Un homme sans mémoire est un homme sans vie, un peuple sans mémoire est un peuple sans avenir. »(Ferdinand Foch)
En ces temps des crispations identitaires et des replis communautaires, d’obscurantisme islamique et de reflux de la combativité politique révolutionnaire progressiste, il est de la plus haute importance de se tourner vers des personnalités algériennes exemplaires et emblématiques en matière d’engagement politique, pour se ressourcer aux plans du militantisme et de la théorie politique. Et parmi les nombreux révolutionnaires que compte l’Algérie émerge un grand homme totalement méconnu du paysage politique algérien et ignoré de l’historiographie algérienne.
Longtemps, Saïl Mohamed n’était connu que des historiens de l’anarchisme. Ignoré par l’histoire officielle algérienne, il a été pourtant un militant anticolonialiste de la première heure. Au reste, il se singularise surtout par son combat internationaliste. En effet, Saïl Mohamed était un militant anarchiste, plus précisément communiste libertaire. Réputé pour son intransigeance, il est demeuré fidèle à ses convictions anarchistes libertaires jusqu’à sa mort, en 1953. Certes, il a été un militant actif de l’anarchisme libertaire participant même à la guerre d’Espagne en 1936, mais il a également lutté infatigablement contre le colonialisme français, depuis la métropole où il était expatrié. Malheureusement, il est mort quelques mois avant l’insurrection de novembre 1954. Nul doute qu’il aurait assurément pris part à la lutte pour l’indépendance, s’il était encore vivant à l’époque du déclenchement de la révolution algérienne. De surcroît, grâce à sa prodigieuse et perspicace intelligence, Mohamed Saïl avait décelé et mesuré, dès les années 1920, les dangers du stalinisme et de l’islamisme, au moment où ces deux hydres embryonnaires étaient glorieusement adulées, vénérées.
Saïl Mohamed, de son nom complet Mohand Amezian Ben Ameziane Sail, est né le 14 octobre 1894 à Taourirt Beni Ouaghlis (en Kabylie), en Algérie, et il mort en avril 1953 à Bobigny (France). Volontaire dans le groupe international de la colonne Durruti durant la Révolution espagnole, il était également un authentique militant révolutionnaire anticolonialiste. Jacques Prévert lui a dédié le poème Etranges étrangers.
Saïl Mohamed a fait ses études primaires en Algérie. Très jeune, il s’est établi en France. Dans un premier temps, il a exercé la profession de chauffeur mécanicien, ensuite de réparateur de faïences. Pendant la Première Guerre mondiale, il est interné pour insoumission puis désertion. A sa libération, il s’installe dans la région parisienne et adhère à l’Union anarchiste. En 1923, il fonde avec Slimane Kiouane le Comité de défense des indigènes algériens. Dès 1924, dans ses premiers articles, publiés dans Le Libertaire, La Voix Libertaire, il dénonce le colonialisme, le centenaire de la conquête de l’Algérie. En 1932, il devient le gérant de L’Éveil social et y publie plusieurs articles où il appelle les Algériens à s’organiser et à se révolter. A la fin de l’année 1932, la publication de son article antimilitariste lui vaut des poursuites judiciaires. En 1934, au lendemain de la manifestation des ligues du 6 février 1934, il est arrêté pour possession d’armes prohibées (pistolets et grenades) et écope de quatre mois d’emprisonnement. A sa libération, Saïl ne désarme pas et reprend son combat, ses activités militantes politiques. Il devient responsable de l’édition nord-africaine et tente de reconstruire le Groupe anarchiste des indigènes algériens.
Au début de la guerre d’Espagne en 1936, alors âgé de 42 ans, Saïl s’engage dans le Groupe International de la colonne Durruti (CNT) crée par les anarchistes refusant de se fondre dans les Brigades internationales qu’ils considèrent contrôlées par les staliniens. Ses premières lettres du front ont été publiées dès octobre 1936 dans L’Espagne antifasciste. En novembre 1936, il est blessé au bras par une balle explosive près de Saragosse, à cent mètres des lignes franquistes. Un temps hospitalisé à Barcelone, il rentre en 1937 en France. Mutilé, il commence à exercer le métier de réparateur de faïences.
