L’écrivain franco-marocain, membre de l’académie Goncourt, a publié cette année La Punition qui raconte les années de plomb au Maroc, à la fin des années 60.
Lepetitjournal.com Beyrouth : Votre dernier livre La Punition raconte votre service militaire forcé pendant la période des années de plomb du Maroc il y a plus de 50 ans. Pourquoi avoir attendu tout ce temps pour en parler ?
Tahar Ben Jelloun : J’ai souvent essayé de glisser quelques informations sur cette période de ma vie. Je n’ai pas voulu revenir dessus parce que c’est quand même assez ancien, mais les choses ont changé. Trois raisons m’ont poussé à parler de cette période. Aujourd’hui, les jeunes Marocains, et maghrébins en général, qui s’expriment sur les réseaux sociaux, vivent dans un environnement beaucoup plus libre et épanoui qu’à mon époque. A l’époque, nous n’avions rien de tout cela. Nous étions punis uniquement pour nos opinions. Ensuite, au Maroc, il n’y a pas de témoignages d’hommes politiques décrivant le Maroc des années 1960 avant le coup d’état. L’idée est aussi que les jeunes aujourd’hui se rendent compte du chemin parcouru. Ça ne veut pas dire qu’aujourd’hui c’est le paradis mais quand même il y a une différence. Et puis, j’en avais marre de me faire attaquer par des spécialistes du dénigrement qui m’accusent de lécher les bottes de (l’ancien roi du Maroc, ndlr) Hassan II. Ce n’est pas tellement pour me donner un brevet de militantisme mais c’est pour remettre les choses à leur place.
Ce livre est-il une dénonciation d’un régime répressif ou un plaidoyer en faveur du droit à la liberté pour tous ?
Cet ouvrage parle d’abord d’une épreuve, de l’arbitraire et de l’injustice. C’est une réflexion sur le fait que l’individu ne doit pas émerger dans ce type de sociétés. Au Moyen-Orient et au Maghreb, il n’y a pas d’individu, mais des groupes, des familles, des clans, des tribus.
L’individu est condamné à faire partie du troupeau. S’il lève la tête, s’il se distingue, on le frappe. Actuellement, dans tout le monde arabe et musulman, l’individu n’est pas reconnu. Il est écrasé, écrabouillé ; il n’existe pas. II ne vaut rien et quand quelqu’un essaye de sortir de cet état grégaire, comme le journaliste saoudien Jamal Khashoggi, alors on l’élimine. C’est un cas extrême, mais il signifie qu’une voix libre n’est pas tolérée. Tant que l’individu n’aura pas émergé, il n’y aura pas de démocratie.
On se rend compte aussi dans cet ouvrage que même dans des situations compliquées, vous écrivez des poèmes…
C’est la poésie qui va sauver le monde, d’une façon ou d’une autre. Il a toujours joué ce rôle fondamental que ce soit dans les grandes civilisations. A l’époque, je n’étais pas encore écrivain. Mais comme nous n’avions aucune idée sur l’issue de notre sort, il fallait qu’il reste quelque chose. La poésie m’a été dictée par la situation.
Vous êtes donc un poète, un conteur et aussi un pédagogue avec notamment les ouvrages tel que Le Racisme expliqué à ma fille (1998), ou l'Islam expliqué aux enfants (2002). En quoi c’est important pour vous ?
Si, il y a 20 ans, ma fille ne m’avait pas obligé de répondre à ces questions, je crois que je n’aurais pas fait ces livres pédagogiques. J’estimais qu’il était de mon devoir d’y répondre.
Je vais dans les écoles, je parle aux enfants…je crois que c’est plus utile de parler aux enfants qu’aux adultes. Les adultes ont des idées bien arrêtées. Les enfants sont plus à même d’enregistrer des informations et d’apprendre des valeurs. On peut leur expliquer que la haine, la peur et l’ignorance sont stupides.
L'Islam expliqué aux enfants a été augmenté et réédité en 2012. En 2018, qu’y rajouteriez-vous ?
Je rajouterai, ce que j’ai fait dans Le terrorisme expliqué aux enfants (2016) toute la partie criminelle qui est malheureusement liée à l’islam. On parle dans ces cas-là d’islamisme mais pour la majorité des gens, c’est l’islam, mauvais pour les femmes et qui tue des innocents.
Cette bataille que je mène, non pas parce que je suis d’origine musulmane mais par souci de vérité, est très difficile. Il y a quelques jours, avec des amis intellectuels, on était d’accord sur le fait que l’on arrivait plus à faire entendre notre voix. Il y a eu un glissement évidemment depuis les attentats de novembre 2015 en Europe. Lorsque le ministre français de l’Education, Jean-Michel Blanquer, s’est prononcé en faveur de l’apprentissage de l’arabe, une langue comme une autre, à l’école, cela a provoqué un tollé. Qu’est-ce qu’on n’a pas entendu ! « Ca y est, il veut arabiser la France. Dans 20 ans, on sera plus chez nous, déjà qu’on n’est plus chez nous »… Mais il y a aussi une responsabilité des musulmans qui ne répondent pas, et c’est un vrai problème.
Vous avez aussi écrit deux ouvrages sur les printemps arabes. Quel bilan en tirez-vous ?
La tragédie la plus insupportable à l’heure actuelle, c’est celle de la Syrie. On a permis à ce grand criminel de Bachar el-Assad de massacrer son peuple avec l’aide de l’Iran et de la Russie. Quand il n’a pas réussi à les massacrer, il les a fait fuir. La deuxième tragédie, c’est celle du Yémen. J’ai réclamé que le Maroc sorte de la coalition arabe. Nous n’avons rien à faire dans cette guerre voulue par un prince saoudien qui a des objectifs belliqueux et qui entraine avec lui les autres. Le printemps arabe est en suspens. Pour moi, la Tunisie s’en sort quand même un peu, notamment grâce à l’héritage de Bourguiba avec la condition de la femme qui n’a rien avoir avec l’Algérie ou le Maroc.
Vous avez dit entretenir un « rapport très affectif et émotionnel avec le Liban ». Qu’auriez-vous à dire sur le Liban ?
Je ne viens pas si souvent, mais je m’intéresse au Liban. J’ai beaucoup d’amis libanais avec qui on parle de la situation. Je trouve que le Liban est vraiment pris en otage dans une sorte de paix très surveillée et fragile. La présence d’une armée parallèle comme celle du Hezbollah, structurée par l’Iran, me paraît très étrange. En même temps, c’est difficile de juger. Les Libanais se sont affrontés de manière atroce pendant 15 ans et ils ont été jusqu’au bout de la violence et au bout de la violence, il y a rien. Je pense que le Liban devrait redevenir l’exception arabe qu’il a été avant-guerre et retrouver son identité plurielle, en rappelant que le Liban est encore en guerre encore Israël, un pays qui fait ce qu’il veut sans que personne ne lui tire les oreilles.
Qu’avez-vous à dire sur la Francophonie ?
La francophonie n’est pas une langue, c’est une attitude, presque politique et idéologique. Je suis en colère contre les politiques d’Emmanuel Macron et de Nicolas Sarkozy qui ont totalement abandonné la francophonie. La France ne défend pas la langue française. Elle mégote sur les subventions des Instituts français. Je ne cesse d’expliquer que c’est en investissant dans la culture que l’on va signer des contrats économique, ce n’est pas le contraire. C’est parce que la France a des valeurs, une réputation et une présence culturelle que la Chine, la Russie et le monde arabe voudra travailler avec elle.
Par Hélène Boyé | Publié le 10/11/2018
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