Lors d’une réception intime donnée la semaine écoulée dans les salons de l’ambassade du royaume de Belgique à Alger, l’ambassadeur Pierre Gillon, qui décernait à Ali Haroun la médaille d’officier de l’Ordre de Léopold, a rappelé dans son allocution : «Grâce à ses efforts inlassables pour préserver la mémoire collective entre la Belgique et l’Algérie, M. Ali Haroun a grandement contribué au renforcement des relations bilatérales entre nos deux pays.
Sur proposition du ministre des Affaires étrangères du Royaume de Belgique, il a plu à Sa Majesté le Roi Phillip, en reconnaissance des services rendus, de conférer la décoration civile d’Officier de l’Ordre de Léopold à M. Ali Haroun.
L’Ordre de Léopold est l’ordre militaire et civil le plus important de Belgique. Il doit son nom au Roi Léopold 1er et a été fondé en 1832. Cette décoration est décernée pour mérites exceptionnels et s’étend à tous les domaines.»
Par le prétoire et par le verbe
Qu’avons-nous gardé de la grande Guerre de Libération nationale ? Des noms et des dates. Des actes et des noms. Et aussi de grandes amitiés. Les lieux géométriques où se sont croisées d’innombrables destins d’hommes n’ont pas été seulement nos djebels, nos villes et nos villages, mais aussi d’autres lieux à travers le monde. Des gens de courage et de détermination ont été à nos côtés, en Amérique, en Asie, en Europe.
Hommes d’église, enseignants, étudiants, syndicalistes, universitaires, soldats en rupture de ban, avocats «sur leur champ de bataille qui est le prétoire, par le verbe qui est leur arme», ils ont refusé la manipulation et le mensonge qui faisaient croire que la plus cruelle des guerres coloniales était un combat entre le bien et le mal, un combat entre la civilisation et la barbarie.
Le 5 novembre 2018, Ali Haroun, par qui, de temps à autre, la mémoire nous revient à l’occasion d’une conférence donnée dans un hémicycle, un article dans un journal, ou dans un livre valant précis d’histoire, nous a conté la très belle histoire de ces Citoyens du monde qui ont obéi au seul devoir qui vaille, celui de leur conscience.
«Des étrangers, Français, Belges, Allemands, Suisses et autres, ont compris le sens profond du combat des Algériens contre le colonialisme. Mais en proportion, les Belges furent nombreux à s’investir.»
En cette date anniversaire de la Révolution de novembre, certains d’entre nos nombreux amis belges sont venus honorer par leur présence la cérémonie de remise à Ali Haroun de cette décoration qui burine encore davantage son nom.
Ali Haroun a tout connu dans son existence, les grands moments de la Guerre de Libération nationale et ses drames, les difficiles conditions de la clandestinité, comme responsable des détentions et camps d’internement, la douleur des reclus dans les geôles étroites et sombres des prisons coloniales.
Il a ressenti, au plus profond de son être d’avocat, l’écho du chuintement sinistre quand tombe le couperet. Il a vécu les désenchantements de l’été des dupes, les dictatures hermétiques qui en ont découlé, le long exil intérieur et ses multiples labyrinthes, les atrocités de la décennie 1990, lorsque la trame terrible des égoïsmes, des discordes, des fanatismes et des religiosités aliénantes comme un opium ont entravé la raison et l’ont enserrée dans ses œillères opaques. Et dans toutes ces situations, il a su rester debout, fidèle à ses convictions, fidèle à ses amitiés.
Ali Haroun a remonté le temps jusqu’à cette époque de tous les héroïsmes, ses phrases agitées d’amplitudes soudaines quand les événements deviennent une épopée. Les événements où nos amis belges ont donné le meilleur d’eux-mêmes à l’Algérie combattante.
Dans la belle résidence de Belgique
C’était dans la belle résidence de Belgique, une maison tout en charme et en profondeur, dans un quartier jadis interdit aux «indigènes» devant un brillant parterre d’invités, la plupart d’anciens militants indépendantistes, que l’ambassadeur Pierre Gillon a rendu hommage au récipiendaire. «Le hasard des rencontres m’a fait croiser le chemin de maître Ali Haroun, deux semaines à peine après mon arrivée en Algérie, à l’occasion de la remise du prix de l’Emir Abdelkader à Mostaganem.
Il m’explique alors que les Belges avaient joué un rôle considérable, bien que largement méconnu, pendant la guerre d’Algérie. Il évoque son amitié de 60 années avec Serge et Henriette Moureaux. A l’issue d’un bref entretien avec maître Ali Haroun de sa visite en décembre 2016, le Premier ministre, Charles Michel, charge alors son ambassadeur de faire revivre cette histoire commune.
En Algérie comme en Belgique, il y a des personnalités exceptionnelles qui créent des ponts entre nos deux pays. Maître Ali Haroun fait partie de celles-ci.»
