Les éditions Barzakh ont réédité, en novembre 2017, le premier roman d’Assia Djebar, «La Soif», publié, en 1957, en France aux éditions Julliard. «Longtemps introuvable», ce roman, dans lequel apparaissaient déjà des éléments qui fonderont son écriture plus tard, signe l’acte de naissance d’une romancière singulière, qui, à 21 ans seulement (elle est née en 1936), avait déjà une langue et un propos. Faisant écho à toute son œuvre et porté par une écriture raffinée et une musicalité, «La Soif» -et au-delà de l’histoire qui y est racontée- est un court texte bouleversant, désarmant par sa vérité et celle de ses personnages, qui se lit aujourd’hui comme s’il avait été écrit hier.
Assia Djebar est l’auteur d’une œuvre dense et imposante, qui a été cinéaste et universitaire ainsi que membre de l’Académie française. Elle nous a quittés en février 2015. Si «Les Alouettes naïves», un de ses premiers romans, est connue, le tout premier, «La Soif», l’est beaucoup moins. Les éditions Barzakh ont «déterré» ce texte écrit à la première personne, l’ont réédité en novembre dernier, 60 ans après sa première publication. Selon l’éditeur (quatrième de couverture), à sa première parution, «parce qu’il met en scène une jeune Algérienne hédoniste, Nadia, à l’oisiveté un peu mélancolique, alors que la guerre d’indépendance y est à peine évoquée, le roman suscite la controverse». Bien des décennies plus tard, on redécouvre ce court texte, qui n’a pas pris une ride, et qui raconte l’apprentissage de la vie au cours d’un été au soleil de Nadia, une jeune fille de 20 ans, mutine et coquette, qui aime contempler la nature et faire des promenades. Parfois elle s’ennuie, et exprime -elle qui n’a pas encore vécu- au début du roman, son envie d’oublier son passé. Nadia n’oubliera pourtant pas l’été de ses 20 ans. L’été où tout a basculé. Il la hantera longtemps avant de l’habiter éternellement. Elle apprendra à grandir, et ce passage à l’âge adulte ne sera pas sans conséquences, car grandir est aussi une manière de vivre avec les secrets, les remords et les renoncements. «J’apprenais désormais à vivre, et non plus à jouer», dit-elle dans un de ses nombreux moments de lucidité, une lucidité dictée par le flot d’émotions, contradictoires, qui jaillit en elle. Nadia connaîtra aussi l’amour et le définit comme «le fond d’un cœur opaque que l’on traîne derrière soi, dans un sourire, pour donner le bonheur...». Pourtant, au début du récit, cette héroïne, à bien des égards romantique, semble quelque peu légère et frivole. Elle sait sa beauté et son effet sur les autres et en joue, notamment avec Hassein, son ami qui n’hésite jamais à lui dire ce qu’il pense d’elle. S’estimant «froide, sans cœur et sans ambitions claires», Nadia verra son existence paisible et monotone bouleversée par la rencontre avec son amie de lycée, Jedla, et son mari Ali Moulay, qui deviennent ses voisins le temps d’un été. Jedla est contradictoire dans ses émotions et son amitié avec Nadia. Elle la laissera entrer/revenir dans sa vie, mais lui demandera une faveur qui transformera à jamais leurs vies. «La Soif» est un livre sur une jeune fille qui devient une femme, découvre la violence de la vie, et explore l’univers des femmes. Car «La Soif» est aussi un fabuleux portrait de femmes : Jedla, en proie au doute et à l’abattement, emmurée dans le silence qu’elle s’est imposée à elle-même; Myriem (la sœur de Nadia), femme quelque peu soumise et amoureuse, sensible à la moindre petite marque d’affection; Leila (l’autre sœur de Nadia), femme de tête et de caractère, qui mène son petit monde à la baguette, gardant le lien avec la tradition tout en étant moderne dans sa façon de vivre (par exemple elle est la seule à toujours parler en arabe avec Nadia); Aïcha (la sœur de Ali), femme plutôt «traditionnelle» qui a dépassé l’âge du mariage et qui vit dans son monde; et puis Nadia, qui semble libre et libérée mais qui n’a pas encore fait sa mue. Les hommes du roman apportent un autre sens, un autre éclairage, une autre vérité plus générale, plus ancrée dans le temps et l’espace : ils nous font quitter le monde des femmes comme on quitterait un rêve pour apporter un point de vue, notamment sur les femmes, sur la double culture (Hassein évoquant les origines de Nadia), ou sur le contexte de colonisation (évoqué brièvement dans un échange entre Nadia et Ali). Récit initiatique, ce roman dit, somme toute, la soif de vivre, d’aimer et de grandir. La soif de découvrir l’univers des autres et de les saisir dans leur complexité; la soif de la «recherche des êtres, et non la poursuite de fantômes»; la soif de se découvrir soi-même et de se construire, même si cela est douloureux et passe par des chemins escarpés; la soif de l’inattendu et de l’impossible dans un monde conformiste et une société de superficialités et de convenances. D’où, peut-être, la modernité de ce roman et son éternité.
