Le livre de Saphia Arezki est important, il déconstruit bien de mythes et permet de voir le coté prosaïque, tâtonnant, mais bien réel, de la construction de l’armée algérienne. A lire absolument.
L’armée algérienne est entourée de beaucoup de mythes voire de mythologies. C’est l’effet inévitable d’une institution qui est au cœur du pouvoir. Et dans un pays où le pouvoir reste opaque avec un fonctionnement particulier où la part de l’informel est forte, les mythes supplantent souvent la réalité, une vision conspiratrice de l’histoire s’installe durablement au détriment des faits.
C’est une des raisons qui font de la parution aux éditions “Barzakh” du livre de Saphia Arezki, «De l’ALN à l’ANP – La construction de l’armée algérienne 1954-1991″, un véritable événement éditorial.
“Dégonfler” le sujet
Comme le souligne, admirative, l’historienne Malika Rahal, Saphia Arezki aborde son sujet “avec aplomb, et avec le goût, marqué dés son introduction, de “dégonfler” son sujet”. Il fallait oser aller au-delà de 1962 et cela, rappelle Malika Rahal, peu d’historiens l’ont fait.
Les parcours et les liens qui s’établissent durant la guerre de libération au sein de l’ALN entre ces officiers feront “sens” après l’indépendance dans la construction de l’ANP et ils sont éclairants car ils dégonflent effectivement bien des mythes.
Le “BTS” ne tient pas la route
Et ce qui ne gâche rien, ces parcours individuels traités avec la distance du scientifique, donnent de la chair à une histoire trop souvent présentée en Algérie sous l’angle de l’abstraction où les individus – et encore davantage les héros – disparaissent littéralement derrière des sigles et des dates et des batailles.
Dans ce travail de déblaiement novateur – Malika Rahal souligne à raison qu’il sera désormais difficile de « penser d’un sujet de recherche qu’il est “trop difficile” ou “trop sensible” pour être l’objet d’une recherche – bien des idées reçues tombent.
Comme la très médiatique dominance BTS (Batna-Tébessa- Souk-Ahras) sur l’armée qu’aucune analyse concrète des postes de commandements ne confirme ou corrobore. Il sera bien difficile de continuer à user d’une telle formule qui a été tellement présente et s’est imposée dans le monde des médias, notamment français, comme une ”évidence ”.
Même le poids de l’Est au sein de l’armée est relativisé par des explications liées à l’histoire et aussi par le rééquilibrage qui s’opère durant les années postindépendance.
Un des paradoxes relevé est que les crises qu’a connues l’armée algérienne après l’indépendance, notamment la tentative de putsch de Tahar Zbiri en 1967, ont non seulement été amorties mais elles ont même permis d’assurer une plus grande homogénéité de l’institution et de la renforcer.
Il y a beaucoup à apprendre dans ce livre qui défriche un terrain déserté en raison du statut d’une armée qui est au cœur de l’État pour ne pas dire qu’elle est le cœur de l’État. Et même si ce travail s’arrête à 1991, à la veille d’un tournant majeur dans l’histoire du pays et de l’institution militaire, le thème de l’armée est encore central.
Le poids de Houari Boumediene
On découvre, ce n’est pas une surprise, que Houari Boumediene - chef de l’armée et chef de l’État jusqu’à son décès - a entièrement marqué de son empreinte le passage de l’armée de libération (ALN) à l’armée nationale (ANP).
Le travail de Saphia Arezki donne à voir sa gestion très pragmatique et assez sophistiquée - et réussie somme toute - d’une cohabitation entre officiers maquisards détenteurs d’une légitimité du terrain et des officiers titulaires d’une compétence techniques – dont les anciens de l’armée française qui ne sont pas tous des DAF (déserteurs de l’armée française).
Au point qu’il ne serait pas erroné de penser que la fameuse phrase de Boumediene sur l’impératif d’avoir des « institutions qui survivent aux hommes » concernait avant tout l’armée.
Le livre de Saphia Arezki est important, il déconstruit bien de mythes et permet de voir le coté prosaïque, tâtonnant, mais bien réel, de la construction de l’armée algérienne. A lire absolument.
Saphia Arezki : “De l’ALN à l’ANP – La construction de l’armée algérienne 1954-1991” - éditions Barzakh
Par Saïd Djaafer
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/saphia-arezki-raconte-larmee-algerienne-comme-on-ne-la-jamais-fait-un-livre-evenement-chez-barzakh_mg_5bd99080e4b019a7ab58c4dc?ncid=other_trending_qeesnbnu0l8&utm_campaign=trending
J’ai eu le plaisir d’écrire la préface de l’important ouvrage de Saphia Arezki, qui vient de paraître aux Editions Barzakh, sous le titre De l’ALN à l’ANP. La construction de l’armée algérienne. 1954-1991. Cet ouvrage sera présent au SILA, à Alger dans les jours qui viennent. Pour les lecteurs et lectrices de Textures du temps, voici cette préface.
