Tout l’été, «Libé» a retracé l’histoire de celles qui ont pris en main leur destin et marqué leur époque. Dernière figure, l’ethnologue résistante qui s’est battue sans relâche pour l’égalité des droits, et dont l’œuvre intellectuelle fait toujours référence.
Pourquoi fait-on le juste choix ? Pourquoi, entre deux routes identiques dont l’une (sans qu’on le sache) mène à la rédemption et l’autre à la damnation, emprunte-t-on la bonne ? Eternel mystère de la décision humaine, souvent prise derrière un voile d’ignorance, mais qui a des racines profondes et qui engage une vie. «Le pourquoi de l’acte demeure mystérieux, écrit Germaine Tillion. On ne choisit guère, tous nos actes sont préchoisis.»
En juin 1940, elle est sur les routes avec sa mère et sa grand-mère, obéissant aux consignes des autorités qui enjoignent à la population de fuir Paris et l’armée allemande. Dans une maison de village, les trois femmes atterrées entendent la voix chevrotante du maréchal Pétain qui annonce qu’il faut «cesser le combat». «Ce fut pour moi un choc si violent que j’ai dû sortir de la pièce pour vomir. C’est la seule fois de ma vie que cela m’est arrivé.» Aussitôt, c’est la décision : revenue à Paris, Germaine Tillion cherche à «faire quelque chose». «Du moment que les Anglais se battaient, nous devions nous battre aussi. J’ai pris ce choix toute seule, j’ai été gaulliste immédiatement. Dans l’action, il n’y a pas de problème et ces dilemmes sont une vue de l’esprit a posteriori. […] Ce qui est sûr, c’est la détermination que l’acte inflige à l’orientation d’une vie.»
Cette vie, qui durera cent ans, c’est celle d’une femme modérée aux choix radicaux, une femme bienveillante qui combattra sans cesse au milieu des deux grands tourments du siècle français, l’Occupation d’abord et la déportation ensuite, puis au cœur de la guerre l’Algérie, ces deux déchirements du tissu national. Celle d’une féministe aussi, qui milite non par la revendication mais par l’exemple, qui pratique l’engagement sartrien avant Jean-Paul Sartre, contre «les salauds» et «la mauvaise foi», mais qui suivra la voie du courage généreux et conciliant montrée par Albert Camus, le résistant humaniste, l’apôtre mal compris du compromis en Algérie.
L’attention aux réprouvés
Les racines de cet engagement, on les retrouve facilement, quoi qu’elle en dise. Germaine Tillion est née en 1907 dans la petite bourgeoisie intellectuelle, elle a passé son enfance à Clermont-Ferrand puis à Saint-Maur, dans la banlieue cossue de Paris, à deux pas du bois de Vincennes. Entre autres métiers, ses parents rédigent les «Guides bleus», ces manuels concis et savants pour voyageurs cultivés. Elle est studieuse, agile, avec un caractère aimable et enjoué, petite femme à la bouille ronde et au sourire facile. A partir de 1928, après l’Ecole du Louvre, des cours d’égyptologie et de préhistoire, elle s’oriente vers l’ethnologie. C’est là qu’elle rencontre deux hommes, professeurs au Collège de France, qui façonneront sa formation : Marcel Mauss, ethnologue en nœud papillon, et Louis Massignon, le grand érudit de l’islam. Premiers jalons d’un engagement : Mauss est un juif républicain et socialiste, qui croit à l’égale dignité des cultures ; Massignon redresse sans cesse les préjugés communs sur la culture musulmane qu’il admire et étudie.
En 1932, Germaine Tillion est à Königsberg, en Prusse-Orientale, en pleine montée du nazisme. Elle est révulsée par le racisme assumé et théorisé des étudiants hitlériens, qui lui semble d’une dangereuse et perverse imbécillité. Quand elle revient à Paris, Mauss lui propose de partir en mission dans l’Algérie de l’Aurès avec une autre étudiante, Thérèse Rivière, pour étudier la vie et les mœurs d’une communauté berbère, les Chaouis. Elle fait trois longs séjours dans les montagnes arides, sans électricité ni radio ni journaux, vivant sous la tente l’existence de ces parias de l’Algérie coloniale, préparant la thèse qu’elle consacre à la région et à ses habitants. La fréquentation de Mauss, l’attention aux humbles et aux réprouvés, l’expérience directe du nazisme en ascension : la décision de 1940 est décidément «préchoisie».
