La rareté des documents accessibles et la disparition inexorable des témoins expliquent que la stratégie du Front de libération nationale (FLN) au début de la guerre d’indépendance algérienne reste l’un des mystères de ce conflit. Des auteurs algériens dans des ouvrages plus ou moins récents, édités ou réédités en Algérie, en renouvellent pourtant quelque peu l’approche.
Dans L’Organisation spéciale de la Fédération de France du FLN. Histoire de la lutte armée du FLN en France (1956-1962),l’universitaire Daho Djerbal, historien éprouvé montre en préambule qu’à la ligne soutenue par le groupe dirigeant d’Alger s’opposait point par point celle de la zone II (Nord-Constantinois) défendue, dans la version française de ses mémoires déjà publiées en arabe, par un de ses chefs historiques, le colonel Ali Kafi.
LES DÉBUTS DE LA LUTTE ARMÉE
Mars 1955. Abbane Ramdane, libéré après cinq années de prison, devient de fait le chef de la révolution. Instituteur de formation, fonctionnaire territorial, responsable d’une Fédération de l’Est du Parti populaire algérien (PPA), un mouvement nationaliste radical, condamné à cinq ans de prison par des juges français, c’est un lutteur, un ascète et un expéditif, en un mot une exceptionnelle tête politique qui a plus d’adversaires que d’amis. Il est en charge de la capitale tandis que la zone IV, dont le responsable a été arrêté au printemps 1955 par la police française, est tenue par un lieutenant de Krim Belkacem (zone III). L’Algérois est la région la plus riche du pays, la moins encline à la lutte armée ; la population européenne y est importante et les liaisons avec l’extérieur plus faciles qu’ailleurs. Avec le patron de la zone V (Oranie) Larbi Ben M’hidi et celui de la zone III(Kabylie) Krim Belkacem, les responsables de ces trois zones (sur cinq) partagent une analyse optimiste de la situation : la France sera amenée rapidement à négocier et la fin de la guerre est proche. Le cabinet Edgar Faure qui a remplacé celui de Pierre Mendès-France début 1955 a fort à faire au Maroc et à un degré moindre en Tunisie. La question de l’indépendance se pose dans les trois pays maghrébins et Paris ne peut mener bataille sur les trois fronts.
Sur place, le nouveau gouverneur Jacques Soustelle nommé par le gouvernement de Pierre Mendès-France début 1955 hésite entre répression et ouverture, détesté par la minorité européenne qui se méfie de son aile libérale. Jacques Juillet, son directeur de cabinet, est mendésiste, le commandant Vincent Monteil multiplie les contacts avec les milieux nationalistes et l’ethnologue Germaine Tillion tente d’interrompre le cycle meurtrier du terrorisme et des exécutions capitales. Dès juin 1955, Soustelle opte pour la répression et perd l’aile libérale de son cabinet.
Encore faut-il, pour ne pas rater sa chance, que par une implantation rapide et des actions spectaculaires la rébellion devienne visible au plan international et retienne l’attention du monde. Abbane construit l’hégémonie politique absolue du FLN par l’absorption des autres partis politiques plus modérés dans un FLN rénové, la liquidation des partisans de Messali Hadj — le fondateur du nationalisme radical —, les campagnes aux Nations unies. La lutte armée devient une réalité sanglante, surtout dans les Aurès et la Kabylie.
Le 20 août 1955, encadrés par cette poignée de combattants, les musulmans sont invités à s’en prendre à la présence européenne et à l’attaquer partout où c’est possible. Près d’une centaine de civils sont massacrés et 12 000 Algériens sont abattus en représailles, selon le FLN (le vrai chiffre serait inférieur de moitié). Catastrophe ou provocation réussie ? La direction d’Alger ne cache pas ses doutes, Ali Kafi n’en a pas : « Aurons-nous, au vu des résultats qui ont suivi le 20 août 1955, l’objectivité et le courage requis pour enfin reconnaitre que sans le 20 août la révolution aurait avorté ? » Un universitaire français, Guy Pervillé, constate : « Ce fut le point de non-retour de l’insurrection algérienne ». Le vrai début, selon d’autres, de la guerre d’Algérie.