كان لي شرف كتابة تقديم كتاب صافية أرزقي. يصدر هذا الكتاب في دار البرزخ تحت عنوان: من جيش التحرير الوطني إلى الجيش الوطني الشعبي. بناء الجيش الجزائري 1964-1991 و هو حاضر قي صالون الدولي للكتاب بالجزائر (SILA). يمكن لقراء حبكات الزمن اكتشاف نص هته الخاتمة هنا،
La publication de l’ouvrage de Saphia Arezki est un événement. D’abord, parce que la publication d’un livre d’historien, ou d’historienne, sur l’histoire de l’Algérie après son indépendance est une rareté. D’autre part, parce l’auteure y regarde bien en face l’Armée nationale populaire (ANP) à travers les parcours de ses officiers. On imagine bien comment l’appétit des lecteurs peut être aiguisé par l’annonce de ce sujet : l’armée est à la fois une des institutions les plus anciennes, les plus solides, les plus intégratrices du pays ; elle est au cœur du régime, avec à son actif une guerre fondatrice, et une lutte acharnée (mais victorieuse) contre l’insurrection islamiste dans les années 1990 ; avec les questions de la sécurité militaire et des généraux, elle est fait l’objet de nombreux écrits et discussions qui ont le parfum du scandale, relèvent souvent du fantasme mais évoquent en même temps l’essentiel. Dans ce contexte, « s’attaquer » en historienne à la question de l’armée et de ses officiers est ambitieux, audacieux, peut-être un peu fou, mais pour tout dire, indispensable.
Saphia Arezki le fait avec aplomb, et avec le goût, marqué dès son introduction, de « dégonfler » son sujet : si elle mentionne les enjeux politiques du présent, elle le rend plus technique, dépassionné, pour en faire un véritable objet de science. Il y a une tranquillité tout à fait remarquable dans la façon d’aborder l’armée, en créant elle-même les outils d’une approche scientifique qu’elle a validée lors de la présentation d’une thèse de doctorat en 2014. J’avais eu l’honneur alors de faire partie du jury. L’ouvrage est une réécriture de la thèse, qui bénéficie de nouvelles sources collectées depuis, mais dont l’approche demeure toujours aussi rigoureuse.
Cette approche, il faut en dire deux mots. Il s’agit en effet pour l’auteure de construire sur les officiers de l’ANP une base de données comportant des renseignements sur leurs parcours. Puisque nous travaillons, nous autres historiens de l’Algérie contemporaine, avec un accès très limité aux archives publiques (et aucun accès aux archives publiques pour la période d’après l’indépendance), elle a rempli sa base de données en partant en quête de renseignements patiemment glanés. La difficulté de l’exercice, ou son caractère frustrant, c’est que des données recueillies, formalisées dans la base, lissées, aboutissent parfois à un savoir positif qui tient en une phrase. Parfois, ce savoir positif vient confirmer ce que la rumeur populaire disait depuis longtemps : on a alors l’impression très trompeuse de ne pas avoir avancé. En réalité, on sort enfin du savoir courant pour entrer dans celui d’un savoir scientifique, limité mais désormais solide. Au contraire, certains mythes font les frais de cette approche quantitative, comme celui du fameux « triangle BTS », Batna-Tebessa-Souk Ahras d’où seraient originaires la majorité des officiers de l’ANP et dont Saphia Arezki montre qu’il n’existe pas. D’autres données apparaissent en revanche, comme la surreprésentation d’officier originaires de l’est dans l’armée au sortir de la guerre, une surreprésentation dont elle discute les différentes explications possibles, des plus techniques aux plus politiques. Ce qui se construit ainsi, c’est donc une connaissance plus fine, plus nuancée, et surtout, plus solide.
Pour des raisons d’archives, parmi ceux auxquels elle s’intéresse, les hommes les mieux connus sont sans doute ceux qui avant de rejoindre l’ALN avaient eu une expérience dans l’armée française. On les appelle les déserteurs de l’armée française (les DAF, un sigle fréquemment utilisés car on parle beaucoup d’eux) : à tort car tous n’ont pas déserté. Certains avaient achevé le temps de leur engagement ou de leur service dans l’armée française avant de rallier l’ALN. S’ils sont mieux connus que les autres c’est parce qu’ils ont laissé des traces, sous forme de dossiers dans les archives militaires françaises. Mais Saphia Areski parvient tout de même à nous parler aussi des autres, qu’elle a pu identifier en consultant le Journal officiel, la revue Djeich, en lisant les articles publiés après leur décès, par le biais d’entretiens lorsqu’elle a pu les identifier et les rencontrer, ou de la lecture des mémoires que certains ont fait paraître. Bref, à défaut d’accès aux archives de l’armée, elle a fabriqué sa propre documentation et c’est sur cette documentation qu’elle fonde son travail.
