au fond de notre époque, qui en constituent les racines inéluctables et qui, à la lettre, en dégagent le chant profond. » Magnifique texte que le spectacle reprend dans son entièreté. Personne ne tirera, la représentation aura lieu et le lendemain Kateb Yacine dédiera sa pièce à Edouard Glissant.
Auparavant, les trois premières séquences nous avaient emmenés successivement un soir de Noël 1955 à Blida avec des soldats du contingent et un de leurs officiers ; puis à Alger le 9 juin 1957, jour de l’attentat perpétré par le FLN au casino de la Corniche à Alger en plein concert (une autre séquence reviendra sur cet événement), sous la forme d’une séquence vidéo avec dialogue off d’une séduction d’approche entre deux hommes (l’un blanc, l’autre arabe) qui sortent juste avant l’explosion ; la troisième séquence nous transporte dans le quartier de la Goutte d’or à Paris en novembre 1958 où l’on assiste au recrutement d’un nouveau militant, Brahim, par deux membres du FLN.
Du porteur de valises au harki
Ces séquences et celles qui suivront (camp de harkis, porteuse de valises pour le FLN, match France-Algérie au Stade de France en 2001, tournage du film de Pontecorvo La Bataille d’Alger en 1965, procès intenté en décembre 1961 à Jérôme Lindon, le directeur des Editions de Minuit pour avoir publié Le Déserteur, ouvrage vite interdit, etc.) constituent un spectacle mosaïque qui traverse la guerre d’Algérie, en France et en Algérie, depuis les événements et jusqu’aujourd’hui. Un énorme travail de préparation a été nécessaire, assorti d’une collecte de témoignages sur plusieurs générations dans des familles de militants du FLN algériens ou français, de harkis, de pieds-noirs, etc. Et ensuite un travail au plateau, tressage des séquences écrites. On retrouvera Brahim plusieurs fois, en particulier dans un bar à Oran en 1972 où il est retourné après l’indépendance après avoir milité en France et protégé Kateb Yacine à Bruxelles. Il boit, il est désabusé. « Il n’y a plus d’idéaux, il n’y a plus de communisme, tous les militants sincères se sont fait buter ou torturer. » Cette scène, on peut penser que c’est le fils de Brahim qui l’a racontée à Margaux Eskenazi et Alice Carré. Lui a toujours vécu en France « avec la rage contre la France » et il découvre que sa famille « avait la rage contre l’Algérie ».
Autre affrontement : celui qui oppose le père et le fils au soir du fameux match France-Algérie au stade de France en 2001. Le fils né en France qui n’est jamais allé en Algérie est descendu sur le terrain comme d’autres, a crié « Nique la France » et s’est dit « fier d’être algérien ». Son père Amine le rabroue, lui donne en exemple ses sœurs. Le fils se rebiffe : « Mes sœurs, elles parlent arabe, tu leur as appris. Et moi, je répète des mots que je ne comprends même pas. Tu m’as coupé de tout. » Jusqu’à lui donner un prénom français, Olivier, qui fait rire les copains de la cité.
On le voit, ce spectacle va loin et finement par son jeu d’introspections multiples. Il ne verse jamais dans la simplification, ni la démonstration. Même s’il restait encore quelques scories explicatives ici et là le soir de la première, la plupart des scènes sont d’une grande force scénique. C’est aussi que les acteurs ont été partie prenante de l’aventure depuis le début. Ils savent de quoi ils parlent, ils ont beaucoup enquêté, lu, discuté, improvisé, ils ont beaucoup interrogé leurs amis, leurs proches ; cette histoire, c’est souvent la leur. Il faut tous les citer : Armelle Abibou, Elissa Alloula, Malek Lamraoui, Yannick Morzelle, Raphael Naasz, Christophe Ntakabanyura et Eva Rami.
Pour finir, je m’en voudrais de ne pas évoquer une séquence qui résume bien l’esprit noueux du spectacle. Cela se passe sur un banc à Mantes-la-Jolie en 1997 – le spectacle a été répété et créé au Collectif 12 et la ville a été l’un des terrains d’enquête (individus, associations). Amine (le père d’Olivier) discute avec Ahmed sur un banc. Le premier a fait le maquis, le second a été harki. Ils sont venus en France l’un et l’autre, ont travaillé toute leur vie en usine. Amine pourrait retourner en Algérie, contrairement au harki Ahmed qui dit se sentir apatride. Ils sont vieux, un peu tristes. « Au fond, pour tous les deux, le pays nous manque », dit Amine. « Ah ça », réplique Ahmed. Mais ils ne bougent pas. Comme des héros de Beckett.
