Albin Michel, 2018
Sur le rivage, la nuit se levait, éveillait les villages. La lumière filtrait autour des fenêtres et formait des gouttes d'or suspendues dans la nuit.
La guerre, non, la guerre n’a rien d’essentiel ; les choses essentielles sont le vent, le goût des pierres chaudes, le soleil, les ailes des oiseaux, les cris des enfants sur la plage.
Présenté avec enthousiasme par une de mes amies lectrices, lors d'une des dernières réunions du Cercle de Lecture auquel j'appartiens, je ne pouvais pas passer à côté de ce roman, qui aborde le sujet sensible de la guerre d'Algérie et de ses conséquences pour les hommes des deux côtés de la méditerranée.
Ce premier roman à la fois très cinématographique, réaliste, poétique raconte tout en finesse, la vie de plusieurs jeunes gens avant et après la guerre d'Algérie.
Le pire, ce n'étaient pas les cris, ou l'odeur. Le pire, c'était de voir. Il avait suffi d'une seconde, un coup d’œil de rien du tout, pour que ça entre en lui et que son cerveau commence à fabriquer des images dont il ne pourrait plus se débarrasser. Il entendait les hurlements, les ordres, les menaces, les coups, la chair déchirée...
...moi ces choses je les sens. Elles m'étouffent, la nuit, c'est comme, comment dire, comme des gouffres, des voix qui me hantent. Ces choses, elles me rongent, elles sont là et elles ne passent pas.
Le lecteur fait la connaissance durant l'été 1964, de quatre jeunes gens, Antoine, Florence, Rose et Louis et leurs amis.
L'indépendance de l'Algérie a été proclamée deux ans auparavant. Ils sont jeunes et insouciants et ne pensent qu'à s'amuser, à sortir, à flirter, à boire et à danser...
Leurs parents sont tous des français venus s'installer en Algérie pour travailler dans une compagnie pétrolière, restée sur place au milieu du désert et dans laquelle Louis est devenu ingénieur.
Dans une première partie du roman, le lecteur découvre Rose. Elle aime particulièrement s'amuser et comme les contraires s'attirent toujours, elle tombe amoureuse de Louis, si différent des autres.
Il est souvent mutique et n'aime pas danser.
Dès leur mariage, elle va se rendre compte, qu'il porte un lourd secret et que la guerre l'a marqué au-delà de ce qu'elle pouvait imaginer : ses nuits sont peuplés de cauchemars et de larmes et la situation se dégrade d'années en années, malgré la naissance de leur petite Violette.
Que cache-t-il ainsi à sa famille et à ses proches ? Pourquoi s'absente-t-il si souvent ? Quels événements traumatisants, vécus durant la guerre affectent ainsi sa vie quotidienne ?
Dans une seconde partie, c'est Louis que le lecteur va suivre. Il a quitté l'Algérie pour s'installer avec Rose et Violette à Marseille. Nous sommes dans les années 70. Bien sûr le lecteur découvrira au fil de l'histoire, ce qu'il ne peut révéler que sur le tard à sa famille.
La seule chose que je peux dévoiler c'est que toute sa vie, il assumera ses choix et qu'il restera relié à l'Algérie...
...il eut ces quelques mots qui allaient la hanter longtemps, jusqu'au jour où, des années plus tard, elle serait enfin capable d'en mesurer l'ampleur :
"Il y a un temps pour la guerre. Il y a un temps pour l'amour. Il y a un temps pour l'oubli."
Malgré le visage stupéfait de Violette quand il commence à crier, chaque mot est un cri qui lui déchire la bouche, il demande pourquoi, pourquoi elle est incapable de pardonner, pourquoi elle n'a jamais essayé, même un tout petit peu, incapable de pardonner, alors que lui, il pardonne tout, il ne sait pas à qui, peut-être à la vie de l'avoir noyé dans le sang quand il avait vingt ans, de lui avoir tenu la tête dans cette mer de sang, de l'avoir empêché de respirer, de dormir, de vivre...
Par d'habiles retours en arrière qui nous transportent au début des années 70, puis en 1959, au cœur de la guerre d'Algérie, pour nous retrouver enfin le 12 juillet 1998, date fatidique pour nos héros alors émigrés à Marseille, l'auteur nous raconte 40 ans de la vie des personnages.