Ce que lui permettent ces informations, c’est une approche sociologique de l’encadrement de l’armée, pour approcher non les parcours de quelques figures connues, mais de tous les officiers qu’elle a pu identifier. On retrouvera bien à la lecture du livre des noms célèbres : Mohammed Chaâbani, Tahar Zbiri, Tewfik Mediene, Larbi Belkheir, ou Khaled Nezzar. Mais ils sont traités parmi l’ensemble de leurs collègues, et leurs parcours sont replacés dans un processus historique qui va de leurs débuts comme militaires aux tout débuts des années 1990.
Couvrant une période longue, l’auteure tisse finement les connexions entre pré- et post- 1962. L’on voit par exemple les logiques de formation dans l’ALN, pour saisir qu’elles ne sont pas seulement orientées vers la guerre d’indépendance —alors même que c’est l’urgence—, mais aussi vers la formation d’une armée pour l’Algérie indépendante : sinon, pourquoi par exemple former des aviateurs alors qu’on n’a pas d’avion ? C’est cette ambition de constituer une armée professionnelle pour un état indépendant qui est au cœur de l’ouvrage. Son étude permet de sortir des débats menés habituellement à coup d’affirmations rarement étayées par des faits : on ne trouvera pas dans ces pages de procès contre les « déserteurs de l’armée française » (ni de défense d’ailleurs), ou de révélations juteuses, mais une description aussi précise que le permettent les sources de la constitution d’une armée professionnelle.
Saphia Arezki revient donc sur la formation de l’ALN, l’Armée de Libération nationale, durant la guerre d’indépendance, puisque la quasi-totalité des officiers de l’ANP qui se forme en 1962 proviennent de ses rangs. Elle évoque les différences réformes visant à en unifier le commandement, les tensions entre l’intérieur et l’extérieur, et le rôle des commandements aux frontières, en particulier en Tunisie, dans la formation des hommes forts de l’armée de l’Algérie indépendante.
Le tableau qu’elle brosse de l’armée en 1962 pointe les enjeux de la reconversion de l’ALN : si l’ensemble de l’armée de la guerre comptait quelques 45 000 hommes autour du cessez-le-feu, elle se divisait entre les combattants des wilayat de l’intérieur (chacune dirigée par des maquisards charismatiques, tels que Salah Boubnider en wilaya 2 à Constantine, ou le colonel Hassan en wilaya 4) et l’armée aux frontières. Or, 1962 voit une série de crises qui fragmentent cette armée plus encore qu’elle ne l’était déjà. Le défi majeur du passage à l’indépendance, c’est donc de réaliser l’intégration d’unités très disparates dans une armée professionnelle. Et au fond, c’est le passage d’une armée révolutionnaire à l’armée d’un état. Or —et c’est le second enjeu fondamental—, pour organiser une armée avec son commandement et ses officiers, il faut des compétences que les maquisards de la guerre révolutionnaire n’ont pas nécessairement : on l’oublie facilement aujourd’hui, mais les combattants des maquis étaient à l’image de la société algérienne telle qu’elle sortait de la période coloniale. La majorité d’entre eux étaient donc illettrés sinon analphabètes.
Or, Saphia Arezki insiste tout au long de son travail sur la question de la formation : elle montre comment, durant la guerre d’indépendance, on a formé des hommes en Egypte, en Irak, en URSS, et comment l’armée française a aussi servi de vivier d’hommes expérimentés et formés dont l’ALN pouvait réutiliser les compétences. Beaucoup se retrouvent dans l’armée aux frontières, en particulier du côté tunisien où se créé dans la dernière année de la guerre l’état-major général (EMG).
