N’est-ce pas un triste signe que la Journée nationale de La Casbah ne soit célébrée qu’à Alger quand ce site appartient à tous les Algériens et Algériennes ?
Célébration.
Voilà 22 ans que le 23 février a été décrété Journée nationale de La Casbah par Chérif Rahmani, alors à la tête de l’éphémère Gouvernorat d’Alger. Chaque année, elle est célébrée, essentiellement à Alger, de manière généralement discrète, sinon confidentielle, à l’initiative souvent des quelques associations qui se vouent à cette cause. Car La Casbah a fini par devenir une cause. Perdue pour beaucoup qui désespèrent de la revoir revivre après tant d’errements, de fausses promesses et de plans successifs dont les lancements tardifs ne semblent avoir d’autre but que de les décréter caducs pour en adopter de nouveaux.
Et les années passent, ponctuées de cette date où les lamentations nostalgiques et les vœux pieux viennent accompagner les activités culturelles de circonstance. Et chaque année, les écroulements de maisons, toujours plus rapides que les restaurations, viennent accroître la décrépitude du site, creusant des caries dans cette dentition urbaine, tandis que quelques vieux viennent pleurer la blancheur immaculée perdue en relatant les rites oubliés de chaulage des façades.
Cette banalisation de la Journée nationale de La Casbah, qui a pris l’allure d’un requiem à épisodes, est venue s’ajouter à l’indifférence ordinaire qui domine à son égard. Beaucoup de discours, de déclarations et de soupirs. Peu d’actes concrets bien que des efforts aient été fournis mais sans clarté et grands effets. Dans le brouillard de cette course contre le temps, on a même oublié pourquoi c’est le 23 février qui a été choisi. La seule date approchante que nous avons trouvée est celle du 23 février 1957, jour de l’arrestation à Alger de Larbi Ben M’hidi, dirigeant de la guerre de Libération nationale (?).
Célébrité
La Casbah demeure une célébrité nationale et internationale, même si l’historique diva s’est gravement flétrie, plus sous l’effet de la négligence que de sa vieillesse, le monde entier offrant des exemples de vestiges plus anciens mais se portant bien par l’effort des nations qui les abritent. En 1992, lors du classement de La Casbah au patrimoine de l’humanité, il est certain que sa formidable notoriété a joué pour elle, en plus des arguments concrets qui la rendaient éligible à ce prestigieux statut. Durant des siècles, elle a suscité tant de fantasmes, notamment mais pas exclusivement à partir de la période de la Course.
Plus tard, de nombreuses œuvres, et pas des moindres, l’ont évoquée dans une vision orientaliste mais une forme remarquable : l’Opéra de Rossini, L’Italienne à Alger ;le tableau de Delacroix, «Femmes d’Alger dans leur appartement», réinterprété par Picasso ; le film, Pépé le Moko où Jean Gabin hante La Casbah, etc. Bien sûr, c’est d’abord son histoire qui l’a rendue célèbre avec, entre autres, son extraordinaire résistance en 1541 à l’attaque de l’Armada conduite par l’empereur Charles Quint qui ne se remettra jamais de son échec ou sa contribution à la guerre de Libération nationale sublimée par le film de Pontecorvo, La Bataille d’Alger.
La chanson algérienne s’est souvent emparée du thème de La Casbah et l’on peut noter ici le succès international, Rock the Casbah, du défunt Rachid Taha. Enfin, la bibliographie générale d’ouvrages consacrés à tout ou partie de La Casbah devrait constituer une liste astronomique (y aurait-il un archiviste pour l’établir ?). En somme, le patrimoine historique de La Casbah a donné lieu lui-même à un immense patrimoine artistique et livresque, telle une étoile qui s’éteint et dont la lumière brille plus que la source.
Denominations
Il est intéressant, voire amusant, de relever que le mot «Casbah» est entré dans la langue française à partir du XIXe siècle, suite à la colonisation de l’Algérie entamée par la prise d’Alger en 1830. Sa première apparition date de 1735 sous la forme «alcassaba» dans les mémoires du Chevalier d’Arvieux qui fut, entre autres, consul auprès de la Régence d’Alger.
En arabe, ce mot signifie «fort » ou «château fort» et La Casbah ne désignait à l’origine que la Citadelle qui se trouve près de la porte supérieure d’Alger, Bab Ejdid. Comme elle était un objectif prioritaire de l’armée coloniale (avec son fameux trésor !), ce nom s’est étendu à toute la ville précoloniale. Ainsi quand on parle de Casbah, on parle en fait d’El Djazaïr dont les adaptations ont donné Alger en français, Algiers en anglais, etc. Et comme le mot Casbah est devenu commun, s’appliquant à toute citadelle ou fortification dans le monde musulman, on a été obligé par la suite de préciser à chaque fois «Casbah d’Alger».
