Qui connaît vraiment l'histoire du drapeau tricolore algérien ? Il est de toutes les manifestations qui défient le pouvoir de Bouteflika, mais l'étendard vert, blanc, rouge est surtout à la racine du massacre de Sétif, le 8 mai 1945.
Depuis le 16 février que s’est ébranlé en Algérie le vigoureux mouvement contre la confiscation du pouvoir par Abdelaziz Bouteflika et pour l’avènement d’une véritable démocratie algérienne, un fil conducteur frappe l’oeil : toutes ces images qui souvent se ressemblent sont massivement souriantes, jeunes à l’image d’un pays dont 29% de la population a moins de 15 ans, et mélangées là où, dans les années 90, hommes et femmes faisaient cortèges séparés.
Mais si ce fil conducteur imprègne autant la rétine, c’est parce qu’il est aussi colorimétrique : ces images sont toutes frappées du vert, blanc, rouge, le tricolore algérien du drapeau national. Dans les rues d’Algérie où s’ébranlent, chaque semaine, ces manifestations pacifiques et massives, on voit refleurir le drapeau national comme jamais cela n’avait plus été le cas depuis des décennies.
Bien sûr, ce drapeau n’avait pas complètement disparu du paysage. Sa présence était par exemple évidente dans les stades de foot, en Algérie comme en France. Ainsi, la presse a régulièrement jugé bon de s’intéresser sur la compatibilité de deux loyautés : des supporters de l’OM, du PSG voire de l’équipe de France, pouvaient trouver possible d’arborer un drapeau algérien en même temps que supporter leur équipe d’élection ?
Mais ce que racontent aussi bien ces deux fanions customisés en une paire d’ailes prometteuse, ce drapeau XXL qui prend la rue dans toute sa largeur ou tous ces étendards transformés en foulard ou en cape, c’est une réappropriation du tricolore national (au-delà de l’esthétique glamour). C’est aussi par ce drapeau sorti du placard, dont la genèse n’est pas si connue et dont la paternité fait polémique en Algérie, que le mouvement actuel s’enracine, et réactive l’histoire nationale.
Sétif, Guelma, Kerrata, trois noms pour un massacre régional
Car l’histoire de l’étendard national nous plonge dans l’histoire déchirée (et déchirante) des mouvements de lutte pour l’indépendance. Des mouvements qui ont payé cher de s’affronter à la puissance coloniale française, mais aussi leurs luttes fratricides (au sens propre comme au sens figuré).
L’histoire du drapeau algérien est inséparable de ce qu’on a appelé “le massacre de Sétif”. L’épisode est aussi documenté par les historiens qu’il est au fond mal connu des Français en général : le nom est resté dans les mémoires comme un repère flou, la date s’accroche parfois comme un souvenir lointain des manuels scolaires. Rarement beaucoup plus. On dit “le massacre de Sétif” mais en fait, on devrait plutôt dire “les massacres de Sétif, Guelma et Kerrata” car la secousse fut régionale. Les trois villes de Kabylie sont situées à l’Est d’Alger, mais il y a quand même près de cinq heures de route entre Sétif et Guelma, en passant par Constantine. Comptez beaucoup plus à l’époque, lorsque, le 8 mai 1945, l’armée française matera un début d’insurrection dont la contagion en dominos se profilait à l’échelle de toute la Kabylie.
Ce jour-là, les cloches à Sétif sonnent pour annoncer la fin officielle de la Seconde guerre mondiale et la victoire sur le nazisme. La population d’Algérie (trois départements français jusqu’en 1955), a contribué à l’effort de guerre avec plus de 300 000 hommes enrôlés dans l’armée française selon les archives du service historique de la défense, notamment sous les ordres du Général de Lattre de Tassigny, qui a rassemblé derrière lui de nombreux soldats indigènes comme ils avaient été 30 000, en 1914, à servir dans l’armée française durant la Grande guerre.
Autodétermination vs "classe contre classe"
Alors que s’annoncent des défilés consensuels que les autorités d’Alger autorisent pourvu que personne n'agite aucune bannière anti-impérialiste, les mouvements qui militent depuis les années 20 pour l’indépendance se saisissent de l’occasion pour rappeler leurs revendications. Leurs activités sont souterraines, sur le sol algérien plus encore qu’en France, où malgré une surveillance constante, des persécutions et pas mal d’épisodes de prison, les nationalistes ont réussi bon an mal an à s’organiser : c’est en France, auprès des travailleurs de l’immigration algérienne, que Messali Hadj (Hadj ali Abd el-Kader à l’époque) a fondé l’Etoile nord-africaine en 1926. Membre du Parti communiste français, Hadj raconte dans ses mémoires être venu au marxisme par Lénine avant de claquer la porte sur le tournant Komintern du PCF, priorisant l’auto-détermination à la stratégie “classe contre classe” :
Autrefois, quand nous traversions de très mauvais moments, nous consultions pour sortir de l’impasse le petit livre de Lénine "Que Faire ?". Nous l’avons trouvé intéressant. Il nous a guidés pendant quelque temps. Mais après cela nous sommes revenus à nous-mêmes, à notre foi et à notre passé historique.