«Faire quelque chose», dit-elle. Germaine Tillion rencontre un officier polytechnicien, le colonel Hauet, puis le général Dutheil de La Rochère, qui sont dans le même état d’esprit qu’elle. Cet attelage étrange, les deux militaires chenus et la jeune ethnologue, crée une organisation d’aide aux prisonniers évadés qui se change vite, avec l’adjonction de plusieurs amis du musée de l’Homme fréquenté avant la guerre (dont Boris Vildé et Yvonne Oddon), l’un des premiers réseaux de résistance en zone occupée, qu’on appellera après la guerre le «réseau du musée de l’Homme». Propagande, entraide, renseignement : la galaxie comptera jusqu’à 300 résistants qui travaillent dans l’ombre pour les Alliés. Germaine Tillion poursuit néanmoins la rédaction de sa thèse et voit régulièrement ses maîtres. Un jour de juin 1942, Mauss lui montre l’étoile jaune qu’il a dû coudre sur sa veste. «Est-ce que vous devinez ce que tout cela signifie ? Moi, je peux vous le dire aujourd’hui : ex-ter-mi-na-tion.»
Un caprice du destin
Improvisé, novice, le réseau est rapidement infiltré par les agents allemands. Les arrestations se multiplient. Vildé et plusieurs autres sont fusillés au Mont-Valérien. Les résistants continuent leur action, mais le groupe sera finalement démantelé. En bonne ethnologue, Germaine Tillion cherche à comprendre les mécanismes de la répression. Elle relève minutieusement le compte des arrestations et de leurs causes. Sa statistique est implacable : aux deux tiers, les interpellations sont dues à la trahison pratiquée par des agents français infiltrés. Son diagnostic était tragiquement juste. Le 13 août 1942, elle est à son tour arrêtée dans une souricière tendue à la gare de Lyon, dénoncée par un prêtre, Robert Alesch, qui attire les jeunes résistants grâce à des prêches patriotiques et les livre ensuite à la Gestapo contre rémunération - il sera fusillé à la Libération. Après un an en prison, elle est déportée au camp de femmes de Ravensbrück, marquée comme certaines de ses compagnes du sigle mortel «Nacht und Nebel», «nuit et brouillard», ce néant où doivent disparaître les opposants au nazisme.
Expérience décisive : Germaine Tillion survit difficilement au milieu des humiliations, des tortures, des exécutions, nourrie d’un brouet et de pain noir, mais toujours allante et gaie, écrivant même une comédie musicale pleine d’ironie sur la vie du camp. Sa mère a été déportée avec elle. Un jour, un ordre tombé de haut l’envoie à la chambre à gaz, terrible coup pour Germaine Tillion, qui doit surmonter la disparition de la vieille dame aimée, digne et courageuse. Liée à Anise Postel-Vinay, autre résistante, elle écrit avec un gros crayon court ses réflexions ethnologiques sur le système concentrationnaire, couchée sur son grabat, affaiblie par la faim et le froid. Elle rencontre également Margarete Buber-Neumann, qui a d’abord connu les camps staliniens avant d’être arrêtée et transférée à Ravensbrück, et qui ne voit guère de différence. En 1945, Himmler négocie avec les Alliés dans l’espoir de sauver sa peau. Il fait libérer les survivantes du camp, qui sont transférées en Suède par la Croix-Rouge.
Rescapée grâce à ce caprice du destin, Germaine Tillion revient en France et réintègre le CNRS pour reprendre ses travaux sur l’Algérie. Une simple pause dans l’engagement. Elle milite dans les associations d’anciens résistants, assiste au procès des chefs et des gardiens de Ravensbrück, rédigeant ses analyses qui, encore aujourd’hui, sont un témoignage subtil et précieux sur la machine concentrationnaire. En 1950, elle se joint à David Rousset, résistant et trotskiste, pour dénoncer les camps de concentration soviétiques, au milieu de l’hostilité d’une partie de l’intelligentsia aveuglée par le communisme.
