roman de Kader Ferchiche : Bonnes nouvelles, belles feuilles
Cette malle pleine de reliques familiales intrigue la jeune Valentina Montini. Elle y découvre un vieux manuscrit rédigé par un inconnu proche et lointain : Sassi Boutaleb, son trisaïeul algérien. Blessé au combat et humilié par la violence de la guerre, il s’est retiré à Alger, d’où il décrit ce moment de fragilité extrême de l’humanité démunie devant la machine destructrice.
Forcé à partir à la guerre, il fustige la domination coloniale. Valentina Montini, touchée au fond de l’âme, entame l’impensé : écrire un roman à deux voix en forme de retrouvailles se laissant bercer par cet héritage moral inattendu. Elle se prend d’affection pour cet homme de cœur qui vit un ancestral bonheur brisé. Deux voix, pures et émouvantes, vibrent au même diapason en une fusion spirituelle…
Se raccrochant à cette souche algérienne qui trouble son identité, par-delà les décennies, elle rejoint, en un irréel point de fusion, la douloureuse rumeur du monde. En décor réaliste de ce roman de fiction, paru à Alger aux éditions ANEP, La Guerre Mondiale de 14-18, tragédie mortifère qui bouleversa l’humanité. L’Algérie, colonisée en 1830, en a payé le prix fort. Le mouvement national algérien en est issu, genèse de ce qui allait aboutir moins de 50 ans après à l’indépendance. Cette guerre des nations a accéléré le déséquilibre du monde.
Extrait
«Valentina ! Valentinaaaa ! Où es-tu ?» Happée par le récit qu’elle avait déjà lu deux fois, elle entend qu’on l’appelle depuis la véranda où tout le monde s’est replié, à l’abri de la pluie printanière qui ruisselle lentement dans le jardin où était prévu initialement le thé de l’après-midi. Dans sa tête embuée, à l’appel de son prénom, l’Algérie redevient une abstraction. Valentina Montini hisse le blanc étendard et accoste dans son monde réel de femme contemporaine, un univers apparemment plus paisible mais si proche de la tempête intérieure qui l’agite. Elle est ainsi restée assise sur un vieux tabouret, à épuiser cette offrande littéraire qui commence dans la fureur et finit dans l’amertume. Elle augure mal ce que lui dira son éditeur sur ce roman entremêlé qu’elle avait tout de suite décidé de mettre en branle après avoir arraché de l’amnésie la trame initiale de l’écho auquel elle répondra par nécessité impérieuse. «Je suis là», répond-elle, inaudible, d’une petite voix voilée, à la famille qui la hèle.
Elle est concentrée, ne pouvant se détacher de la chemise cartonnée couleur sépia dans laquelle elle a replacé l’enveloppe contenant le manuscrit qu’elle avait compulsé frénétiquement. Elle le serre contre son cœur. Ce sera son ouvrage majeur, celui qui la rapprochera d’une source dont elle se rassasierait et lui fera évacuer tout ce qu’elle rejette de ce monde de grossièreté arrogante qui perdure par-delà les décennies, cet univers de concentration qui dénie la sérénité aux assignés à résidence dans leur propre pays, enfermés dans une vie rabotée de l’essentiel, les essoufflés à cran à force de croire aux miracles, les damnés de l’indocilité, les crevassés qui gercent leurs rêves et gâtent leur potentiel de bonheur confisqué par des décideurs qui préemptent l’onirisme pour en faire commerce. Elle se sent coupable d’avoir balayé avec dédain ce passé familial en Algérie, alors qu’elle n’ignore pas l’existence de Sassi Boutaleb, né à Alger en 1894, cent ans avant elle.
Il est décédé à Alger le 18 novembre 1919. Ces dates figurent dans les documents d’état civil de la famille. Cette ombre portée d’un gène caché apparaît parfois dans la discussion avec des amis, lorsqu’on lui fait remarquer son teint méditerranéen. Généralement, elle affirme avec une certaine délectation ses racines italiennes et maltaises, avec une pointe arabe qui apporte un peu de piment à son ADN.
Cela fait sourire les gens. Le visage allongé, les yeux en amande, entre le vert et le bleu, peut-être émeraude, selon ses admirateurs qui en font des poèmes, jolie selon ses amoureux, plaisante selon son miroir, la taille fine, suffisamment grande pour tenir tête, les cheveux longs, selon son humeur châtains, noir ébène parfois colorés au henné, une petite bouche incapable d’élever la voix. Voilà son autoportrait si elle devait se décrire, chose la plus difficile au monde.
L’humour du pedigree, cela l’amuse moyennement… De là à en faire un étendard et citer son ancêtre, elle n’y songeait nullement. Comment d’un trait de style aurait-elle pu gommer les autres sources de son être avec d’abord le lieu de sa naissance, sa culture, son éducation ? Tout en elle l’éloignait indubitablement de la première racine mâle de sa lignée : l’Algérien de La Casbah d’Alger dont elle retrouve soudainement le fluide dans un grenier. Etrange lieu pour une rencontre capitale. Son livre rembourserait l’hésitation qu’elle a eue de relier le fil.