Installé en France après la Grande guerre qui avait fait sous-officier le gamin de Tlemcen scolarisé à l’école française, Messali Hadj a rencontré Emilie Busquant, une jeune ouvrière orpheline arrivée de Lorraine à Paris, qui devient sa femme. On dit souvent que cette Française, que de nombreux militants de l’indépendance appelleront “la mère du peuple algérien”, a cousu en 1937 le tout premier drapeau algérien de l’émancipation, déjà frappé de l’étoile nationaliste et du croissant rouge.
Cette paternité (maternité ?) du drapeau fait l’objet de polémiques, en Algérie, auxquelles le fait que son épouse soit Française ne doivent pas rien. Certaines photos sur lesquelles on aperçoit les toutes premières bannières peuvent montrer un drapeau au design un peu différent, avec par exemple un croissant rouge ou une étoile un peu décentrés, et parfois davantage de vert que de blanc. Emilie Busquant a-t-elle scellé le graphisme du drapeau pour lui donner son dessin actuel ou cette consolidation est-elle postérieure, comme l'affirme par exemple un autre ancien du Parti du Peuple algérien (PPA), Chawki Mostefaï ?
Alors qu'avançaient les préparatifs du défilé du 14 juillet en France, l’épouse de Messali Hadj a vraiment cousu un drapeau tricolore cette année 1937. Mais on sait maintenant à la lumière de travaux d'historiens que ce drapeau-là n’était en fait pas le tout premier : un drapeau algérien avait déjà été déployé dans des meetings syndicaux, en Algérie comme en France, dès 1919, puis dans des cortèges de la CGTU à partir de 1921, comme le rappelle le Dictionnaire du mouvement ouvrier et du mouvement social (“le Maitron”). Or la rencontre entre celui qui deviendra “Messali Hadj” et Emilie Busquant ne date que de… la fin de l’année 1923.
Figure de proue des aspirations indépendantistes et leader charismatique, Messali Hadj fonde en 1937 le Parti du Peuple algérien (PPA) une fois l’Etoile nord-africaine interdite en France, et ses responsables poursuivis par le Front populaire pour “reconstitution de ligue dissoute”. Lui-même fait l’objet d’une surveillance continue par le Service des affaires indigènes nord-africaines à la Préfecture de police de Paris. Ainsi, en 1945, Messali Hadj n’est pas plus à Paris, à Alger qu’à Sétif : il est à Brazzaville, où la France l’a assigné à résidence.
Les scouts musulmans, chambre d'écho de Messali Hadj
Mais dans les rues de Kabylie, son aura est cruciale et une majorité de chefs de file de l’Etoile nord-africaine, puis du PPA, sont issus de cette région. Subversif sur le sol colonial où l’étau de la surveillance est plus serré qu’en métropole, le drapeau algérien circule néanmoins sous le manteau, tout comme les aspirations nationalistes messalistes ont plusieurs chambres d’écho localement, et notamment les réseaux du scoutisme algérien (on dit “scouts musulmans”). Lorsque éclatera la guerre d’Algérie en 1954, les principaux chefs du mouvement scoutiste musulman algérien seront ainsi des rangs de l’ALN (l’Armée de libération nationale), du FLN ou du MNA, les grands mouvements d’émancipation qui se soulèveront contre la présence française.
Mais déjà, ce 8 mai 1945, à Sétif, c’est un jeune Kabyle passé par ces réseaux scouts qui brandit la bannière interdite bien qu'une semaine plus tôt, un jeune Algérien soit déjà tombé sous les balles de la police à Alger pour avoir hissé ce même drapeau. Fils de paysan, le scout musulman de Sétif resté dans les livres d'histoire s’appelle Bouzid Saâl. Il a 26 ans. C’est jour de marché ce mardi-là à Sétif, et la foule est dense. Au moment où le cortège passe devant le Café de France, Bouzid Saâl déplie son drapeau tandis qu’on entend monter monter au-dessus de la foule Min Djibalina (De nos montagnes), un chant kabyle nationaliste aujourd’hui repris par la mobilisation qui s’ébranle en Algérie depuis le 16 février.
D’ordinaire, le Café de France est prisé des Européens, mais en ce jour de manifestation, il est désert. Un certain Olivieri, commissaire à Sétif en 1945, lui ordonne de lâcher son drapeau. Des policiers tentent de le nasser, puis de lui arracher son drapeau en le chassant dans le cortège. Alors qu’il manque leur échapper, la police tire, Saâl est blessé à l’épaule, il s’écroule. Mais il n’a pas lâché son drapeau et il se relève, bras tendu au ciel. Son drapeau flotte de nouveau au-dessus d’une foule paniquée, Olivieri tire, Saâl s’effondre pour de bon. On le retrouve mort, une balle dans la tête.