Jamais découragée
En 1954, nouvelle bifurcation : la guerre d’Algérie vient d’éclater. Connaissant son acuité intellectuelle et son humanisme, Massignon demande pour elle une mission de trois mois au ministre de l’Intérieur de Pierre Mendès France, un certain François Mitterrand. La voilà repartie pour l’Aurès dans l’espoir de mieux comprendre la révolte algérienne et de mettre son savoir ethnologique au service d’une solution de paix. Plus que la répression, elle dénonce la «clochardisation» des paysans berbères, qui offre aux insurgés un réservoir naturel de colère et de recrutement. En 1955, Jacques Soustelle, un ami ethnologue et ancien résistant comme elle, nommé gouverneur en Algérie, l’appelle à son cabinet. Germaine Tillion élabore alors le projet des «centres sociaux» qui doivent permettre aux Algériens frappés par l’exode rural de bénéficier d’une éducation correcte.
Mais Soustelle est rallié à la mentalité coloniale et aux réflexes répressifs des pieds-noirs. Il passe du côté conservateur et se lance dans la répression de l’insurrection ; Germaine Tillion quitte le cabinet et cherche à développer son projet. A l’instar d’Albert Camus, elle croit à une réconciliation entre la métropole et l’Algérie, plaidant pour le compromis et la paix retrouvée dans une association égalitaire entre les Français et les Algériens, grâce à l’éducation et à la promotion des femmes algériennes, ce qui lui vaudra les foudres de Simone de Beauvoir, toute à l’engagement radical prôné par Jean-Paul Sartre.
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En juin 1957, tandis que fait rage la bataille d’Alger, Germaine Tillion cherche encore l’apaisement, tout en voyant que la généralisation de la torture perpétrée par l’armée française rend le dialogue presque impossible. Elle rencontre néanmoins Yacef Saâdi, chef militaire du FLN à Alger, en compagnie d’Ali la Pointe, l’organisateur des attentats aveugles qui ont creusé le fossé avec les pieds-noirs. Au terme d’une discussion secrète de cinq heures au cœur de la casbah, elle obtient un engagement des chefs insurgés : ils arrêteront les attentats contre les civils en échange du renoncement à la peine de mort pour les maquisards arrêtés. Mais les haines sont trop fortes et les stratégies de la France et du FLN trop contradictoires. La trêve ne dure que quelques semaines et la violence reprend de plus belle. Jamais découragée, elle intervient auprès des autorités pour obtenir la grâce de Saâdi, arrêté au terme de la bataille d’Alger - il sera gracié par le général de Gaulle en 1959. Cinquante ans plus tard, en avril 2008, l’ancien chef du FLN sera au chevet de Germaine Tillion peu avant sa mort. En mai 2015, il est encore présent au Panthéon lors de la cérémonie en l’honneur de la résistante.
Elle a rencontré le Général en 1957 pour plaider la paix et elle soutient son arrivée au pouvoir. Mais De Gaulle veut négocier en position de force : la guerre redouble de violence et il faudra encore quatre ans de combats sans merci pour arriver à un cessez-le-feu. Germaine Tillion se rend compte qu’elle prêche en vain. Elle rejoint en 1960 le groupe Vérité-Liberté qui dénonce la torture et la répression, en compagnie de Pierre Vidal-Naquet, et malgré l’hostilité déclarée de Jacques Vergès que son modérantisme insupporte. Les accords d’Evian consacrent la séparation brutale qu’elle redoutait, l’exode massif des pieds-noirs et la mise en place d’un régime autoritaire en Algérie.
Elle termine sa longue vie entre l’étude et le militantisme, figure respectée qui prône infatigablement la tolérance et l’égalité des droits, laissant une œuvre intellectuelle qui fait toujours référence. L’enquête ethnologique auprès des plus pauvres, la Résistance, les camps, la dénonciation du stalinisme, la lutte pour la paix en Algérie, l’action sociale, la recherche la plus pointue… Germaine Tillion a traversé tout cela avec une simplicité et un humour inébranlables, patriote universaliste, adepte des refus abrupts et des compromis humanistes, toujours droite et drôle dans l’épreuve. «Au terme de mon parcours, je me rends compte combien l’homme est fragile et malléable. Rien n’est jamais acquis. Notre devoir de vigilance doit être absolu. Le mal peut revenir à tout moment, il couve partout et nous devons agir au moment où il est encore temps d’empêcher le pire.» Combien d’hommes fiers de leurs galons et de leur position peuvent exciper d’un tel itinéraire, à côté de cette femme discrète, toute de bienveillance et d’humilité ?
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