Le suspense va crescendo au fur et à mesure des révélations.
Beaucoup d'éléments vont s'éclairer à la fin.
Nous découvrons comment ces jeunes gens apprendront à passer d'une vie légère et insouciante à une vie marquée par les conflits racistes, l'insécurité, l'enfermement__réel ou imaginaire_ et comment tout cela va les poursuivre toute leur vie.
Ce n'est pas un roman facile par sa construction et l'immersion dans l'histoire n'est pas immédiate. Il nous faut le temps d'entrer dans l'ambiance, mais au fur et à mesure de notre lecture, nous avons de plus en plus envie d'en connaître la suite.
L'écriture est fluide malgré les retours en arrière, les chapitres sont courts et le livre se lit quasiment d'une traite.
Ce roman est un bel hommage, je trouve, à ces vies meurtries par les guerres,à ces personnes qui ont vécu tellement de violences physiques ou psychologiques que leur vie ne sera plus jamais la même et qu'ils ne pourront plus jamais aimer comme ils l'auraient voulu.
Mais c'est aussi un bel hommage à leur famille, qui comme Rose, ont tout fait pour les comprendre, sans jamais y arriver, et à leurs enfants, eux-même meurtris qui devront apprendre à pardonner, pour ce qu'ils n'ont jamais reçu et qui pourtant leur était dû.
C'est aussi un roman qui nous donne l'espoir qu'un jour le pardon sera possible entre les peuples et que la paix pourra enfin éloigner pour toujours la violence.
Ne passez pas à côté de cet émouvant roman, dont on a trop peu parlé dans les médias, enfin, si le sujet vous intéresse bien évidemment.
Il leur faut plusieurs secondes pour se reconnaître vraiment, pour extraire des profondeurs de l'existence les hommes de vingt ans qu'ils ont été un jour ; il faut en une minute abolir la durée d'une vie entière...
25 février 2019
http://www.bulledemanou.com/2018/12/une-vie-de-pierres-chaudes/aurelie-razimbaud.html
Une vie de Pierres chaudes de Aurélie Razimbaud
On était fin aout, début septembre,, j’étais convié dans un restaurant iconique du quartier de Montparnasse par Albin Michel pour rencontrer une auteure, Aurélie Razimbaud, dont je n’avais pas lu le premier roman qui venait de sortir, au titre pourtant merveilleux, Une vie de pierres chaudes. Jusqu’au dernier moment j’ai hésité à m’y rendre, me faisant l’effet d’un imposteur. Mais ce livre m’intriguait fort et il y aurait là des gens que j’appréciais. Tant pis, j’afficherais mon ignorance, je serais l’innocent à convertir. Au pire, j’aurais droit au goudron et aux plumes. Parfois, on doit vivre dangereusement.
La rencontre se déroule. Je découvre une jeune femme qui a porté ce livre pendant deux ans, qui a fait des recherches poussées pour s’imprégner de la guerre d’Algérie. Elle parle avec passion, de la structure même de son roman, la logique des souvenirs où les époques se croisent dans une étrange logique, la manière dont la mémoire n’est jamais linéaire. Ça m’intéresse fort. Je devine le livre. Elle parle de son admiration pour les fictions pleines de souffle. Elle parle de la lumière de Camus qui imprègne son roman jusque dans son titre. Le beau soleil de Noces, qui célébrait l’éclat de l’Algérie comme personne. Ou bien celle qui aveuglait l’Etranger. A chaque fois qu’on évoque Camus, j’ai le sentiment qu’on parle de moi.
Tout commence dans cette lumière. Louis, va acheter des fleurs à sa femme, Rose. Dès le début, il incarne un malaise, un silence et un poids sur les épaules. Il est revenu d’Algérie marqué, mutique. Dans un flashback, on voit qu’il l’était déjà, taciturne, et que c’est précisément ce qui a attiré Rose. Elle était le contraire, lumineuse, exubérante et charmeuse. Le ténébreux l’attire, comme c’est souvent le cas. Mais son ami Antoine également. Il est celui qui la protège quand Louis n’est pas là, quand il a des réactions violentes et étranges. Quand il disparaît et qu’elle ne sait pas où il se trouve. Il est marqué par les secrets qu’il a ramenés de la guerre, par ce qu’il a commis. Et on le voit briser les gens autour de lui. On les voit mal s’aimer. On les voit quitter l’Algérie pour s’installer à Marseille. On les voit vieillir. On les voit changer. On les voit tenter d’oublier.