Kateb Yacine, qui était à Sétif ce 8 mai 1945, raconte le massacre qui suivra dans son roman Nedjma :
Les automitrailleuses, les automitrailleuses, les automitrailleuses, y en a qui tombent et d’autres qui courent parmi les arbres, y a pas de montagne, pas de stratégie, on aurait pu couper les fils téléphoniques, mais ils ont la radio et des armes américaines toutes neuves. Les gendarmes ont sorti leur side-car, je ne vois plus rien autour de moi.
Car une fois connue la mort de Bouzid Saâl, la ville de Sétif gonfle de colère, bientôt imitée par les campagnes du nord de la Kabylie à mesure que se propage la nouvelle : “On a tiré sur le porteur de drapeau!” L’émeute s’étend en dominos, et la population riposte en s’en prenant aux Européens et à leurs propriétés agricoles. Premier bilan : une centaine de morts, dont beaucoup de civils. L’armée française pilonne la répression au sens propre comme au figuré : l’aviation qui bombarde les campagnes et même la marine viendront en renfort des troupes au sol pour écraser les insurgés, tandis que, côté civils, des milices s’organisent. Arrestations innombrables, tribunaux expéditifs rebaptisés “comités de salut public”, exécutions en masse… la réplique que racontera Michel Rouzé est terrifiante.
Quand Sétif et sa région sont écrasés dans un bain de sang, voilà un an que Rouzé est rédacteur en chef d'Alger républicain, un quotidien fondé en Algérie en 1938 et devenu communiste à la Libération. Le massacre a déjà une semaine quand il part en Petite Kabylie juger par lui-même, aux côtés du journaliste Jean Amrouche (le même qui inventera l'entretien radiophonique pour Radio France, l'ancêtre de "A voix nue"). Les militants anti-impérialistes ont de quoi se méfier : Rouzé vient de signer un éditorial qui les a consternés : "Il renvoyait dos à dos ces deux «fauteurs de divisions raciales»", rappelle Alain Ruscio, qui publiait en février 2019 une somme, Les Communistes et l'Algérie, où l'historien rappelle toute la part d'ambiguïté des positions communistes quant à l'indépendance algérienne. C'est encore le cas en 1945, quand le drame de Sétif a lieu : le 12 mai 1945, les communistes stigmatisent encore dans les colonnes d'Alger Républicain le Parti du Peuple algérien comme "des agents hitlériens".
Milices, tribunaux sanguinaires et viols à vue
Rouzé deviendra pourtant un témoin crucial de la journée du 8 mai 1945 en se rendant sur place. Après s’être déplacé dans la ville de Guelma, l'ancien militant SFIO issu d'une famille de l’immigration polonaise et futur journaliste scientifique engagé dans le combat rationaliste dont le sociologue Sylvain Laurens raconte la trajectoire dans Militer pour la science (qui sort ces jours-ci aux éditions EHESS), a rédigé un rapport qui fait date.
Dans ce rapport, le journaliste écrit qu’on a distribué des armes aux Européens, que des légionnaires massacrent et violent dans les villages, qu’on peut tirer à vue sur des indigènes quand on est blanc sans être inquiété par le sous-préfet. Rouzé décrit aussi des fours crématoires, dont l’histoire reste totalement tue en France. Censuré, son rapport ne sera jamais publié dans les pages du quotidien Alger Républicain. Pourtant, les députés français y auront bien accès car ce même rapport sera transmis à l’Assemblée nationale, comme le racontent en 1987 Boualem Khalfa, Henri Alleg et Abdelhamid Benzine dans le livre qu’ils consacrent à l’histoire d'Alger Républicain, où ils reviennent sur les massacres de Kabylie le 8 mai 1945 :
Une atmosphère de terreur pèse toujours sur Sétif et sa région et il est difficile de trouver des interlocuteurs. De leur côté, les autorités militaires et administratives tentent, par tous les moyens, d’empêcher Michel Rouzé et ses amis de prendre des contacts et même de poursuivre leur enquête. Ils découvriront cependant la terrible réalité: les massacres de dizaines de milliers d’hommes et de femmes, l’existence de milices européennes qui se sont attribué le droit de vie et de mort sur les Algériens, qui tirent au revolver sur n’importe quel gamin “indigène” passant dans la rue et paraissant "suspect". Ils apprendront aussi l’installation à Héliopolis, sur ordre du sous-préfet de Guelma, André Achiary, de fours crématoires, pour brûler les cadavres.
La poudre retombée, le Consulat américain à Alger corroborera les chiffres du Parti du peuple algérien : 45 000 victimes dans la foulée du 8 mai 1945. Neuf ans plus tard, la guerre d’Algérie commencera.
https://www.franceculture.fr/histoire/quand-la-france-pilonnait-lalgerie-pour-lui-interdire-son-drapeau
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