Il y a 58 ans, des milliers d’Algériennes et d’Algériens déferlaient dans les rues des grandes villes du pays, notamment à Alger, pour manifester en faveur de l’indépendance de l’Algérie et du Front de libération nationale (FLN). Récit.
11 décembre 1960. «Les Algériens musulmans, femmes, enfants, jeunes, vieux, descendent des bidonvilles du ravin de la Femme sauvage, de Diar El Mahçoul, de Diar Es Saada, de Clos Salembier. Ils crient “Tahya El Djazair”, “Algérie algérienne”. La population est dehors.
Les youyous fusent. Les emblèmes algériens sont même plantés sur les automitrailleuses françaises. Ce matin-là, l’éclosion des drapeaux algériens épouvante les Européens d’Algérie. Les manifestations sont partout. A Constantine, Tipasa, Cherchell, Oran… Elles s’étendent à tout le pays», écrit, en 2002, Yahiaoui Messaouda dans la revue El Massadir.
Pour sa part, le ministre des Moudjahidine, Tayeb Zitouni, a souligné, mardi dernier à Aïn Temouchent, dans l’allocution d’ouverture d’un colloque national intitulé «Les manifestations du 11 décembre 1960 : victoire de la volonté du peuple à se libérer», qui s’est tenu au centre universitaire Belhadj Bouchaïb, que les manifestations du 11 décembre 1960 ont montré l’attachement indéfectible du peuple algérien à sa Révolution armée en répondant à l’appel de sa direction.
«Ces manifestations, lancées à partir de Aïn Temouchent avant de se propager à travers le territoire national, ont montré que le peuple algérien, à l’unisson, a définitivement tranché dans ses choix et s’est rangé aux côtés de la direction politique et du commandement militaire de sa révolution», a ajouté le ministre, rappelant que «cet événement a changé le cours de l’histoire avec l’adoption, le 15 septembre 1960, par l’ONU, de la résolution 15/14 appelant à la mise en œuvre d’un processus de décolonisation».
De son côté, Ali Bouzgza alias Ali Baaziz a confié : «Si cette date est si importante, c’est qu’elle était déterminante pour l’indépendance. Les manifestations du 11 décembre 1960 nous ont permis d’arracher notre indépendance au moins quatre ans à l’avance.»
Alger
Les manifestations de décembre 1960, avec l’intervention des masses populaires urbaines algériennes, marquent un tournant de la Guerre de Llibération nationale. Daho Djerbal, maître de conférences en histoire contemporaine au département d’histoire, université d’Alger2, directeur de la revue Naqd, indique dans la dite publication que ces manifestations posent aussi la question du sujet actif de l’histoire de la Guerre de libération.
La question qui apparaît en filigrane de l’événement historique est de savoir comment a (re)surgi, dans les villes du pays, un acteur nouveau, «le peuple», et comment ce dernier, à l’instar de celui des campagnes, s’est posé dans la mémoire collective comme un acteur à part entière, au même titre que le mounadhel, le moussebel, le djoundi ou le moudjahed.
Si elles se sont étendues à plusieurs villes, c’est à Alger, dans le quartier de Belcourt, précisément dans l’ancienne rue de Lyon (aujourd’hui rue Mohamed Belouizdad)qu’elles ont débuté.
D’ailleurs, lors du dernier Forum du moudjahid, Mohamed Bousmaha, commandant de l’ALN dans la zone autonome dans la Wilaya IV, a mis l’accent sur ce détail : «Il faut que ce soit clair une bonne fois pour toutes, les manifestations du 11 décembre 1960 ont commencé à Alger.
Il est important de le préciser car la capitale a vécu des circonstances et des événements particuliers.» Selon lui, si les Algérois sont sortis dans la rue ce fameux 11 Décembre 1960 c’est pour deux raisons principales : la première est qu’ils en avaient assez de la pression qu’exerçait l’administration française sur eux ; a seconde pour dire stop aux rumeurs selon lesquelles les Algérois ne s’intéressaient plus à la Révolution.
Politique répressive
En effet, la situation générale à Alger n’était guerre brillante, selon l’association historique et culturelle 11 Décembre 1960. Le climat était difficile, le découragement et la méfiance étaient rois. La ville était quadrillée par l’armée et la police. La répression était toujours présente.
A ce sujet, Mohamed Bousmaha explique que cette politique répressive était l’une des deux politiques pour laquelle la France a opté durant la Révolution, particulièrement durant l’année 1960, à Alger.
La seconde est celle de la manipulation : «Celle ci consistait en l’organisation d’événements culturels afin de détourner l’attention des Algérois et la diffusion de fausses informations, quant au sort de la Révolution, en disant qu’elle est complètement sous contrôle.»
La même source précise que l’administration française s’était également beaucoup intéressée aux femmes au foyer en leur distribuant des machines à coudre pour les occuper et ne plus s’intéresser à la Révolution.
«Ils avaient importé un bateau chargé de machines à coudre. Pour eux, cela valait mieux que 1000 fusils», confie-il. Finalement, les Algérois, qui donnaient l’impression qu’ils étaient contents des efforts de l’administration française, ne faisaient que «refouler leur colère», ajoute Mohamed Bousmaha.