Les historiens et historiennes de l’Algérie sont rares à dépasser 1962 dans leurs écrits, j’ai eu souvent l’occasion de le dire. Je suis donc particulièrement sensible à cette dimension de l’ouvrage de Saphia Arezki : parce qu’elle suit des officiers et leurs parcours professionnels, elle n’est jamais hypnotisée par la fracture de 1962, mais suit les phénomènes dans leur continuité. Or, la pénurie des cadres durant la guerre a des prolongements bien après l’indépendance, avec beaucoup de soldats, et beaucoup d’officiers illettrés jusque dans les années 1970. Certaines décisions sont prises pour combiner le charisme des chefs maquisards plus expérimentés et la compétence des cadres formés à l’extérieur et plus professionnels : ainsi à la tête des nouvelles régions militaires, on associe à des chefs de régions maquisards (Mohand oul-Hadj par exemple) des chefs d’état-major formés dans l’EMG durant la guerre. La question de la gestion de la pénurie de compétences dépasse le seul domaine de l’armée pour toucher tous les secteurs en 1962 : les ministères, des entreprises publiques, les entreprises privées, l’enseignement. Et dans tous ces secteurs, on est confronté à la question douloureuse de savoir comment valoriser en leur offrant des emplois des hommes qui ont combattu pour l’indépendance du pays, survivants d’une guerre cruelle, qui n’ont pas cependant les compétences théoriquement nécessaires pour trouver une place de choix dans une société en pleine modernisation. Mais l’institution où cette question est la plus prégnante, c’est évidemment l’armée.
Outre les hommes, les continuités entre la période coloniale et la période de l’Algérie indépendante s’incarnent aussi dans des lieux, comme l’école de Cherchell qui existait depuis 1942, et est réutilisée par l’armée de l’Algérie indépendante. Mais au-delà de l’exemple de l’école de Cherchell, Saphia Arezki révèle avec beaucoup de détails la professionnalisation de l’armée dans les premières années de l’indépendance : la création des écoles, les efforts des autorités pour localiser les compétences professionnelles là où elles sont les plus utiles et les plus susceptibles aussi de se transmettre pour permettre à l’armée de se renouveler. Dans les années 1970, il y a un nouvel équilibre à trouver : comment développer une armée qui dépende aussi peu que possible des conseillers et des formateurs étrangers —algérianiser, en somme pour éviter toute ingérence étrangère—, sans perdre en qualité de formation ? Par ailleurs, sans doute l’un des passages les plus fascinants de l’ouvrage concerne-t-il la rareté des publications officielles, ou de textes règlementaires précisant le fonctionnement du ministère de la défense, celui de l’encadrement de l’armée et même les nominations des officiers à des hautes fonctions. Ici, la culture du secret, qu’on dit héritée du temps de la guerre d’indépendance, prend un sens très concret, à la fois pour les chercheurs (qui ont du mal à accéder à l’information, et doivent deviner beaucoup) et pour les officiers eux-mêmes, que des nominations qui n’ont pas été rendues officielles peuvent fragiliser dans leurs fonctions.
Malgré tous les efforts de l’auteure, le terrain documentaire continue de résister : le fait de n’avoir accès à aucune archive officielle pour la période de l’indépendance demeure une immense difficulté. Le chapitre sur la période la plus récente traitée dans l’ouvrage, les années 1980 et la présidence de Chadli Bendjedid, le montre : c’est la période sur laquelle le manque de documentation est plus criant et sur laquelle les témoins sont les moins désireux de parler. Pour autant, elle parvient à brosser de tableau des principales transformations de la période : la création de nouveaux grades en 1984, ceux de général et général-major, avec une foule de nominations à ces grades en l’espace de quelques mois ; et d’autre part la création d’un commandement d’arme qui n’existait pas auparavant. Là encore, on le verra, elle parvient à conserver plusieurs lignes d’analyse en même temps : les aspirations d’un nouveau président, Chadli Bendjedid, soucieux de « faire monter » des gens qui lui sont proches et familiers en même temps qu’ils sont compétents en termes de formation ; mais aussi l’explication par la sociologie de l’institution selon laquelle le manque de grades ne permettait pas de distinguer suffisamment des hommes dans des fonctions pourtant différentes. Quand bien même il n’y pas toujours de réponse définitive aux questions qui sont soulevée faute d’archives, c’est dans la variété des explications et des analyses que repose la richesse de ce travail, qui nous permet d’échapper à bien des idées reçues en circulation.
Au final, Saphia Arezki ouvre résolument une brèche de taille dans le verrou que constitue l’année 1962 dans l’histoire contemporaine algérienne, pour s’attaquer à un objet difficile et montrer ce que les historiennes et historiens peuvent apporter. De cela, je lui suis reconnaissante. Car il sera bien difficile désormais de penser d’un sujet de recherche qu’il est « trop difficile » ou « trop sensible » pour être faire l’objet d’une recherche. Et l’histoire contemporaine de l’Algérie a tout à y gagner.
- Centre national des archives d’Alger, fonds Steven Labudovic, DZ/AN/IV/3/1-14 []
- Centre national des archives d’Alger, fonds Steven Labudovic, DZ/AN/IV/e-3/2-116 []
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