RUPTURE ENTRE ALGER ET CONSTANTINE
Moins d’un an après le 1er novembre 1954, deux lignes stratégiques s’appliquent donc sur le terrain au nom du FLN. Le groupe d’Alger s’échine à intégrer les élites politiques dites modérées dans la direction du FLN et de l’ALN, il en attend un supplément de légitimité devant l’opinion française et internationale, sans parler de contacts discrets avec les autorités et de l’argent pour la cause. En zone II, on exécute leurs représentants locaux comme le neveu de Ferhat Abbas ou des responsables de l’association des oulémas et on dénonce les urbains suspectés de vouloir un compromis avec la France tandis qu’on exalte les masses rurales, un thème repris plus tard par Frantz Fanon qui célèbre la paysannerie restée fidèle à la patrie, au contraire du prolétariat urbain jugé trop lié au colonialisme. Houari Boumediene et l’armée des frontières reprendront un moment ces thèmes à partir de 1960 pour dénoncer le Gouvernement provisoire de la République algérienne (GPRA) et les « bourgeois ».
Passé par l’université islamique de la Zitouna à Tunis, militant nationaliste actif avant 1954, Ali Kafi, comme ses chefs Zighout Youssef et Lakhdar Bentobal se reconnait dans une pureté révolutionnaire qui exclut tout calcul et tout compromis. L’objectif de ce nationalisme intégral est de couper la voie à toute tentative d’entente entre Algériens et Français, soupçon qui pèse sur les « ralliés » au FLN. « Il faut bloquer le monde du contact » analyse l’historienne Annie Rey-Goldzeiguer.
La rupture entre Alger et Constantine s’explique aussi par l’incapacité dès le départ du groupe fondateur du 1er novembre 1954 à coordonner la lutte des cinq zones du territoire algérien. Ses 22 membres sont tous des anciens de l’Organisation spéciale, la branche militaire clandestine ultra-sélective du PPA décapitée en 1950 par la police coloniale. Sur les six « fils de la Toussaint », comme les baptiseront la grande presse française et qui constituent son exécutif, dès le début de l’année 1955 l’un est mort, deux sont emprisonnés, un quatrième est à l’étranger. La zone II n’a plus aucun moyen de se concerter avec Alger depuis la disparition de Didouche Mourad, son premier chef, en janvier 1955. L’arrestation à la frontière tuniso-libyenne de Mostefa Ben Boulaïd, chef de la zone I voisine, en partance à pied pour l’Égypte, la prive de son dernier relais avec la nouvelle direction nationale. Il y a aussi un reproche lancinant d’Ali Kafi et de beaucoup d’autres responsables contre cette dernière : le poids jugé excessif des Kabyles dans la direction du FLN. Abbane est kabyle, même s’il n’a jamais été lié aux fractions berbéristes du PPA. La zone IV est en réalité aux mains des montagnards depuis que pour lancer la lutte le 1er novembre, son chef Rabah Bitat a dû, en raison de la défection au dernier moment d’un groupe de militants de Blida sur qui il comptait, faire appel à la zone III qui lui a envoyé une centaine d’hommes — des Kabyles. Après sa fuite d’Alger, Krim Belkacem confirme un Kabyle, le colonel Sadek (Slimane Dehilès), par ailleurs son adjoint, pour succéder de fait à Abbane dans la capitale.
La calomnie du complot kabyle sera reprise à maintes reprises pour dénoncer le Congrès de la Soummam. Réuni le 20 août 1956, il pose deux principes : la suprématie de l’intérieur sur l’extérieur et des politiques sur les militaires. Ali Kafi dénonce ce « congrès » qui n’est en réalité que la réunion d’une poignée de responsables. « Un congrès qui comptait uniquement les délégués et les représentants des zones II, III et IV alors que la zone V était représentée par Larbi Ben M’hidi seul. La zone I n’a pas assisté (Ben Boulaid était mort entre-temps) et il n’y avait ni la Fédération de France, ni le “groupe de l’extérieur” qui rejeta par la suite les décisions du Congrès » écrit-il. En particulier, il n’apprécie pas que les « révolutionnaires militaires », comme il appelle les responsables maquisards, soient chapeautés par les civils, c’est-à-dire les politiques venus surtout des anciens partis qui n’ont pas déclenché la révolution. Les sept chefs d’État que l’Algérie indépendante a connus depuis 1962 ont tous été, à un moment ou à un autre de leur carrière, « responsables militaires » ; aucun n’était un politique à l’origine.
