Une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporains de l'oppression coloniale en Algérie
Elle montre ce que ces « blancs » doivent à l’extrême violence de la colonisation : exterminations de masse dont la mémoire enfouie n’a jamais disparu, falsifications des généalogies à la fin du XIXe siècle, sentiment massif que les individus sont réduits à des corps sans nom... La « colonialité » fut une machine à produire des effacements mémoriels allant jusqu’à falsifier le sens de l’histoire. Et en cherchant à détruire l’univers symbolique de l’« indigène », elle a notamment mis à mal la fonction paternelle : « Leurs colonisateurs ont changé les Algériens en fils de personne » (Mohammed Dib). Mais cet impossible à refouler ressurgit inlassablement. Et c’est l’une des clés, explique l’auteure, de la permanence du « fratricide » dans l’espace politique algérien : les fils frappés d’illégitimité mènent entre frères une guerre terrible, comme l’illustrent le conflit tragique FLN/MNA lors de la guerre d’indépendance ou la guerre intérieure des années 1990, qui fut aussi une terreur d’État.
Une démonstration impressionnante, où l’analyse clinique est constamment étayée par les travaux d’historiens, par les études d’acteurs engagés (comme Frantz Fanon) et, surtout, par une relecture novatrice des œuvres d’écrivains algériens de langue française (Kateb Yacine, Mohammed Dib, Nabile Farès, Mouloud Mammeri…).
« En Algérie, des générations d’êtres humains ont vécu dans la hantise de la disparition »
La psychanalyste et écrivaine Karima Lazali analyse les conséquences psychiques d’une histoire coloniale verrouillée.
Psychanalyste à Paris et à Alger, Karima Lazali a mené une enquête singulière sur les effets de l’oppression coloniale en Algérie.
Dans son ouvrage Le Trauma colonial (éd. de La Découverte, 2018), l’auteure mêle psychanalyse, histoire et littérature pour expliquer comment, plus d’un demi-siècle après l’indépendance, les individus continuent à souffrir d’une histoire confisquée.
Comment vous est venue l’idée de ce livre ?
Karima Lazali J’exerce comme psychanalyste à Paris mais aussi à Alger depuis 2006, et je me suis rendue compte que mon travail y était très différent. Il y a là-bas des constantes spécifiques : un sentiment d’accablement, un malaise, une difficulté à parler librement et un état de peur intérieur. En résumé, un régime de censure intérieure dont les sources sont multiples : la famille, la religion – ou plutôt ce que j’appelle la moralisation du religieux –, le politique.
J’ai donc cherché à en comprendre les raisons. Dans mon premier livre, La Parole oubliée (éd. Erès, 2015), j’ai travaillé sur la guerre civile [la décennie 1990] et comment une société avait basculé dans la barbarie. Mais je ne comprenais toujours pas comment s’était construite cette déflagration que j’observais chez les individus où l’immobilisme peut côtoyer un fabuleux dynamisme. Il faut pour cela remonter les fils du temps. Comprendre comment au gré des générations, une catastrophe, quelque chose de grave, a eu lieu, qui a impacté les subjectivités, le social, le pouvoir politique – lui aussi malade en Algérie –. Et je suis arrivée aux effets de la colonisation.
De quelles façons ce traumatisme se manifeste-t-il ?
Notamment par un rapport souffrant à l’Histoire et à la mémoire. C’est le cas pour la période de la guerre civile – que je qualifie de guerre intérieure-, mais c’est aussi le cas pour celle de la colonisation. Celle-ci est omniprésente dans les discours mais sans jamais permettre d’accéder à un autre sentiment que celui de l’offense coloniale. Tout se passe comme si rien de « ce passé n’était véritablement passé ».
L’effacement des traces de destruction, de falsification et de meurtres est le propre du système colonial. Il pratique la suppression de l’archivage. Sur le plan historique, la colonialité a fait comme si l’Algérie commençait au temps zéro de la colonisation, que ce territoire était vierge d’histoire, de savoir et de structure sociale.
Un autre effacement est lié à la colonie de peuplement. Le système colonial a pour objectif d’inverser le nombre de naissances pour que les colons soient plus nombreux que les Indigènes. Il s’agit de « blanchir » le territoire. Le mot est à entendre dans les deux sens : installer une majorité de Blancs, mais aussi faire table rase de l’existant. On se focalise sur la guerre de libération contre la France [1954-1962], mais ce n’est que la fin d’un long processus. De la conquête coloniale [1830] à l’indépendance, un tiers de la population algérienne a disparu : dans les meurtres de masse, les enfumages de grottes, les maladies, la faim.