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• «La Soif» d’Assia Djebar. Postface de Beïda Chikhi (universitaire, spécialiste de l’œuvre d’Assia Djebar). Roman, 204 pages, éditions Barzakh, Alger, octobre 2017. Prix : 700 DA.
Écrit par Sara Kharfi
http://reporters.dz/index.php/culture/item/92809-roman-la-soif-d-assia-djebar-reedite-en-algerie-60-ans-apres-sa-premiere-publication-devenir-une-femme?fbclid=IwAR24C5RJLyeDEhuK2sqE6kyhWYXrFGZy51nS6jF6yx4xhPW0ehSW6UZaMSo
La soif
Son premier livre, La Soif (1957), raconte l’histoire d’une femme franco-algérienne et sa vie frivole pendant l’Algérie moderne. C’était le contenu controversé de ce roman qui a provoqué Djebar d’adopter un nom de plume.
Assia Djebar
Octobre 2017
Assia Djebar a vingt-et-un ans lorsqu'elle publie son premier roman La soif, à Paris, aux éditions Julliard. Un an auparavant, en mai 1956, elle a été exclue de l'Ecole normale supérieure - elle était la première femme musulmane à l'avoir intégrée - car elle a suivi le mot d'ordre de grève lancé par l'UGEMA.
La soif vaut à Assia Djebar une reconnaissance immédiate. Cependant, parce qu'il met en scène une jeune Algérienne hédoniste, Nadia, à l'oisivité un peu mélancolique, alors que la guerre d'Indépendance y est à peine évoquée, le roman suscite aussi la controverse.
60 ans après sa parution, ce court texte d'une jeune romancière frappe encore par sa singulière beauté et signe l'entrée magistrale en littérature d'une grande écrivaine.
La réédition de ce roman depuis longtemps introuvable est accompagnée d'une postface de Beïda Chikhi, universitaire spécialiste de l'oeuvre d'Assia Djebar.
http://www.editions-barzakh.com/catalogue/la-soif
Une Liste des œuvres
Livres :
- La Soif. (1957)
- Les Impatients. (1958)
- Women of Islam. (1961)
- Les enfants du nouveau monde. (1962)
- Les alouettes naïves. (1967)
- Poèmes pour l’Algérie heureuse. (1969)
- Rouge l’aube. (1969)
- La nouba des femmes du Mont Chenoua. (1969)
- Les Femmes d’Alger dans leur appartement. (1980)
- L’Amour, la fantasia. (1985)
- Fantasia: An Algerian Cavalcade. (1985)
- Ombre Sultane. (1987)
- Loin de Médine. (1991)
- Chronique d’un été algérien. (1993)
- Le blanc de l’Algérie. (1996)
- Oran-langue morte. (1997)
- Les nuits de Strasbourg. (1997)
- Ces voix qui m’assiègent: En marge de ma francophonie. (1999)
- La femme sans sepulture. (2002)
- La disparation de la langue français. (2004)
- Nulle part de la maison de mon père. (2008)
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