Elle se devait de le tisser, ne serait-ce qu’en hommage à tous ceux qui galèrent en raison de leurs provenances multiples dans le monde métissé d’aujourd’hui qu’on travestit de tous les quolibets. Elle ressusciterait le coup de gueule mort-né qui dormait dans sa chemise sépia et qui changeait tout de son univers tranquille. Il lui suffit à présent de s’arrimer à cette branche de l’arbre familial pour constater l’aiguillage qui a fait d’elle une Européenne pétrie de racines surannées, venue au monde sur une terre à des lieues de là-bas, oublieuse avec tous les siens de cet homme dont il est surprenant d’avoir fait abstraction.
Dans cette image qui apparaît, elle ressent une décrispation éclaboussée par le trouble d’une guerre sans frontières, sans limites humaines. L’ancêtre parle de lui et des errances guerrières du monde d’alors, dont l’historiographie admise affirme que le commencement est dans la crise des Balkans, qui a embrasé presque tous les pays de la planète et a configuré le devenir du monde pour plusieurs décennies : la Révolution russe en 1917, la prise de Jérusalem et du Moyen-Orient par les Britanniques et ses alliés la même année, entraînant la naissance de la question juive et palestinienne, l’entrée en guerre mondiale des Etats-Unis d’Amérique, qui deviendront le gendarme du monde, et même la Révolution algérienne qui a ses prémices dans les incidences de ce conflit mondial, initiateur de tant de périls. L’histoire contemporaine prend naissance au cœur de l’embrasement mondial. Ces faits majeurs sont à la fois la genèse de l’Armageddon déjà acté et l’anticipation de l’apocalypse du futur.
Dans l’historiographie de 14-18, on néglige l’appétit de domination, sous couvert du droit à s’autodéterminer, alors que le partage colonial du monde était placé dans l’ordre du jour mondial des nations dominatrices plusieurs décennies avant 1914. La conférence internationale de 1885 est mémorable.
L’Allemagne, l’Autriche-Hongrie, la France, l’Empire ottoman, l’Angleterre, le Danemark, la Suède-Norvège, l’Espagne, le Portugal, l’Italie, les Pays-Bas, la Belgique se concertaient et se disputaient pour la maîtrise de contrées jugées exploitables. Les Etats-Unis y participèrent aussi. Dans une paix armée qui a duré au moins deux décennies, chacun rongeait son frein. L’ancêtre explique tout cela sur un registre visionnaire malgré lui en un journal critique tenu lors de son retour, blessé gravement.
La Première Guerre mondiale y apparaît dans tout son malheur, depuis une Algérie à la fois construite sur le déni des peuples qui l’habitent depuis des millénaires, meurtrie par la colonisation criminelle et déjà anéantie par son implication dans la guerre européenne, astreinte à y apporter sa part et crever la bouche ouverte, sucée jusqu’au tréfonds par la métropole, contrainte enfin de participer à contrecarrer l’enjeu allemand de mettre la main sur l’Algérie dès qu’elle aurait vaincu la France. Finalement, notait l’aïeul au détour d’un libellé bien tourné : « Vainqueur avec la France ou perdant contre l’Allemagne, les Algériens sont perdants, surtout la population arabe, juive et kabyle du pays, qui sera toujours sous le joug d’un maître, même si certains ici appellent hadj Guillaume le kaiser allemand, comme s’ils voulaient le bénir au nom de l’islam, comme s’ils espéraient que l’empereur les délivrerait de l’emprise française.
Une minorité de musulmans y a cru, comme un rêve impossible. Après tout, le rêve est permis, surtout en une période difficile. Sauf que remplacer la France par l’Allemagne ne changerait rien à l’exploitation des indigènes. D’ailleurs l’Allemagne, jusqu’au début de la guerre, a été un importateur privilégié pour l’Algérie dans l’idée d’en devenir un partenaire de première importance. Les Allemands ont cru sur cette base rattraper le découpage du monde défavorable. Ils ont expédié en Algérie nombre d’espions. Ils sont déguisés, ont rapporté la presse et quelques livres. Déguisés, ou plutôt incarnés en touristes, archéologues et même en pères Blancs, quand ce n’est pas en entrepreneurs venus s’installer en Algérie pour leurs affaires. Insoupçonnables. Il en est même un qui priait dans une zaouïa sur la tombe d’un saint musulman. Il s’était prétendu converti à l’islam pour mieux approcher les indigènes et leur inculquer le goût de la révolte contre la France, au nom du Prophète.
Le constat est que dans l’Algérie ouverte aux arrivées d’Européens pour accroître la population coloniale, il y eut une tolérance certaine vis-à-vis des Allemands. Cela fut aussi le cas en France, où combien d’Allemands ont été surpris en goguette, sur le territoire. Sur les visiteurs, combien d’espions, se plaignaient les journaux d’avant-guerre ? L’empereur Guillaume II fanfaronnait, déclarant qu’après la victoire qu’il estimait certaine, son pays réclamerait la possession de toutes les colonies françaises, y compris le Maroc, la Tunisie et l’Algérie.
https://www.elwatan.com/edition/culture/moi-soldat-algerien-de-la-guerre-14-18-roman-de-kader-ferchiche-bonnes-nouvelles-belles-feuilles-28-08-2019
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