Autre type d’effacement : la renomination des Indigènes lors de l’inscription à l’état civil. Celle-ci a permis le contrôle de la population, mais aussi les expropriations de terres (dans le système tribal, les terres étaient un bien collectif). La renomination des lieux est également terrible : l’Algérien devient l’étranger sur son propre territoire. Dans ces conditions, comment reconnaître au fil des générations qu’il y a eu un avant et un après ? Vous vous retrouvez quasiment sans histoire ou avec une histoire qui fait de vous presque un objet. Des générations d’êtres humains ont vécu dans cette hantise de la disparition.
En quoi cela continue-t-il d’impacter la société actuelle ?
Concrètement, ça se traduit pour les individus par une difficulté à s’autoriser à vivre librement. Les relations sociales continuent à être pensées sur le mode de la domination, de l’offense, de la hantise d’une catastrophe à venir. Construire une histoire collective plurielle est très difficile, à commencer par le fait que le pouvoir politique maintient caché le fratricide qui le structure depuis l’émergence des mouvements nationaux.
L’accent mis sur la guerre d’indépendance sert d’écran à une longue guerre intérieure, résultant en grande partie des désastres causés par le colonial, en particulier l’immense sentiment d’illégitimité causé par les effacements généalogiques au moment de l’établissement de l’Etat civil français pour les « indigènes ».
Dans la mesure où rien n’a été élaboré à l’indépendance de ce qu’a été ce trauma colonial, il a été impossible de sortir des censures, de cette non-citoyenneté, du non-lieu de la loi. L’impunité des crimes coloniaux lors des accords d’Evian n’a fait qu’être prolongé par la loi dite de « la concorde civile » après la guerre intérieure des années 1990 faisant du crime un non-lieu.
Dans ce système, quel est le rôle du religieux ?
Le religieux vient fonctionner là où la loi est défaillante pour protéger les humains de la barbarie et de l’aléatoire du crime. Dans la société contemporaine, ce qui prédomine n’est plus le religieux, mais la moralisation du religieux. Le religieux est réduit à un seul niveau, celui de la morale. Ce qui est autorisé, ce qui est interdit. Et vous réglez vos comportements en fonction de ça. C’est un religieux qui opère comme une censure, mais aussi comme un remède à ce qui n’a pas pu être traité par ailleurs. On en appelle à Dieu de manière conjuratoire par rapport à une menace.
L’histoire, la psychanalyse, la littérature. Pourquoi avoir choisi de mêler différentes disciplines dans vos travaux ?
Il n’y a pas de travaux sur le trauma colonial dans le champ du soin psychique. Il y a des travaux sur la seconde guerre mondiale, sur l’héritage traumatique de la Shoah, sur le génocide arménien mais rien, en France, sur la particularité de la colonialité sur le plan psychique, sur comment cette histoire se transmet de génération en génération.
La psychanalyse seule ne pouvait pas grand-chose, je me suis donc tournée vers les historiens. J’ai été saisie par le fait que les nombreux travaux des historiens en France n’ont rien transformé du traitement de l’histoire coloniale dans la société. Il y a toujours une difficulté à parler de la colonisation sans être pris dans le registre de la passion, de la revendication, de la plainte ou de l’offense, y compris pour des Français qui n’ont pas été directement touchés par cette histoire. Malgré leur grand intérêt, ces travaux d’historiens ne permettent pas de changer les mentalités. Il y a, en France comme en Algérie, une mise sous scellé de l’Histoire par le politique. En France, on fait comme si l’histoire coloniale ne concernait que les minorités, et non l’intégralité de la population française. En Algérie, les mentalités restent captives de l’offense et de la catastrophe à venir. On est dans la glorification de la guerre de libération. Le résultat, c’est une mémoire brouillée et confuse pour les générations qui en héritent, c’est-à-dire pour les deux populations française et algérienne dans leur ensemble.
Ensuite, si ces travaux d’historiens m’ont été utiles, en tant que psychanalyste, ils ne me disaient rien des subjectivités impactées et brisées. Dans l’Algérie contemporaine, ce sont les écrivains qui portent ce projet de retrouver les traces de l’effacement et de donner à penser. Il y a tout une histoire de la littéraire algérienne de langue française qui est née d’un refus de l’asservissement et de l’urgence de trouver les traces intimes de la catastrophe collective. Cette littérature fait parler les faits d’histoire, offre une analyse et une compréhension de ce qui s’est passé. Les écrivains algériens sont presque les soignants du collectif, à contre-courant de l’injonction politique.