Ces évolutions toponymiques intéressantes sont riches de sens, car le nom véritable de la ville a donné celui du pays, El Djazaïr, et par extension celui de ses ressortissants. C’est donc là que se situe la source des gentilés «Algérien» et «Algérienne». C’est là un des aspects de l’épicentre de la résistance culturelle nationale que fut le cœur historique d’Alger. Si par malheur La Casbah devait disparaître un jour, nous n’aurions plus de trace physique de ce qui a nommé le pays et son peuple.
Différenciations
On parle souvent d’architecture «ottomane» à propos de La Casbah. Comme s’il existait en Turquie des modèles originels de maisons qui auraient été dupliqués dans La Casbah. Rien n’est plus faux. On pourrait à la limite parler d’architecture «de la période ottomane», car les bâtisses du Vieil Alger sont plus proches de l’architecture du M’zab que de celles d’Istanbul.
Les caractères communs aux anciennes architectures d’Algérie et de Turquie sont redevables à l’influence méditerranéenne, comme le «wast-eddar» ou patio qui s’inspire du péristyle grec ou de l’atrium romain. Il existe donc bel et bien à La Casbah une architecture autochtone qui n’a pas encore été assez étudiée du point de vue de son originalité en dépit de travaux admirables tels que ceux d’André Ravéreau. On parle aussi d’architectures «traditionnelles» en négligeant l’extraordinaire modernité des maisons et édifices de La Casbah. La modernité ne se réfère pas à la chronologie.
Tout ce qui est actuel n’est pas moderne et ce qui est ancien peut être moderne. En quoi par exemple les nouvelles constructions d’Alger et d’ailleurs avec façades vitrées pourraient être plus modernes qu’une maison de La Casbah du point de vue de l’adaptation au climat, de la circulation de l’air et même des principes du développement durable dans un pays à fort ensoleillement ?
Après les séismes de 1716 et 1922, La Casbah fut presque entièrement reconstruite avec des mesures parasismiques qui ont fait leurs preuves quand des immeubles récents de Boumerdès, trois siècles plus tard, se sont affalés comme des châteaux de cartes ? Nous continuons à confondre modernité et imitation aveugle à des modèles importés. Et c’est, dans le fond, l’une des raisons de l’incompréhension de La Casbah qui peut nous livrer des leçons sur le passé mais aussi pour l’avenir. Le Corbusier, père de l’architecture moderne, l’avait compris en s’inspirant de La Casbah.
Dédales
C’est celui, agréable, des ruelles et escaliers de La Casbah dont le labyrinthe poétique a permis aussi à la ville de résister contre ses agresseurs. Mais c’est aussi celui, angoissant, des plans, projets et programmes successifs qui ne sont jamais menés à terme et, de plus, sont adoptés de manière quasi-cavalière, ceci dit sans préjuger des intentions de leurs initiateurs.
Le dernier épisode Jean Nouvel, embué dans un halo de confusion, manquant de visibilité et de communication, pêchant déjà par l’incertitude des commanditaires, semble poursuivre cette longue et insupportable litanie d’initiatives avortées. Sauver La Casbah et la revivifier ne peut se concevoir sans trois éléments constitutifs d’un véritable plan Marshall. D’abord de larges échanges d’idées (la dernière rencontre à Alger sous l’égide de l’Unesco le recommandait pourtant) et la pratique de concours en sollicitant déjà les compétences nationales multidisciplinaires (et elles existent).
Ensuite une vision urbanistique globale définissant le destin de métropole d’Alger et de ses conurbations. Enfin, une mobilisation nationale qui interpelle les consciences. Car enfin, n’est-ce pas un triste signe que la Journée nationale de La Casbah ne soit chichement célébrée qu’à Alger quand ce site emblématique appartient à tous les Algériens et Algériennes ?
On notera que le sort de La Casbah a été confié à la seule wilaya d’Alger quand il relevait auparavant d’un ministère, celui de la Culture quand, probablement, il faudrait la rattacher directement au gouvernement. La Casbah est une cause nationale qui, de plus, du fait de son classement par l’Unesco, engage la crédibilité internationale de l’Algérie. C’est à notre profit aussi, par exemple, que l’Espagne conserve admirablement l’Alhambra…
https://www.elwatan.com/edition/culture/casbah-dalger-un-requiem-a-episodes-22-02-2019
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