Livres
Alger, capitale de la Révolution.De Fanon aux Black Panthers. Mémoires d'Elaine Mokhtefi. Editions Barzakh, Alger 2019, 279 pages, 800 dinars.
Pour Elaine, «la vie était une véritable aventure» et, à la lire, on ne peut que la croire (les amis de mon âge ayant travaillé dans le secteur de l'Information et de la Culture et les étudiants et enseignants de l'Enjsj de la rue Jacques Cartier... durant les années 70, se souviennent certainement bien d'elle).
A vingt-trois ans, en décembre 1951, elle (la militante de gauche anti-raciste, socialiste et anticolonialiste et membre très active de la branche étudiante des United World Federalists (sorte de militants pour un «gouvernement mondial» assimilé au «communisme» par la droite et ne supportant plus, entre autres, le maccarthysme) quitte les States (Newport News) et se rend en Europe dans un petit bateau transatlantique néerlandais. Paris ! Elle découvre une ville grise, ayant certes perdu sa superbe car sortie d'une occupation, mais «non sans fantaisie». Mais, elle découvre aussi la sous-classe et la sous-culture des travailleurs algériens et nord-africains immigrés. Elle raconte «l'effet lumière» dont elle a été marquée: le 1er mai 1952, elle a assisté à la mise à l'écart du défilé des syndicats des ouvriers algériens. Et, le 14 juillet, la police française tire sur des manifestants algériens, blessant des centaines et tuant sept d'entre-eux.
Maîtrisant de plus en plus le français, elle arrive à se faire embaucher comme interprète ou traductrice et participe à pas mal de réunions internationales organisées par l'Unesco, la Fao, Association des juridiques démocrates... payée souvent par les délégations (en 1953, le gouvernement Eisenhower avait introduit un «serment de fidélité» pour tout employé des Nations unies. Aucun Américain ne pouvait être embauché de quelque façon que ce soit- ni pour une heure ni pour une journée- par une agence spécialisée de l'Onu sans présenter un document connu sous le titre de «clearance». Elle n'a jamais pu l'avoir... le Fbi veillant au grain. C'était le temps de la guerre froide... et de la décolonisation accompagnée de luttes armées! Elle s'implique à fond.
A Accra, elle rencontre, au début de la guerre d'Algérie, Mohamed Sahnoun et Franz Fanon... De retour aux Etats-Unis en septembre 60, elle rencontre, grâce à Sahnoun, Abdelkader Chanderli (journaliste parlant cinq langues) et accepte de travailler dans son équipe (46ème rue à l'est de Manhattan) aux Nations unies. Le début de son «aventure algérienne» : des activités intenses et des rencontres formidables... et des éclairages instructifs.
Le reste est simple. A l'indépendance, elle «rentre» en Algérie en octobre 62. A ses côtés, dans l'avion, un simple hasard du grand retour au pays, Abdelhamid Benzine !
Du travail, à l'époque, il y en avait : l'Onat, puis au bureau de presse et d'information de la Présidence (avec Cherif Guellal), puis journaliste à l'Aps, puis à la Rta (1968), et enseignante de journalisme, puis ministère de l'Information ... tout cela dans une ville, Alger, à la vie nocturne «plutôt monotone» mais avec une vie «parallèle» (entre amis, en «famille», entre collègues...) bien remplie et des soirées assez pleines. Ah, les nuits d'Alger ! (évoquées très rapidement mais plein d'«images»). De plus, des invitations aux réceptions officielles en veux-tu en voilà. On faisait souvent appel à elle pour traduire ou servir d'interprète lors des conférences internationales.
Alger constituant un carrefour pour tous les mouvements de libération et antifascistes des années 60 («Alger Mecque des révolutionnaires» mais aussi refuge de pas mal de «Pirates de l'air», sorte de corsaires des temps modernes), elle devint assez rapidement une sorte d'agent de liaison assez demandé par les uns et par les autres. Des noms prestigieux : Tambo, Mandela, Nkomo, Nujoma... Stokely Carmichael...
Puis, en juin 1969, la vie allait prendre une autre tournure «dramatique» en la catapultant dans l'orbite du Parti des Black Panthers (Bpp)... et de son dirigeant Elridge Cleaver... arrivé (avec sa femme Kathleen) clandestinement en Algérie, après avoir quitté la Havane (car devenu un «fardeau» pour Cuba)... Toute une histoire mais que d'histoires... et que de «révélations» (sur le mariage de Ben Bella, alors emprisonné, avec Zohra Sellami, sur les nombreuses «aventures» amoureuses de Elridge Cleaver (un «obsédé du sexe»), sur les finances des Panthers, sur les luttes intestines, sur la vie d'«Américains» à Alger, sur les pressions des «services»...).