Plan de Constantine
De son côté, le moudjahid Mouloud Benmasbah avoue que ces manifestations ont été prévues deux ans à l’avance. Il raconte : «Le 3 octobre 1958, De Gaulle annonça, dans un discours devant la préfecture de Constantine, un plan de développement économique et social en Algérie, communément appelé Plan de Constantine.
Il consistait à construire des logements, à distribuer des terres agricoles et à créer des emplois au profit des Algériens. Ce plan avait finalement pour but principal de maintenir la souveraineté française en Algérie et les éloigner les Algériens de la Révolution.
A Alger par exemple, il a construit les cités, comme celle de Diar El Mahçoul, Diar Echams ou encore Bellevue. C’est la que la décision d’un soulèvement populaire a été prise afin d’alléger un peu la mission des moudjahidine dans le maquis.»
Dans la revue El Massadir, Messaouda Yahiaoui explique que suite à cela, une commission interministérielle a été créée. Elle est composée de Krim Belkacem, Boussouf, Bentobbal et Abdelhamid Mehri. Cette commission, le CNRA, a utilisé ses propres contacts, des personnalités algériennes qui coopéraient avec la Révolution, pour transmettre ses directives aux Wilayas de l’intérieur, isolées par les lignes Challe-Morice :
«C’est ainsi qu’en février 1960 les ordres ont été donnés pour organiser des manifestations populaires. Les Français, très bien renseignés, ont engagé les pourparlers de Melum du 25 au 29 juin 1960.
Mais suite à l’échec de ces derniers, les Wilayas se disent, en août 1960, prêtes à organiser des manifestations. Fin octobre, l’ordre est de nouveau donné pour passer à l’action à l’occasion de l’anniversaire du déclenchement de la Révolution.»
Heurts
Début novembre 1960, De Gaulle fait une intervention où il parle d’Algérie algérienne. Son but ? «Surement retarder l’organisation de manifestations algériennes. Ce dernier, alarmé par les heurts possibles des deux communautés en Algérie, décide de faire un périple en Algérie à partir du 9 décembre. Le 10 décembre 1960, la commission du CNRA donne l’ordre de passer à l’action.
Des milliers de drapeaux algériens et d’affiches sont prêts. Depuis longtemps, le travail est planifié.» Pour l’historien Fouad Soufi, il faut inscrire ces manifestations dans leur contexte immédiat, à savoir les manifestations des Européens contre la politique du général De Gaulle et sa venue en Algérie.
«Depuis trois jours déjà, Alger et Oran étaient en ébullition», explique-t-il. Les Européens observent la grève générale déclenchée par le Front de l’Algérie française (FAF). Le 9 décembre, à Alger, au quartier de Belcourt. Il est 8h. Des voitures sont immobilisées, des pneus crevés par les clous abondamment jetés sur la chaussée.
La grève est totale aux facultés gardées par les CRS. A 10h, elle est suivie à 80% dans le secteur privé. Selon l’association historique et culturelle 11 Décembre 1960, ce n’est qu’a 10h30 que commencent les heurts entre les manifestants européens et les CRS. 11h45, le 9 décembre 1960.
A défaut de pouvoir atterrir à Oran, le général de Gaulle se rend à Tlemcen et rejoint Aïn Témouchent. Sur la route le conduisant à la mairie, une foule brandissant des banderoles : «Algérie française», «Ici c’est la France» ou encore «Nous voulons rester Français». Même cas de figure pour Oran.
Manifestations
En effet, selon Fouad Soufi, les manifestants européens ont essayé le 9 et surtout le 10 décembre au matin, d’entraîner les Oranais dans leur grève générale et dans leurs manifestations. «Face à leur refus ils les ont agressés.
A Oran le 10 au matin, de nouvelles ’ratonnades’ ont été effectuées», confie-t-il. Un premier incident survient alors entre Européens et Algériens. Au slogan «Algérie algérienne», l’OCFLN de Aïn Témouchent répondre par «Algérie musulmane». «Le lendemain, le 10 au matin, à Oran, les manifestants européens ont attaqué M’dina J’dida et la réponse des Algériens fut aussi vive.
Dans l’après-midi de cette même journée, les mêmes causes ont eu les mêmes effets à Alger, à Belcourt plus précisément. Le 11, les manifestations connurent la tournure tragique et magnifique que nous leur connaissons. Elles s’étendirent le soir à Constantine, puis progressivement aux autres villes du pays», explique Fouad Soufi. Le lendemain, soit samedi 10 décembre, les Français continuent à manifester. Seddik Bahloul, âgé de 16 ans à l’époque, confie avoir pris part aux manifestations.
Il raconte : «L’après-midi du 10 décembre, les commerçants musulmans de la rue de Lyon, sommés par les utras de fermer leurs magasins en signe de solidarité avec les pieds noirs, s’opposent à ces derniers.
Survient alors l’étincelle qui met le feu entre musulmans et ultras. Un pied noir menaça avec son arme un groupe de jeunes Algériens. Attroupement spontané, le ras le bol déborde. Tout s’enflamme. Incendies de voitures.»