LE TOURNANT DE LA BATAILLE D’ALGER
Les opposants à la ligne de la Soummam n’auront pas longtemps à attendre pour prendre leur revanche. Six mois après, le Comité de coordination et d’exécution (CCE) a perdu la Bataille d’Alger, commencée fin septembre 1956 avec le dépôt de deux bombes dans deux cafés, réplique à un sanglant attentat des ultras rue de Thèbes dans la Casbah. Abbane et ses amis seront anéantis dans un affrontement qu’ils n’ont, semble-t-il, pas voulu. Ils y perdront leur base. Début janvier, la 10e division parachutiste de l’armée française, de retour d’Égypte, reçoit les pouvoirs de police et réprime sauvagement le FLN. Le CCE doit fuir la ville pour gagner l’extérieur. Abbane perdra Larbi Ben M’hidi, arrêté et liquidé par les paras du général Massu. Il lui faudra quatre mois pour atteindre via le Maroc la zone V, dont il dénonce au passage l’organisation et le fonctionnement de l’autre côté de la frontière comme « féodale ». Tunis devient la capitale de la guerre en lieu et place d’Alger, l’extérieur s’impose à l’intérieur. Un mois après, mis en minorité à la première session du Conseil national de la révolution algérienne (CNRA), le Parlement du FLN, contrôlé par le trio que constituent Abdelhafid Boussouf (wilaya V), Krim Belkacem (wilaya III) et Lakhdar Bentobal (wilaya II), qui se tient au Caire, Abbane assiste impuissant à la montée des nouveaux chefs de wilayas qui prennent le pouvoir et marginalisent les politiques au sein du CCE.
La page est tournée, la ligne d’Alger est abandonnée au profit d’une autre, plus floue, qui coïncide avec l’embrasement général du pays et les premiers succès de l’ALN. Pendant presque deux ans, les maquis s’imposent souvent face à une armée française nombreuse (plus d’un demi-million d’hommes), suréquipée, mais lente à la manœuvre, et incapable de contrer efficacement ses adversaires.
La situation commence à évoluer à l’automne 1957 avec l’achèvement de la ligne fortifiée et quasi infranchissable dite « ligne Morice », du nom du ministre de la défense de l’époque, qui isole l’Algérie de la Tunisie indépendante où sont installés les camps FLN. Elle tourne carrément au détriment des maquis avec l’arrivée en force des parachutistes et l’application du « Plan Challe » (du nom du nouveau commandant en chef en Algérie) qui écraseront systématiquement d’ouest en est les combattants de l’ALN à partir de 1958-1959.
Dans le chapitre intitulé « Carences et fléchissements » de ses mémoires inédites rédigées par Daho Djerbal à partir de son témoignage, Lakhdar Bentobal affirme : « La situation y avait changé[à l’intérieur du pays] en notre défaveur […] Pour la première fois depuis le début de la lutte armée, il nous était donné de voir desdjounoud [(soldats)] faits prisonniers qui acceptaient de rejoindre l’ennemi […] Les populations elles-mêmes s’étaient mises à former des groupes d’autodéfense pour interdire l’accès de leur douar aux éléments de l’ALN […] Les unités de l’ALN ont alors éclaté en petits groupes dont les actions se limitaient à assurer leur propre survie […] Concentré aux frontières, le gros des troupes de l’ALN sombrait dans une sorte d’oisiveté laissant libre cours aux conflits internes […] »
Le président Abdelaziz Bouteflika n’oppose pas le 20 août 1955 au 20 août 1956, il les fait célébrer brièvement le même jour dans un vague œcuménisme opportuniste que ne partagent pas les héritiers idéologiques d’Abbane ni ceux des chefs de la wilaya 2. Les premiers voient dans le Congrès de la Soummam les prémisses d’un État civil, républicain et séculier, sinon démocratique. Les seconds s’attachent surtout aux constantes de l’unité nationale : l’islam et la langue arabe. En attendant une inévitable synthèse.
JEAN-PIERRE SERENI
https://orientxxi.info/lu-vu-entendu/politiques-contre-militaires-aux-origines-du-fln-algerien,2803
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