Auteur de plusieurs ouvrages, dont l’historique La 7e Wilaya. La guerre du FLN en France (1954-1962) (Seuil, Paris, 1985, plusieurs fois réédités en France et par la maison Casbah éditions, en Algérie), M. Haroun a consacré un chapitre de son ouvrage au rôle et à la contribution des Belges en aide aux militants du FLN. Il a couché sur le papier une tranche d’histoire qui risquait d’être oubliée en raison de la mort des différents protagonistes.
Il a ainsi contribué à ce que ce petit morceau d’histoire entre la Belgique et l’Algérie ne soit pas oublié. M. Haroun a été également interviewé dans le documentaire Le Front du Nord. Des Belges dans la guerre d’Algérie réalisé en 1992 par Hugues Le Paige pour la RTBF. M. Haroun n’a de cesse de montrer sa reconnaissance et de remercier les Belges qui ont aidé l’Algérie dans sa lutte pour l’Indépendance…
Les héros discrets
«… L’histoire que j’évoque ici est avant tout une histoire humaine, ajoute l’ambassadeur, loin peut-être de la Grande Histoire qui s’occupe des relations entre les Etats et les gouvernements, … mais il s’agit d’une histoire orale, celle des témoignages, l’histoire qui a été vécue et qui n’est inscrite nulle part. Il s’agit d’une source précieuse pour les historiens. Nous avons le devoir de la préserver, car si nous ne la préservons pas, elle sera perdue à tout jamais.
Je voudrais vous parler d’Henriette, de Suzy, d’Adeline, de Marc et de Matéo, ces héros discrets, ces Belges qui, au péril de leur vie parfois, ont aidé les Algériens pendant la guerre d’Indépendance. Ils ont été membres de réseaux, porteurs de valises, passeurs de militants et de clandestins… mais aussi membres du collectif des avocats belges du FLN qui défendaient les militants algériens. Les profils, les histoires et les motivations de chacun étaient variés. Néanmoins, un élément les rassemblait tous : ils croyaient en une cause juste, celle de l’Indépendance de l’Algérie…
Il est frappant de constater la diversité des engagements : ceux des anticolonialistes, ceux des résistants de la Seconde Guerre mondiale et qui avaient connu la torture sous le régime nazi, ceux des chrétiens progressistes, des juifs, des pacifistes, des communistes et bien d’autres…»
Des rencontres qui ont quelquefois transformé le hasard en destin
La veille, Suzy Rosendor, Anne Chotteau et d’autres sont allés au cimetière El Alia. Ils ont retrouvé dans l’alignement des pierres tombales celles qui portent les noms des militants indépendantistes, Kaddour Ladlani, Saïd Bouaziz, Mostefa Lacheraf, avec lesquels ils ont partagé de grands moments d’histoire. Ces Justes venus d’un pays si proche et si lointain en même temps, avant de quitter El Alia, se sont recueillis sur la tombe de Krim Belkacem. Krim Belkacem qu’ils ont connu quand il était l’ouvrier quotidien de l’Algérie en devenir. Krim Belkacem, remarquable destinée, menée jusqu’à ses fins dernières et dont l’histoire grande et tragique se confond avec l’histoire tragique et grande de son peuple.
Ceux qui sont morts
Le visage racé du vieux Sachem pétri d’usage et de raison a été envahi par l’émotion, quand il a évoqué ceux qui sont tombés, parce qu’ils étaient convaincus que «rien ne peut justifier l’injustice fondamentale, procédant de la négation ou du mépris de la loi naturelle, reconnaissant à l’homme son droit à la liberté».
La parole de Ali Haroun maîtrisée, mais pleine de nostalgie et de tristesse avec ses pleins et ses déliés, retrouvait et décrivait leur figure, leurs exploits et leurs sacrifices.
«En 1958, Pierre Legrève professeur de philosophie, est président du Comité et Georges Laperches, professeur d’histoire, en est membre. Chez celui-ci, le facteur vient livrer un colis. C’est sans doute un livre. L’emballage porte la mention ‘‘Presses universitaires de France’’.
Monsieur Laperches l’ouvre avec d’autant plus d’intérêt qu’il traite de la pacification vue par un auteur algérien. Aussitôt, une terrible déflagration retentit. La bombe explose. Le professeur meurt dans l’ambulance qui le transporte à l’hôpital.
La veille, 25 mars 1960, à Linkebeek, faubourg de Bruxelles, le même colis piégé avait été adressé au président du Comité, Pierre Legrève. En son absence, son épouse ouvre le paquet. Par miracle la machine infernale ne fonctionne pas. Mme Legrève découvre une petite boîte métallique encastrée au milieu des feuillets et appelle la police qui désarme l’engin.
Deux semaines avant le décès du professeur Laperches, Akli Aïssiou étudiant en médecine de l’Université Libre de Bruxelles, avait été assassiné par la ‘‘Main rouge’’.»