Lire un extrait :
https://fr.calameo.com/read/0002150221db3745346c4
Le trauma colonial ou la peur de disparaître
Si vous êtes algériens et que la situation actuelle vous angoisse parce que vous ne comprenez pas cette invisibilité qui fait peur et paralyse, alors il faut absolument lire “Le trauma colonial”, de Karima Lazali
Si vous voulez comprendre ce qui se joue autour de la manière dont les dirigeants algériens se succèdent en s’entretuent physiquement et symboliquement, d’hier à aujourd’hui, si vous voulez répondre à cette question obsédante, “qui est qui ?” et si en plus vous êtes algériens et que la situation actuelle vous angoisse parce que vous ne comprenez pas cette invisibilité qui fait peur et paralyse, alors il faut absolument lire “Le trauma colonial”, de Karima Lazali et suivre son incroyable enquête sur les “effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale en Algérie”.
Questionner ce qui se cache, c’est le métier de Karima Lazali, psychologue clinicienne et psychanalyste qui, depuis 17 ans, entre Alger et Paris, analyse ce qui se refuse au dévoilement chez chacun de ces algérien.nes qui viennent la consulter pour sortir des lourds tunnels de la souffrance. Depuis cette longue pratique s’élabore un premier constat doublé d’une impuissance. Si les algérien.nes, arrivent dans son cabinet de consultation comme le reste du monde avec leurs censeurs, leurs interdits, la famille, la religion, la politique, censeurs dont normalement au cours d’une cure analytique on finit par se débarrasser pour enfin aborder la construction de ce que l’auteure appelle “sa subjectivité”, elle constate que malheureusement face à ces analysés, algérien.nes, cette séparation ne s’opère pas. Impossible de décoller l’Un de ses très nombreux colocataires, cet Autre.
“Qui est qui ?” et “qui suis-je ? moi tout seul”, répondre à cette question, ici, n’est pas existentiel, mais une question de santé mentale.
Mais le malaise devient encore plus complexe quand elle analyse les détournements, les arrangements que met en branle le souffrant pour contourner ces féroces censeurs et faire quand même ce qu’il “est interdit de faire”. Mensonges, dissimulations hypocrites, les stratégies sont multiples pour rendre invisible la transgression de ce qui est interdit.
Des stratégies d’invisibilité, nous dit l’auteure, qui se retrouvent aussi bien dans la sphère de l’intime que de la chose publique, la politique, dans de multiples cachettes qui tout en permettant aux individus de vivre ensemble sans se mettre en danger ne font que reproduire l’ordre établi moral, religieux et politique. Sans parole, ni intime, ni publique, ces transgressions individuelles et secrètes n’ébranlent pas la Cité du mensonge mais au contraire la renforcent dans une invisibilité destructrice d’individualité et donc de citoyenneté. Comment se construisent ces subjectivités “troublées et agissantes” quand comme en Algérie “le sujet vise en permanence un dépassement de l’histoire et pourtant au moment où il est censé s’en libérer, il s’y réenglue et s’en sert de couverture” comme “on fuit”, “se dérobe” à “toute question portant sur sa responsabilité”? Plutôt se retourner contre son corps avec une psyché aussi encombrée que de prendre le risque de tout faire exploser en s’affirmant singulier ?
Y aurait-il, interroge l’enquêtrice, dans ces impossibilités et ses contournements, dans ces douloureux arrangements, une singularité algérienne ? Et de quoi cette peur insurmontable de se vivre pleinement, libre et singulier est -elle le nom dans la dictature du mensonge ?
Comment faire parler le “Je” ?
Et puisque le “Je” refuse de se dévoiler, notre clinicienne se tourne alors vers ses indécollables colocataires, la famille, la politique, la religion etc. qui l’habitent pour questionner les fondations de la toute puissante Maison des souffrances qui transperce et qui cloue les histoires individuelles à l’histoire d’une nation.
Une nation, faut-il le rappeler dont les frontières géographiques ont été dessinées par et avec le colonialisme, au point de se demander, à la lecture de K.Lazali, si elles n’ont pas fini par se confondre avec la construction de cette Maison de souffrances, entraînant ce que l’auteure appelle :“Le trauma colonial”.
Lire cette enquête “sur les effets psychiques et politiques contemporains de l’oppression coloniale” est, aussi bien par sa démarche que par ses conclusions, tout simplement vertigineux.
Un vertige perturbant qui révèle non pas pour la nième fois les méfaits du colonialisme mais ce qu’il a laissé derrière lui comme une bombe à fragmentation qui, quand elle explose, n’épargne ni les corps, ni la terre, ni le passé, ni le présent et peut être même pas le futur.
