Sur les traces de Camus qui avait visité Tipaza en temps de paix, l’auteur revient sur les ruines paléo-chrétiennes en des circonstances bien différentes, celles de la guerre d’Algérie. “ Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierre, les yeux tentent vainement de saisir autre chose que des gouttes de lumière et de couleurs qui tremblent au bord des cils . A peine peut-on voir, au fond du paysage, la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer“. 1
Albert Camus vient de se tuer. Bêtement.. La voiture qui le transportait a heurté, à grande vitesse, un platane, prés de Villeblevin. Le sentiment de l’absurde, la conscience des limites et de la mort posent en moi leur problématique morale. Pourquoi cela m’interpelle-t-il ainsi, à ce moment ? Je vis à Alger depuis quelques mois.2 Au jour le jour. Aux premières loges des événements. Depuis le 16 septembre 1959, de Gaulle désire que le recours à l’autodétermination soit proclamé. L’intermède des barricades, essentiellement algérois, a tourné court. L’Algérie française change d’âme. Elle ne se bat plus pour l’avenir. Elle ne vise qu’à survivre. Décidément, la grande fêlure entre militaires et pieds-noirs date des barricades. Cette semaine de fin janvier 1960 apparaît bien comme l’une des étapes majeures de la guerre d’Algérie. Une guerre dont l’issue est à présent inéluctable. L’Algérie sera indépendante, puisque de Gaulle le veut. Mais de cette marche vers l’indépendance, quelles seront les péripéties ? “ Il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre... Le grand courage, c’est encore de tenir les yeux ouverts sur la lumière comme sur la mort. “ 3 Le 5 janvier 1960, l’Echo d’Alger et Alger- Républicain annoncent dans leurs manchettes la mort d’Albert Camus. A la bibliothèque de la garnison, square Bresson, j’ai emprunté L’Etranger, la Peste et l’Homme révolté. Je rencontre Edmond C..., agrégé d’espagnol, qui comme moi, effectue son temps légal en Algérie. Il cite, de mémoire, cette phrase de Camus : “ Je crois que cela m’est égal d’être dans la contradiction “. Pour de Gaulle, c’est ainsi. Après les barricades, les militaires commencent à s’inquiéter : “ Et si les pieds-noirs avaient raison ? “. Bien informé, de Gaulle perçoit le malaise. En mars, il effectue une seconde tournée des popotes, se voulant réconfortant auprès des jeunes officiers qui l’écoutent. “ Moi vivant, le drapeau vert et blanc ne flottera jamais sur Alger “. De Gaulle est vraiment un très grand acteur. Combien lui reprocheront un cynisme qui oscille entre Algérie française et indépendance ! Il est vrai que, en ce printemps 1960, la paix française règne sur l’Algérie ... enfin, presque. Dans l’Algérois, la Mitidja a retrouvé le calme. L’Oranie vit à son rythme de toujours . Dans les grandes villes, le terrorisme n’est plus qu’un mauvais souvenir. Depuis deux ans, le Plan de Constantine donne à la vie économique un essor inconnu. Les grands travaux : barrages, usines hydroélectriques, changent le paysage. Logements et écoles s’élèvent partout. Dans cette période, j’ai pu accompagner l’intendant militaire qui s’occupe des oasis. Depuis Ouargla, nous allons en Jeep à Hassi Messaoud dont commence l’exploitation. De loin, des torchères de feu s’élèvent à même du sable, comme des sorcières flamboyantes se tordant aux caprices du vent. Le gisement d’Hassi Messaoud a largement dépassé le stade des espérances. L’oléoduc traverse les sables sur des centaines de kilomètres jusqu’aux gigantesques réservoirs qui dominent la rade de Bougie. Un gazoduc doit très prochainement relier Hassi-R’Mel à Arzew sur la côte oranaise, évacuant une réserve estimée à mille milliards de mètres cubes de gaz. L’Algérie est un pays riche. Mais dans quelles conditions exploiter cette richesse ? Au vu de ce tableau où le meilleur côtoie le pire, où les bonnes volontés comme les intérêts cupides ne manquent pas, on peut s’interroger. En