Des décennies après la commission des crimes, le narrateur, bien élevé, répugne à préciser le véritable sigle de l’organisation qui assassinait, il a préféré le terme générique de «la main rouge», un sigle composé de cinq lettres comme les cinq doigts de la main sanglante qui tuait d’une balle dans la tête, avec une bombe dans une voiture, un colis piégé, un lacet au fond d’un sombre couloir d’immeuble, une dague ou le filtre vipérin d’une fiole.
Les cinq lettres du SDECE… Snipeurs en embuscade dans les plis sinistres de la raison d’Etat, ils ont voulu frapper l’histoire à son socle, mais ils n’ont réussi qu’à la pérenniser.
Un souvenir parmi tant d’autres
«Un souvenir. L’agent de liaison belge, qui me ramène de Paris en Belgique, me présente la personne qui doit me prendre en charge cette nuit-là. L’individu se présente : ‘‘Marc Dujardin !’’ Je ne peux m’empêcher de réprimer un sourire.
‘‘Alors, lui dis-je, tu es Monsieur Dujardin ! Marc, d’accord, puisqu’on t’a toujours surnommé ainsi à Paris dans le nidham, mais pourquoi Dujardin ? C’est un nom qui fait très belge francophone, me répond-il. La publicité du digestif ‘‘Dujardin’’ est sur tous les murs et ça me facilite beaucoup les premiers contacts. Je te dirai qu’en pays flamand, je m’appelle ‘‘Mark van den Hoven’’.
Il vaut mieux passer inaperçu, n’est-ce pas Si Ali ?’’ Tout en parlant, Dujardin – de son vrai nom Abdelmadjid Titouche – reprenait instinctivement son accent des faubourgs d’Alger, l’intonation qu’on attribuera, après l’indépendance, à ‘‘Moh Bab El Oued’’. De fait, ‘‘Marc’’ pouvait passer pour n’importe quel Européen du Nord. Mince, grand, le teint clair et le cheveu fin, son physique lui permettait toutes les audaces.
Une intrépidité bonhomme, alliée à une grande douceur, permettait à ‘‘Marc’’ d’obtenir beaucoup de ses amis. Ainsi, M. Jacquemin, directeur des douanes en retraite, n’avait pu résister à son charme. Il mit à la disposition du FLN la propriété qu’il possédait aux environs de Bruxelles. De même Serge et Henriette Moureaux adoptent Marc qui en fera des partisans fidèles de la cause algérienne.
C’est d’ailleurs à Lustin, sur les bords de la Meuse, dans la maison de Charles Moureaux, alors ministre de l’Instruction publique belge que se retrouveront les membres du collectif des avocats avec ceux du comité fédéral pour des réunions de coordination.Il en sera de même de la famille Sommerhaussen.
Que de fois avons-nous été transportés et hébergés par Alex. Il est arrivé que, dans les étages supérieurs de la maison familiale, nous tenions nos réunions, pendant que son père, président du Conseil d’Etat, travaillait paisiblement au rez-de-chaussée, dans l’ignorance totale de notre existence sous son toit.
C’est donc autant sur la base de convictions politiques que de rapports humains, que vont se nouer les relations du FLN avec ses amis belges. Et c’est ainsi que le ‘‘Comité belge pour la paix en Algérie’’ fut créé dès 1957.»
Ali Haroun trouva des mots touchants pour dédier la distinction royale qu’il venait de recevoir à ses sœurs et frères, les anciens condamnés à la peine capitale, «Djamila Bouhired, un prénom légendaire attaché à la saga héroïque du FLN authentique, ainsi que Djamila Boupacha au parcours prestigieux, dont l’Histoire a retenu le nom et Picasso immortalisé le portrait, Abderrahmane Skali et Arab Aïnouz que les compétences procédurales de nos avocats arrachèrent in extremis à la guillotine.
Les commandants de la Wilaya IV historique, les cadres supérieurs de l’ANP, et tous les militants de la cause de l’indépendance ici présents, cette soirée particulière, où la décoration attribuée à un homme, honore en fait, le sacrifice de tous ceux et celles que nous venons de citer».
Djamila Bouhired, Djamila Boupacha et les autres, notre patrimoine, nos légendes, le vrai, le grand, votre regard, votre voix, le souvenir de vos exploits et de vos souffrances, ces arches d’eaux vives qui nourrissent notre mémoire, Ali Haroun ému, vous a rendu, ce soir-là l’hommage que vous méritez en associant vos noms à l’honneur qui venait de lui être fait.
Des liens indéfectibles
L’ambassadeur Pierre Gillon conclura ainsi son allocution :
«Ces belles pages d’histoire commune pour l’indépendance de ce pays ont semé les germes de l’avenir des relations entre la Belgique et l’Algérie, relations qui ne demandent qu’à devenir plus intenses. Nous espérons que l’avenir permettra d’encore renforcer les liens entre les deux pays au niveau politique, économique et humain.»
Par Mohamed Maarfia , Moudjahid
14 NOVEMBRE 2018
https://www.elwatan.com/edition/contributions/le-titre-dofficier-de-lordre-de-leopold-de-belgique-decerne-a-un-citoyen-algerien-14-11-2018
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