L’historien affirme que «ce n’est pas la France qui a donné son indépendance à l’Algérie, mais l’Algérie qui a donné son indépendance à la France».
La victoire de Juillet 1962 fut-elle militaire ou politique ? 56 années après l’indépendance, cette question demeure posée et les manuels d’histoire d’ici et d’outre-mer se perdent entre les récits des uns et l’occultation de ceux des autres.
Le regard neuf et neutre d’un chercheur en histoire américain apporte pourtant l’affirmation que certains n’osent pas pour ne pas rapetisser l’image tant imprégnée à l’imaginaire collectif du miracle de la victoire d’une poignée de moudjahidine armés de fusils et de quelques grenades contre la cinquième puissance militaire mondiale. Matthew Connelly est formel : la victoire de l’Algérie fut sans conteste diplomatique et médiatique.
Dans son livre L’arme secrète du FLN : comment de Gaulle a perdu la guerre, l’historien américain et en se basant sur les archives et documents de différentes sources (française, algérienne et américaine), confirme que la bataille militaire, et même si elle a été marquée par des récits de bravoure sans égale, n’a pas eu raison de l’armada française.
Le versant politique de la Guerre de Libération, avec la création du GPRA et toutes les actions diplomatiques entreprises pour faire connaître la justesse de la lutte de libération des Algériens, a été le véritable terrain sur lequel la France a capitulé.
«Quand je parle de cette guerre en France, je suis frappé par la manière dont elle est perçue ou vécue comme un drame national, un traumatisme… et que c’est la France qui a donné son indépendance à l’Algérie… Ici, en Algérie, et dès leur jeune âge, les Algériens apprennent que le peuple a chassé la France par la force des armes», explique, stupéfait, Matthew Connelly en notant que l’aspect diplomatique a été décisif et pourtant on n’en parle pas beaucoup.
Présent au Salon du Livre d’Alger et lors d’une conférence animée jeudi dernier sur l’apport diplomatique à la Guerre de Libération, Matthew Connelly estime que tout a commencé avec le génie d’une personne en 1948, lorsque Hocine Aït Ahmed rédigea le rapport de Zeddine qui fut la base de la stratégie de la guerre menée par les Algériens pour venir à bout de l’occupation française et soulignait déjà à cette époque l’importance de mener une campagne internationale.
«La stratégie de Hocine Aït Ahmed devient la stratégie du FLN»
«Aït Ahmed avait conclu dans son rapport qu’aucun autre peuple n’avait été confronté à tant d’obstacles pour parvenir à son indépendance. Proximité de la métropole, terrains exposés pour les attaques aériennes…, mais surtout nul n’a eu à affronter une population de colons aussi nombreuse et aussi puissante politiquement. Aït Ahmed a mis au point une grande stratégie, incluant les finances, la logistique, l’armement, la propagande et la politique étrangère. Il soutenait que la politique étrangère devait être indépendante et éminemment flexible.
Il invitait les patriotes à chercher l’équilibre entre l’Orient et l’Occident, exploiter à la fois la guerre froide, les rivalités et compétitions commerciales entre les Etats-Unis et l’Europe. La grande stratégie de Hocine Aït Ahmed est devenue la stratégie du FLN à la fois sur le plan de la lutte interne et externe. La Proclamation du 1er Novembre déclarait trois objectifs externes allant dans le même sillage que le rapport de Hocine Aït Ahmed», soutient l’universitaire américain.
L’hôte du SILA ajoute que la Révolution a bien su profiter de la tension franco-américaine née de la défaite de la France en Indochine. «En novembre 1954, le Premier ministre français de l’époque a demandé un appui au secrétaire d’Etat américain, John Foster Dulles, qui lui a répondu que ça pourrait être pire que l’Indochine, notamment pour les rapport franco-américains, et que ça pourrait même être un problème plus grave auquel seront confrontées les relations franco-américaines et que cela pourrait toucher et même faire éclater l’OTAN…
La Guerre de Libération a rendu les français obsédés par le risque de diviser les alliés», indique l’historien en notant qu’Aït Ahmed avait bien compris cela et en octobre 1955 il se rendit à New York à l’Assemblée générale des Nations unies et a persuadé une majorité des membres pour aborder la question algérienne. Ceci a provoqué la colère de la délégation française qui sortit de la salle et fit grève pendant un mois, ce qui fut bien sûr une très belle promotion et publicité pour la cause algérienne.