avril, l’Intendant général me convoque caserne Charron. Sitôt introduit, il m’annonce l’arrivée d’une mission ministérielle chargée du contrôle des pensions et des réquisitions. Il me charge de l’organisation du séjour. Une journée est prévue à Tipasa, avec visite détaillée de la nécropole paléo-chrétienne. Quelques jours avant, je me rends dans l’après-midi sur le site. Le chauffeur de l’Intendant, Lagadec, un breton , conduit la 403 Peugeot noire du service. Nous prenons la route côtière. Sitôt quitté Alger, la circulation est rare. Seuls quelques véhicules militaires, des AMX, patrouillent nonchalamment, rappelant que nous sommes cependant en zone d’insécurité. Le trajet est silencieux. Mes pensées sont ailleurs. Devant moi, c’est la mer et la route ardente de poussière. Protégé en partie par le pare-soleil, je tente de saisir entre mes cils battants, l’éblouissement multicolore du ciel blanc de chaleur. Pourquoi nierais-je cette joie de vivre ? Il n’y a pas de honte à être heureux. Mais il y a un temps pour vivre et un temps pour témoigner de vivre. Bientôt le village est là, ouvert vers une baie bleu turquoise, dominée par l’échine solide du Chenoua. Partout des hibiscus, des bougainvillées, des palmiers nains, des rosiers à profusion. Nous atteignons le port protégé de rochers d’ophite verte que “ les vagues sucent avec un bruit de baisers “. Au-dessus du port, un chemin de terre ocre, bordé de lentisques et de genêts d’or, mène à la nécropole. Debout, dans la brise légère, je regarde cette mer sans ride, avant de me retourner vers le royaume des ruines. Je marche vers une rencontre que je devine, mais qui, encore, ne m’apparaît pas : la futilité des choses et de l’instant. Il y a quelques jours, nous avons rejoint un convoi qui monte vers Blida en passant par le tombeau de la Chrétienne. Route sinueuse qui grimpe, abrupte, par des gorges encaissées, dans un relief terriblement déchiqueté et désert. Automitrailleuses en tête et en queue, le convoi, fait surtout de véhicules civils et de camions de ravitaillement s’étire sur deux kilomètres, extrêmement vulnérable. Dés les premiers virages, l’Intendant a dégagé son pistolet de son étui et m’a tendu une MAT4 que j’arme machinalement . La route, à présent , accuse un pourcentage plus important. La falaise est proche des voitures. Personne ne parle. Les moteurs sont poussés. Sur le haut du col, au passage, on entrevoit les endroits où se sont déjà produites des embuscades : voitures et camions renversés sur les bas-côtés, certains incendiés. Un avion de chasse, un T6, survole le convoi en rase-mottes, frôlant les escarpements rocheux....La gorge séchée après une heure de route au soleil, enfin délivrés d’une sourde angoisse, nous arrivons à Blida vers18 heures, peu avant le couvre-feu. Je me retourne. Les ruines sont là, inondées de chaleur. Dans ce mariage des ruines et du printemps, la nature a déployé ses plus belles fleurs, arrosant les pierres brunies de parfums caressants. En ces instants, ce n’est pas si facile de réaliser ce qu’on est. Sur le promontoire, les colonnades de la basilique Sainte Salsa sont enchâssées dans l’alignement des sarcophages violés depuis des siècles. Mais quelle émotion votive devant un chrisme ciselé ! Quelle rencontre de l’amour et du désir en face de ces cercueils de pierre jumelés ! “ Le vent souffle plus largement à travers les portiques. Sous le soleil, un grand bonheur se balance dans l’espace “. Vers le soir, je regagnais à pas lent la voiture. Le corps détendu goûtait le silence intérieur qui naît de l’amour satisfait. Je ressentais dans mon cœur une joie étrange, celle qui vient d’une conscience tranquille, comme l’accomplissement troublant d’une condition qui, en certaines circonstances, nous fait un devoir d’être heureux.
Auteur : André Aribaud est enseignant honoraire de sciences naturelles
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