Slogans
La presse met l’accent sur le changement de caractère des événements. En effet, ces manifestations populaires de décembre 1960 sont abondamment couvertes par la presse française.
D’ailleurs, l’Agence France presse (AFP) suit le déroulement de cette journée heure par heure. 10h. Les Algériens descendent des hauteurs qui s’étagent au dessus de la rue de Lyon en criant des slogans nationalistes, drapeaux en main. «Les quartiers européens se vident en voyant la marche des manifestants musulmans.
Ces derniers sont gênés dans leur descente vers les quartiers européens par les gendarmes et les CRS», écrit Messaouda Yahiaoui. 10h30. Depuis Diar El Mahçoul arrive au Hamma un long cortège de musulmans.
Armés de bâtons et arborant des drapeaux, ils brûlent tout sur leur passage et incendient une station d’essence. 11h.
Les bagarres de la rue Julienne sont terminées. Des parachutistes prennent position dans le quartier. On apprend qu’un musulman a été tué au Clos Salembier. 12h.
Des groupes d’Algériens se déplacent dans différents quartiers de Diar Es Saâda, de Diar El Mahçoul, dans le ravin de la Femme sauvage ou un Européen est égorgé. Une escouade de CRS bloque des milliers d’Algériens rassemblés autour d’un grand drapeau à proximité du cimetière Sidi M’hamed.
Des cortèges de manifestants défilent dans les rues de Belcourt en chantant. Des dizaines d’emblèmes vert et blanc sont agités aux fenêtres par les femmes. Un jeune homme sort d’une cour en brandissant un drapeau vert et blanc orné du croissant et de l’étoile rouge.
Une femme dont le mari arrêté depuis trois ans et déclaré disparu, lui enlève le drapeau et prend la tête d’un cortège qui sera arrêté par les CRS. 12h15.
Une Simca arborant un drapeau vert et blanc se présente rue de Lyon. Les Européens essayent de lyncher les passagers, mais ils en sont empêchés par les CRS. De la foule des manifestants retentit un puissant Min Djibalina. 13h.
Le flot des Algériens descend des hauteurs vers Belcourt au ravin de la Femme sauvage, où les musulmans établissent une barricade. 13h15. Les manifestants algériens, au nombre de 5000 à Belcourt, scandent des slogans divers : «Algérie libre», «Vive le FLN», «Abbas au pouvoir»…
Un peu plus tard, de graves incidents surviennent à Bab El Oued entre Européens et Algériens. Messaouda Yahiaoui écrit : «Les Algériens sont réprimés, les ratonnades sont violentes. La Casbah est mitraillée. Les habitants s’organisent pour faire le guet contre les incursions des européens armés.
Le sergent Léger (en tenue léopard et béret rouge) accueille les paras du 18e régiment RCP, Masselot en tête. Masselot a ramené son régiment (25 camions remplis de soldats paras) qui charge les musulmans. Les victimes sont nombreuses. La sauvagerie colonialiste est incroyable.»
Morts
14h. Les scènes d’émeutes se poursuivent à Diar El Mahçoul ou un parc d’Esso est incendié. La situation à Bab El Oued s’aggrave. Sur la colline située au dessus du boulevard de Champagne, plusieurs milliers d’Algériens, encouragés par les youyous frénétiques des femmes, crient : «Algérie musulmane». 15h30.
Le drapeau vert et blanc est hissé sur la mosquée du Clos Salembier aux environs duquel éclatent deux nouveaux incendies. L’armée ouvre le feu sur la place du Gouvernement, faisant plusieurs morts.
Seddik Bahloul a d’ailleurs été touché par l’une des rafales : «J’ai participé à l’action comme mes compatriotes en criant ‘’Vive le FLN’’, ‘’Algérie musulmane’’, ‘’Vive l’indépendance’’, en déployant l’emblème national, défiant les forces coloniales.»
Ce dernier dit avoir été poursuivi par une jeep de paras équipée d’un FM, de la rue Albin Rozet jusqu’à la rue Mont Fleury ou il est rejoint. «Une première rafale me touche aux jambes et me fait tomber. Un para en profite pour m’assener des coups de godasse.
Un autre m’enlève le drapeau que je tiens fortement serré entre mes mains. Une rafale me laisse pour mort, gisant dans une mare de sang. Je suis évacué par un ambulancier vers Kouba», ajoute-t-il. Dans de nombreux quartier, les Européens quittent leurs habitations. 15h30. Des Européens tirent sur des Algériens qui défilent à Bab El Oued ou les paras et les chars s’installent. 17h.
Les paras venant du haut de Belcourt défilent avec sur leurs camions les drapeaux algériens qu’ils ont arrachés aux barricades des musulmans. Ils empruntent la rue de Lyon ou les Européens enhardis les applaudissent et font entendre : «Algérie française !», «Défendez-nous !», «Sauvez l’Algérie». 18h15.
La situation s’apaise progressivement dans l’ensemble de l’agglomération algéroise. Une certaine agitation subsiste à Belcourt. Le couvre-feu entre en vigueur dès 20h.
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