«Les campagnes militaire et diplomatique se renforcent mutuellement. Bien entendu de nombreux facteurs ont déterminé l’efficacité des rebelles, mais le FLN et pendant la puissance de ses actions armés entre 1956 et 1957 a décidé de donner la priorité à la campagne internationale. Le FLN a lancé la bataille d’Alger non pas pour gagner le contrôle d’Alger mais pour gagner la bataille de New York, c’est-à-dire le combat à l’Assemblée générale de l’ONU.
Abane Ramdane a expliqué d’ailleurs cette décision dans une directive générale de 1956 : ”Les frères savent que notre infériorité vis-à-vis de l’armée coloniale en nombre et en matériel ne nous permet pas de remporter de grandes et décisives victoires militaires.
Vaut-il mieux pour notre cause tuer des dizaines dans les lits de rivière à Tlaghma et dont personne ne parlera ou bien on le fait sur Alger et la presse américaine en parlera le lendemain ?”», rappelle à la mémoire le conférencier en notant qu’à New York les Algériens misent sur les conférences de presse, dénoncent les atteintes aux droits de l’homme, utilisent des images pour dénoncer les crimes coloniaux.
La France tente d’y faire face en usant de vastes campagnes aux Etats-Unis dépeignant même la guerre féroce contre les moudjahidine comme «une croisade», un «choc des civilisations». Mais les efforts du colonisateur furent vains devant l’efficacité de la campagne algérienne et surtout devant le recul du soutien économique américain.
«L’Algérie a donné son indépendance à la France»
La France fit face à un «Diên Biên Phu diplomatique», note Connelly en soulignant que le FLN a réussi en créant le GPRA (Gouvernement provisoire de la République algérienne). «Ce fut un phénomène entièrement nouveau que de créer un gouvernement représentant le peuple algérien sans même avoir libérer une partie du territoire», indique l’historien avant de montrer des graffs présentant le déclin des actions militaires sur le terrain et la perte des moyens militaires pendant que l’action diplomatique battait son plein à l’international.
«Quand la lutte armée était en déclin, ils ont accès sur les actions diplomatiques…De Gaulle fut obsédé par l’impact de cette guerre sur l’image de la France et sur l’aide américaine. Sans conteste, la victoire du FLN a été gagnée sur la scène internationale. Ce n’est pas la France qui a donné son indépendance à l’Algérie, mais l’Algérie qui a donné son indépendance à la France», assène Connelly.
Le conférencier américain tient aussi à axer sur l’impact de la guerre de la révolution diplomatique sur les relations internationales dans les années 1950 et 1960. «La crise de Suez était une conséquence de la Guerre de Libération algérienne. La question algérienne a même eu un impact aux Etats-Unis et l’élection de Kennedy.
Elle a fait sortir la France de l’OTAN. Elle a su utiliser la guerre froide pour rallier différents soutiens. De plus, ce fut une révolution médiatique, où l’image et les journalistes ont joué un grand rôle… Je suis frappé par la grande signification universelle que cette guerre a provoquée… Les Algériens ont montré comment les idées peuvent être plus fortes que les armes, comment la victoire est possible par la force des idées.»
https://www.elwatan.com/edition/actualite/un-dien-bien-phu-diplomatique-03-11-2018
«Quand j’en parle en France, je suis frappé par la façon dont cette histoire est rappelée comme un drame national, un drame français. La question est encore comment la société française a survécu à ce traumatisme : la torture, l’abandon des harkis, la terreur de l’OAS ? Et comment la France a finalement «donné» son indépendance à l’Algérie ? Ici en Algérie, les gens n’ont pas cette illusion, les enfants apprennent dès leur jeune âge comment le peuple algérien a chassé les français par la force des armes. Mais cette version aussi est un drame national : une histoire de libération nationale», a déclaré Matthew Connelly lors de son intervention.