Aussi que l’on ne s’y trompe pas, si cet ouvrage interroge le passé, c’est pour mieux interroger le présent. Parce qu’il y a aujourd’hui en Algérie, une urgence à soigner un pays qui vient de vivre l’une des séquences de son histoire les plus sidérantes. Nous nous sommes entretués (années 90/2000), massivement et dans une violence inouïe, spectaculaire, lors de ce que l’auteure nomme, avec une belle justesse « la guerre intérieure ». Sans ce drame majeur, ce livre n’aurait pas la puissance qu’il prend aujourd’hui : « Les questions relevant du « comment en sommes- nous arrivés là ? », et « pourquoi ce déferlement de pertes hémorragiques ? » - les morts, les disparus, les massacres et la barbarie - restaient en souffrance. Un désarroi massif s’est répandu, à partir de la dimension collective d’une détresse envahissante et insaisissable. Les bords du dedans et du dehors, si protecteurs habituellement, devenaient fragiles et poreux. » Et l’auteure de conclure : « Cette situation nous conduit à penser que nous avons affaire à des subjectivités qui véhiculent un grave « trauma social », dont les causes et les remèdes se cherchent encore. »
Alors elle cherche et appelle ce trauma, “le trauma colonial”, la piste de ce trauma étant là presque évidente tant elle traverse aussi bien, les souffrants français que les souffrants algériens qui la renvoient à l’histoire coloniale.
Et de s’interroger : Ce trauma a-t-il une histoire ? Et se transmettrait-il de génération en génération ?
De l’impensé au trauma
Pour répondre à cette énorme question notre clinicienne se transforme alors en archéologue à la recherche des traces de cette déflagration, l’irruption coloniale, qui se cache entre “les vides”, les silences, et les “trop pleins” de récits mystifiés qui entre l’Algérie et la France se partagent, sans faire miroir, l’impensé, cet art d’effacer au service de la politique.
L’impensé de la politique coloniale et son récit civilisateur qui plonge les souffrants français dans un océan de perplexité, eux aussi habités par cette Histoire, sans parole, qu’ils n’ont pas faite mais dont ils retrouvent héritiers, malades de culpabilité. L’impensé de la politique à l’algérienne devenue indépendante et libre, croit-elle, de s’écrire alors qu’elle interdit à son tour de questionner ce qui, dans cet énorme magma, de la colonialité à la guerre de libération nationale, a été reçu en héritage, individuellement, de cette bombe à fragmentation. Interdit de penser et donc de réparer. Il ne s’agit pas ici de déclarer toutes les souffrances égales mais d’éclairer le rapport historique et malsain qu’elles entretiennent et qu’elles transmettent, peut-être, de génération en génération.
Dans un tel contexte, il ne s’agit plus pour réparer en clinicienne de faire ”(…) un travail de déconstruction mais bien de construction de traces, restées hors mémoire.”
Mais où trouver ces fragments de la bombe, de la déflagration totale quand s’installe ce que l’auteure appelle, “la colonialité”, plutôt que le colonialisme, pour éclairer un rapport scellé entre celui qui a pris la place, le colon, et celui, condamné depuis, à chercher sa place, le colonisé. Dans l’Histoire bien sûr, mais surtout, dans la littérature, et c’est là que s’élabore toute l’originalité, le travail novateur et bienveillant de cet ouvrage, avec une belle intelligence (au sens de rendre intelligible), un engagement personnel, (l’auteure ne craignant pas de dire “Je”) et un véritable courage politique. C’est là qu’opère l’alchimie.
Ce qui est impensé n’est pas vide.
La physique ne nous apprend-t-elle pas que “le vide a d’autres propriétés que celle de ne rien contenir ?” Et Karima Lazali fait le pari que la littérature peut le prouver. Et elle le prouve. Sous le regard étonné, bouleversé du lecteur, de la lectrice, dans un va et vient presque clinique avec l’histoire, l’écriture ainsi éclairée de chaque auteur, tous de graphie française, de chaque œuvre se révèle un champ de fragments de la bombe. Les traces sont là. Surprenant, jamais la littérature algérienne de langue française ne nous avait été révélée ainsi.