Février 1972, c'est la rencontre avec son futur époux... puis son «expulsion» le 29 janvier 74 (laissant tout derrière elle : vêtements, bijoux, meubles, toiles, photos... Bien sûr, l'appartement fut vite vidé puis occupé par une amie d'un haut responsable de la police). Revenue à Alger avec un visa en bonne et due forme, elle est «remise» dans l'avion qui l'avait ramenée de Paris et ce sans explications. Elle était sur la «liste» ! Elridge Cleaver était, lui, accueilli à Paris avec sa femme... avant de se rendre à la justice américaine. «Il finira moins grand».
Novembre, Mokhtar la rejoint. Paris durant plusieurs années, un mariage célébré en 1991 en Floride, puis l'installation définitive à New York en 1994... ! Que d'«histoires», vécues par une jeune Américaine progressiste, ayant fait un pan de l'«Histoire» du pays.
L'Auteure : Elaine Mokhtefi, née Klein à New York en 1928 est issue d'une famille juive (non pratiquante) très modeste. Sa participation à la lutte pour l'indépendance de l'Algérie (à partir de New-York et de la France) va l'amener à Alger en 1962. Interprète, traductrice, médiatrice, journaliste (Aps et Rta), enseignante universitaire (Ecole de Journalisme d'Alger), elle a côtoyé les plus grands. Elle a vécu douze années en Algérie (et durant les années 60, elle a été la seule américaine à travailler dans l'Administration algérienne)... avant d'être expulsée. Elle n'y est plus revenue, bien que «non rancunière». Mariée à Mokhtar Mokhtefi (voir plus bas), un moudjahid ( décédé en 2015)
Extraits : «Dès 1954, la première année du conflit, la torture devenait une arme de guerre employée aussi couramment que le fusil» (p 35), «Ces événements (prise de pouvoir par l'Armée des frontières commandée par Houari Boumediene, fin août-début septembre 1962) allaient avoir une effet durable sur l'avenir du pays : lemploi de la force et les méthodes brutales, plutôt que les processus démocratiques, allaient devenir les instruments essentiels du gouvernement» ( p 65, ) «J'imitais la signature de Ben Bella sur ses portraits officiels et les expédiais aux demandeurs. C'était une signature «gonflée» avec des B exagérément ronds. Plus tard, j'y verrais le reflet de sa personnalité» (p 73), «Mon histoire avec l'Algérie ne se terminera jamais. Elle a envahi et occupé mon être durant toutes ces années. J'étais parmi les rêveurs qui y sont allés pour construire un monde nouveau. J'ai cru en le peuple algérien, en son cœur et son âme, à travers la guerre et dans la reconstruction du pays martyrisé. En retour, j'ai reçu affection et reconnaissance, en plus d'un chez moi» (p 245)
Avis : Absolument fascinant ! Se lit comme un roman (avec les mille et une aventures dans un Alger qui va faire rêver beaucoup de nos jeunes... dont certains ne vont pas y croire) et s'apprécie comme un essai (car, avec des «vécus» et des «indiscrétions» qui radiographient le «système» politique algérien)
Citations : «Simon Malley m'a un jour confié des informations afin que j'écrive un article pour l'un des journaux égyptiens qu'il représentait. Il avait accompagné sa demande d'un conseil qui allait me guider chaque fois que je m'assiérai devant une machine à écrire : une idée du début jusqu'à la fin. Pas de digression» (p 42), «Les Damnés de la terre est devenue une lecture obligatoire, le manuel de la révolution pour des générations de militants à travers le monde. Pour Huey Newton et Bobby Seale du parti des Blacks Panthers, c'était la philosophie de la violence exemplaire, transformatrice dont avaient besoin les victimes des sociétés racistes» (p 62), «(A propos du discours populiste et du système du parti unique du Fln).On ne voulait pas entendre que ce n'était guère là le chemin de la démocratie. Malheureusement, la gloire d'être devenue une nation souveraine ne suffisait pas à renverser un système mis en place pendant la guerre de libération par des individus versés dans l'intrigue et la machination, et parvenus au pouvoir sur le dos de l'armée du peuple» (p 87)
par Belkacem Ahcene-Djaballah
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5281736
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