Sur les moyens de lutte mis en œuvres par l’Algérie pour relayer les combats militaires et l’action diplomatique, le conférencier explique : «Mais comment l’Algérie a gagné son indépendance ? Etait-ce vraiment gagné par l’armée de libération nationale sur le champ de bataille? Ce n’est pas la façon dont il a été entendu par les premiers dirigeants de la révolution. En 1948, Hocine Ait Ahmed, le chef de l’aile paramilitaire du PPA, rédigea un rapport sur la tactique et la stratégie. Ait Ahmed y analysait les rebellions et les exemples précédents de l’étranger avant de conclure qu’aucun autre peuple n’avait affronté autant d’obstacles pour parvenir à son indépendance : proximité de la méthode, disparité de la population, terrain exposé idéal pour les attaques aériennes. Mais surtout, nul n’avait du affronter une population de colons aussi nombreuse et aussi puissante politiquement. Ait Ahmed prescrivait du moins une grande stratégie pour la guerre à venir, incluant les finances, la logistique, la morale, la propagande et la politique étrangère. Il soutenait que leur politique étrangère devrait être indépendante et éminemment flexible : placer le bien d’un coté et le mal de l’autre, serait, ignorer la complexité et l’ambigüité d’éléments qui déterminent l’intérêt de chaque pays ou groupe de pays. Ait Ahmed invitait en outre les nationalistes à chercher un équilibre entre l’orient et l’occident. Il pouvait exploiter l’importance stratégique de la région dans la guerre froide, les rivalités impérialistes franco-britanniques et la compétition commerciale entre les Etats Unis et l’Europe. Le comité central du parti approuva le rapport à la quasi-unanimité. La grande stratégie d’Ait Ahmed est devenue la stratégie du FLN».
L’historien informe comment l’Algérie avait dépassé le face à face France-Algérie pour s’inscrire dans la globalité des relations internationales : «La proclamation du 1er novembre 1954 déclarait trois objectifs externes, en leur accordant la même importance qu’aux objectifs internes à savoir l’internationalisation de la question algérienne, la réalisation de l’unité nord-africaine dans son cadre naturel arabo-musulman. Et dans le cadre de la charte des Nations-Unies, affirmation de sympathie à l’égard de toutes les nations qui soutiennent l’action de libération. Ait Ahmed allait les représenter à l’ONU et dans les conférences internationales, tandis qu’au Caire, Mohammed Khider assurait la direction générale de la diplomatie du FLN. Pendant ce temps Ben Bella voyageaient dans tout le Moyen-Orient et toute l’Afrique du nord, organisant avec Mohammed Boudiaf des livraisons d’armes destinées à l’ALN. La France dépendra des Etats-Unis pour l’aider à contenir cette lutte : pour obtenir le soutien militaire et économique pour son effort de guerre, pour arrêter les armes et l’argent d’aller au FLN et empêcher la question algérienne à faire l’objet de débats à l’ONU. Mais la révolution a commencé lorsque les relations franco-américaines étaient déjà tendues en raison de sa défaite dans la guerre d’Indochine. En octobre 1955, Ait Ahmed avait persuadé une majorité de l’assemblée générale qu’ils devaient aborder la question algérienne, les délégués français sont sortis de la salle en commençant un boycott d’un mois qui a attiré plus de publicité à la cause algérienne. Les campagnes militaires et diplomatiques ne sont pas séparées : elles se renforcent mutuellement. Un responsable du renseignement du ministre de la défense, Philipe Tripier a été frappé par ce phénomène.
La bataille de New York
Le FLN lui-même, quand il s’est approché de la hauteur de sa puissance militaire en Algérie, a décidé de donner la priorité à la campagne internationale : il a lancé la bataille d’Alger pour gagner la bataille de New York, c’est-à-dire, le combat à l’assemblée générale des Nations- Unies. Abane Ramdane a expliqué cette décision dans une directive générale à l’automne de 1956. De Gaulle a accepté que l’Algérie ait une certaine forme d’autonomie limitée dans une grande fédération mais pas une véritable indépendance et absolument pas la souveraineté.
Le FLN réagit en créant le GPRA et a exigé la reconnaissance diplomatique. C’était un phénomène nouveau dans les affaires internationales. Vers la fin du conflit, quand les rebelles ne faisaient plus que de rares tentatives d’ouvrir des brèches dans les fortifications érigées autour de la frontière algérienne, le GPRA avait rallié une majorité contre la France aux Nations-Unies, gagnait la reconnaissance de conférences internationales et s’était vu accueillir par 21 coups de canon dans certaines capitales du monde.