Le bureau de De Gaulle
Tout autre ambiance au Théâtre du Vieux Colombier où Julie Bertin et Jade Herbulot dirigent les acteurs de la Comédie-Française. Le public est dans un dispositif bi-frontal déjà utilisé avec efficacité et succès par Julie Deliquet et quelques autres. Leur spectacle Les Oubliés Alger-Paris est lui aussi construit à partir de deux pôles. D’une part, le bureau du Général de Gaulle, revenu au pouvoir en 1958 après avoir imposé une nouvelle constitution (celle de la Ve république), quatre ans après les débuts de la guerre en Algérie. Et d’autre part, une salle de mariage de la mairie du XVIIe arrondissement de Paris aujourd’hui où vont se marier Alice Legendre et Karim Bakri.
Les faits historiques évoqués dans le bureau du Général de Gaulle sont connus, ce dernier (première bête politique télévisuelle) s’est adressé aux Français à la télévision, et les faits ont été maintes fois commentés, tel le « Je vous ai compris » prononcé à Alger puis l’intrusion de la notion d’autodétermination conduisant à l’indépendance, le sentiment de trahison de l’armée et des pieds-noirs, les barricades, le putsch des généraux en 1961 et ce qui s’ensuivra. Pas simple d’incarner non seulement De Gaulle mais son corps, sa voix. Avec son coffre et sa prestance, Bruno Raffaelli fait ce qu’il peut mais c’est mission impossible. L’Histoire s’éloigne devant la réduction forcément sommaire, voire la caricature, sans compter des effets de théâtre faciles : Yvonne de Gaulle venant faire un rapide tour de piste. A quoi bon ?
Les acteurs qui avaient joués ces scènes reviennent en incarnant d’autres personnages soixante-dix ans plus tard. Bruno Raffaelli devient le père de la mariée, celui qui, après la cérémonie, va demander à son gendre s’il s’apprête à « retourner » dans « son pays ». Sauf que le pays du gendre que vient d’épouser une Legendre, c’est la France. Sa mère, ancienne porteuse de valises (Françoise Lebrun), a épousé un Algérien nommé Bakri, son fils Karim est né français et a toujours vécu en France. Les deux metteuses en scène disent avoir été inspirées par « le vécu » de l’acteur Nâzim Boudjenah qui interprète le rôle de Karim. Son père, membre du Parti communiste algérien, a dû quitter son pays après l’indépendance, à l’instar du Brahim de l’autre spectacle.Tout cela reste trop en filigrane. Peu à peu, des pans enfouis vont resurgir, mais c’est bien trop poussif ou téléphoné. On comprend, évidemment, que du côté du père de la mariée, on était partisan de l’Algérie française et qu’on a sans doute fricoté avec l’OAS. Placée dans cette contradiction, entre son père et son mari, la jeune mariée (Pauline Clément) préfère fuir le repas de mariage. Elle reviendra. Cette partie tient un peu mieux la route mais la timide introspection s’efface devant des numéros d’acteurs. A force de danser d’un pied sur l’autre, ce spectacle reste bancal et par trop simpliste. Qu’en aurait pensé Kateb Yacine ?
J’ai la douceur du peuple effrayante au fond du crâne, ce soir au Théâtre du Garde-Chasse, Les Lilas ; le 7 fév au Théâtre de Longjumeau ; le 15 fév au Studio-Théâtre de Stains ; en juin au Festival Onze Bouge à Paris ; en juillet au festival Off d’Avignon. Suite en automne.
La première partie du diptyque continue de tourner : le 5 avril au Théâtre de Yerres, le 12 avril au Studio-Théâtre de Stains, le 18 avril au Théâtre du Blanc-Mesnil, le 10 mai à la Grange Dimière à Fresnes, les 23 et 24 au Théâtre Roublot à Fontenay-sous-bois, en juillet au festival Off d’Avignon.
- PAR JEAN-PIERRE THIBAUDAT
https://blogs.mediapart.fr/jean-pierre-thibaudat/blog/310119/guerre-d-algerie-mettre-en-scene-l-impossible-oubli-de-la-memoire
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