Aurélie Razimbaud décrit avant tout les intimités et ne tombe jamais dans l’écueil de la reconstitution historique minutieuse qui empèse bien souvent les romans d’époque. Elle se sert de la guerre d’Algérie comme d’une toile de fond, comme d’un non-dit et d’un silence fondateur, comme une ombre sur tous les destins qu’elle dépeint. Elle la suggère comme ce passé que l’on ne parvient toujours pas à assumer totalement, à verbaliser. Elle décrit l’écho assourdissant de l’histoire lorsqu’elle se répercute sur les intériorités. Il n’y a guère que le roman qui puisse faire entendre cela. L'époque, son tumulte et sa fureur qui nous traversent chacun, qu’on le veuille ou non, qu’on en ait conscience ou pas. Les secrets qui nous rongent, les tourments qu’on tait et les pans d’existence qu’on ignore.
C’est surtout un livre profondément incarné, profondément sensuel et profondément raffiné. Il m’a fait penser à ces voix que l’on devine parfois dans les romans de Sagan ou de Fitzgerald, ces mondes qui se matérialisent dans l’attitude d’un personnage. Ces intimités qui contiennent un univers. La séduction et la solitude de Rose. La sollicitude et la déférence d’Antoine. La violence et les silences de Louis. Tout ce qui passe dans les dialogues. Et ces chapitres qui passent sans cesse du passé des années 60 à la fin des années 90. La façon dont la vie nous marque implicitement. Un drame et une douleur dans chaque ride.
Le non-dit qui étend peu à peu son emprise. Qu’est-il arrivé à Louis ? Qu’a t’il commis ? On serait tentés, dans un premier temps de le considérer comme un salaud classique au sang froid, l’un de ceux qui bousillent ceux qui les approchent de trop près. Mais ici règnent la nuance et la suggestion. Il n’y aura pas de méchants à condamner dans cette histoire. On n’est pas dans un film simpliste ou dans un flash info. Ici tous les personnages gagnent leur existence et leur complexité.
Aurélie Razimbaud se sert des dialogues, de ce qu’on devine, plus qu’elle ne décrit. Elle ne surligne rien. Les choses arrivent. On les ressent très fort. On les entend. On les voit, comme dans des tableaux successifs. Elle écrit comme on se souvient, comme on va au cinéma. Elle donne à voir tout ce qu’on ne dit jamais et tout ce qui nous meut.
On reconstitue leur mémoire, leurs souvenirs, leurs vies. Peu à peu on les connaît, on les comprend, même à demi-mot, on les ressent. On les a rencontrés. Par flashs, par fragments et par scènes. D’une temporalité à l’autre, on peut recomposer leurs portraits éclatés. Peu à peu on comprend leur oubli aussi, celui qu’ils choisissent (quand la réminiscence est trop violente), celui qu’ils subissent (dans le naufrage de la vieillesse).
Ce jour-là, devant l’auteure, je n’ai dit que des généralités. On prenait garde de ne point trop me révéler les mystères qui peu à peu se dévoilaient au fil du roman. On tentait de me préserver la surprise. Et on aurait pu me raconter l’histoire en vérité, ça n’aurait rien changé au raffinement et à la richesse étonnante que j'ai trouvée au style de Aurélie Razimbaud, à tout ce qu'elle parvient à faire entendre. L’économie de moyens, la justesse et le poids de ces existences qui finissent par nous bouleverser. Ces gens qui tentent de survivre à leurs propres tempêtes, à leurs propres démons. Ces gens qui tentent de s’aimer malgré tout.
Nicolas Houguet
http://www.nicolashouguet.com/2018/09/une-vie-de-pierres-chaudes-de-aurelie.html
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