Ces succès poussèrent les moudjahidines pressés de toutes parts à persister dans leur combat. Appuyés par les armées rebelles et les responsables refugiés au Maroc et en Tunisie, soutenus par des pays aussi divers que l’Arabie Saoudite et la Chine communiste, ils vinrent à bout d’un gouvernement désormais obsédé par l’impact de la guerre sur sa réputation à l’étranger. Les algériens l’emportèrent essentiellement en contournant les forces françaises et les barbelés qui hérissaient la frontière, en surmontant les barrières invisibles de la censure et de la souveraineté sur l’Algérie.
Au lieu de reconnaître leur défaite, les français se souviennent que la guerre était une réussite, un combat mené par les français pour acheter la véritable France généreuse en donnant aux algériens leur indépendance? C’est ce qui explique que De Gaulle ait combattu si longtemps et si âprement tout ce qui était susceptible d’internationaliser le conflit, même après les accords d’Evian. Dans son célèbre essai : Qu’est ce qu’une nation ? Ernest Renan écrivait que l’essence d’une nation est que tous les individus ont beaucoup de choses en communs et aussi tous ont oublié bien des choses… tout citoyen français doit avoir oublié la Saint Barthelemy, les massacres du midi. L’ironie, c’est que seuls les français peuvent comprendre ces allusions.
Pour Renan avoir oublié ces antiques tragédies est pour les contemporains est un devoir civique capital. Les albigeois et leurs persécuteurs, les huguenots et les catholiques se sont donc réconciliés comme un ensemble soudé par des drames nationaux, même s’ils auraient du mal à se reconnaître comme tels. Mais aujourd’hui, il est douteux qu’il y ait assez de français qui se soucient suffisamment de divers épisodes des guerres de religion de l’Europe médiévale pour que l’acte collectif ait cet effet incantatoire. La guerre d’Algérie, avec la torture, le massacre, l’abandon des harkis est désormais la tragédie que les français devraient «oublier» et dont les protagonistes ressemblent le plus à la société contemporaine.
Ils forment une part de la mémoire collective qui permet même aux pieds- noirs les plus amers, aux harkis les plus marginalisés d’exprimer leur «francité» à travers des querelles qu’ils partagent avec leur compatriotes. Ici en Algérie, tout citoyen algérien doit avoir oublié le combat avec le MNA de Messali Hadj, la mort d’Abane Ramdane, etc. Mais ils ne peuvent pas «oublier» ce qu’ils ne savent pas et malheureusement, il y a ceux qui ne connaissent pas l’histoire internationale de la révolution. Il est dommage car c’est l’une des plus grandes réalisations du peuple algérien qui ont littéralement changé les règles des relations internationales. C’est ce que Mandela a appris quand il est venu en Afrique du nord et ce que Yasser Arafat a vu quand il a rejoint la foule».
Cette histoire est en effet un drame national, mais elle est beaucoup plus que cela. L’histoire internationale de la révolution a une signification pour les gens partout. Mais surtout elle a encore quelque chose à enseigner aux algériens d’aujourd’hui : elle montre comment les luttes politiques ne sont pas toujours réglées par la force des armes, comment les appels à l’universalité des droits de l’homme, aux medias internationaux, et à la conscience du monde, peuvent aussi mettre fin à l’oppression. Pour moi, c’est l’idée la plus révolutionnaire de tous, a conclu Connelly.
Sonia Illoul.
http://www.depechedekabylie.com/cuture/196110-un-historien-americain-parle-dait-ahmed.html
L'ARME SECRÈTE DU FLN.
COMMENT DE GAULLE A PERDU LA GUERRE D'ALGÉRIE
DE MATTHEW CONNELLY
Paris, Payot, 2011, traduit de l'anglais par Françoise Bouillot
Robert Frank, Niek Pas, Sylvie Thénault, Matthew Connelly, Jennifer Dybman
Armand Colin | « Monde(s) »
2012/1 N° 1 | pages 159 à 174
ISSN 2261-6268
ISBN 9782200927905
Article disponible en ligne à l'adresse :
https://www.cairn.info/revue-mondes1-2012-1-page-159.htm
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