Chaque écrivain, Kateb Yacine, Nabile Farès, Jean Mouhoub Amrouche, Yamina Mechakra, Samir Toumi, Amellal, Salim Bachi, Tahar Djaout, le chercheur d’os assassiné, les anciens et les nouveaux servant ainsi de parolier singulier à la longue litanie des plaintes et des souffrances d’algériens et d’algérienne, faisant presque office des paroles confidentielles des souffrants algériens en analyse. Car, nous dit l’auteure, “l’histoire ne parle pas seule, ce sont les sujets qui la font parler et, dans le meilleur des cas, ils en disputent l’interprétation aux historiens et aux politiques.”
Relire ces auteurs sous cet éclairage, dans une belle alliance entre l’écrivain “qui écrit” et « la psychanalyste qui “lit ce qui dans le texte se loge dans le blanc des marges”, une toile de fond se tisse, se ligue et dévoile ce “qui a été et continue d’être effacé par le politique.”
Lire ce travail c’est comme assister à la naissance, à la construction de cette subjectivité indigène colonisée qui ne se dérobe plus.
Et ce dévoilement témoigne pour tous que la colonialité est toujours là, à l’œuvre, elle n’est pas l’histoire mais son effet « (...) pleinement incluse dans les subjectivités. »
Et l’un de ses effets, nous apprend l’analyste, le plus meurtrier serait, au cœur du trauma colonial : la peur de disparaître.
D’abord parce que l’entreprise coloniale a œuvré à cette disparition, dans une violence terrifiante, à la fois physique et symbolique, entre colonie de peuplement (de remplacement ?) expropriation massive de la terre des ancêtres, effacements des traces des ancêtres, langue, culture, jusqu’à la manière de les (re)nommer. Mais pas seulement, à l’indépendance, le politique n’a pas permis d’honorer nos morts et nos disparus : « Les désastres de la guerre de conquête sont très rarement mentionnés et le fait qu’un tiers de la population ait alors disparu semble relever d’un oubli. »
La peur de disparaître qui déborde notre conscience pour faire trembler nos corps ce n’est pas la peur de la mort, c’est pire, c’est la crainte de rejoindre ce deuil impossible de tous ces morts qui nous « possèdent » parce que les ayant laissés sans sépulture nous n’avons pas témoigné qu’ils étaient morts. « (…) Ce qui a disparu fleurit au détriment de ce qui va naître. », écrit K. Yacine en véritable maitre éclaireur de l’ombre.
« Les sujets sont assiégés dans leur intériorité par l’esprit de la disparition. Là se loge le véritable « pacte colonial », qui maintient les vivants à une place d’ombre d’eux-mêmes. Les vivants sont captifs d’une forme de fascination problématique : comment donc quitter ses disparus en l’absence d’un ensevelissement collectif. » Des disparus qui s’accumulent pendant qu’il est encore et toujours interdit par décrets de parler des malheurs depuis la colonisation à la libération jusqu’à la guerre intérieure.
Il y aurait là, ajoute l’auteure, comme une continuité du pacte colonial dans la manière de gouverner de l’Algérie coloniale à l’Algérie indépendante : fabriquer des disparus et les faire disparaître. Effacement des mémoires. Une épouvantable fabrique de la peur et donc de l’inertie.
Et l’auteure de nous inviter à reconnaître la part sombre de ce pacte : notre responsabilité contemporaine dans la fabrication de la colonialité.
Comment s’en libérer collectivement et individuellement ?
D’autant plus que la gouvernance de l’Algérie indépendante souffre d’une autre perte incrustée dans nos mémoires, silencieuse comme un autre fragment de bombe : la perte du père.
Sans père, sans loi pour dire la filiation, pour désigner le successeur, ”’effraction coloniale qui a orchestré la disparition des pères et leur déchétisation a plongé les fils dans une situation impossible dont le fratricide résulte”.
Les fils errants s’entretuant et se succédant depuis dans l’illégitimité telle une constante nationale invisible, de l’assassinat d’Abane Ramdane (1957), le massacre de Melouza, jusqu’à l’assassinat, de Mohamed Boudiaf (1992) et le massacre de Bentalha au cœur de la “guerre intérieure”.
Alors, conclut Karima Lazali : “Il serait maintenant bienvenu de se donner les moyens de faire du trauma une source de perpétuelles inventions pour la pensée et la politique. ”
C’est ce qu’elle a fait, en véritable maîtresse éclaireuse de l’ombre, et pour la subjectivité indigène que je suis c’est magistral.
“Le Trauma colonial, une enquête sur les effets psychiques et politiques contemporain de l’oppression coloniale en Algérie”, éd. La Découverte (France). Ed Koukou (Algérie) 2018
Ghania Mouffok
27/10/2018
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/le-trauma-colonial-ou-la-peur-de-disparaitre_mg_5bd2ec82e4b0d38b5882407f
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