Au cours de l’année 1937, il participe à diverses manifestations : contre l’interdiction du PPA, contre la répression des manifestants tunisiens et pour le soutien de la révolution espagnole. Le 17 mars 1937, il participe au meeting organisé à la Mutualité par l’ensemble des organisations de la gauche révolutionnaire pour protester contre l’interdiction de l’Etoile nord-africaine dirigée par Messali Hadj. En 1938, il est arrêté et condamné pour provocation de militaire, puis, en septembre 1938, pour avoir distribué des tracts contre la guerre ; il est condamné à 18 mois d’emprisonnement.
En 1941, sous l’occupation, il est encore arrêté et interné dans le camp de Riom d’où il s’échappe. Dans la clandestinité, il se spécialise dans la fabrication de faux papiers. Dès la Libération, Saïl essaye de reformer des comités d’anarchistes algériens. Dans le même temps, il tient dans Le Libertaire une chronique de la situation en Algérie. En 1951, il est nommé responsable au sein de la commission syndicale aux questions nord-africaines. Dans ce cadre, il produit une série d’articles notamment sur «Le calvaire des indigènes algériens».
Mohamed Saïl meurt fin avril 1953
Au lendemain de sa mort, son journal lui a consacré un article d’hommage. Puis dans Le Libertaire n°390 du 20 mai 1954 : «Voici un an disparaissait notre camarade Mohamed Saïl, militant exemplaire. Quelques semaines avant sa mort, il collait encore le Lib à Aulnay. Nous lui disions de se reposer, nous le sentions faible. Il n’y avait rien à faire. Il voulait militer, il voulait se battre jusqu’au bout. Sa vie a été un éternel combat. Il a vécu notre idéal, il a été de toutes les actions. Il a payé durement. Pour notre idéal, il a passé onze années de son existence brève dans les prisons et les camps de la République. (…). Partout, à tout instant, il n’avait qu’un seul but : répandre autour de lui, les graines de la révolution. Il incarnait l’anarchisme social, le communisme libertaire, pour lui les deux termes étaient synonymes. Son combat était prolétarien et révolutionnaire. Il souffrait au plus profond de lui-même la vie injuste, la vie mauvaise imposée par les puissants de l’heure. Il souffrait surtout pour ses frères algériens, pour ses frères colonisés du monde.» Voici ce qu’il leur disait (Lib. n°273) : «Toutes les plaines fertiles sont enlevées aux travailleurs et en récompense, le colon bourgeois « élu » octroie généreusement un salaire de famine et des journées de labeur de 10 à 14 heures. Gare aux fortes têtes ! Oser déclencher une grève revendicatrice avec occupation d’usine est puni non de prison, mais de la balle salutaire d’un CRS… au nom d’une civilisation bienfaisante ! De plus, en l’absence du présumé coupable, l’arrestation d’otage est coutumière. Voilà les exploits courants des colonialistes assassins, avides de carnage… Que tous reconnaissent que les travailleurs originaires des pays d’outre-mer, venant chercher en France un peu plus de bien-être et de liberté, sont vraiment des hommes braves qui méritent bien des égards. Malheureusement, au contact de leurs frères de misère de la métropole, qu’ils distinguent nettement des tueurs d’outre-mer, ils se heurtent souvent à l’incompréhension ou au dédain. D’où leur méfiance vis-à-vis des « roumis » (sans toutefois généraliser). (…) Oui ! sachez, camarades, que les anarchistes sont vos réels amis qui ne vous demandent rien d’autre que d’être à leurs côtés, pour mener la lutte contre le capital, l’Etat et le colon, qui ne sont qu’un seul monstre, sous un même bonnet.» Et d’ajouter : «C’est un autre aspect de Mohamed Saïl : le désir de connaissances. Toute sa vie, il a travaillé pour se cultiver. Il avait été très peu à l’école mais en remontrait sur bien des points à ceux qui se piquent d’avoir de l’instruction. (…) En 1939, après une distribution de tracts contre la guerre, il était encore interné et commençait sa dixième année de prison. On perquisitionnait chez lui et on volait une partie de sa bibliothèque qu’il affectionnait particulièrement.»
De toute évidence, Saïl Mohamed était d’une prodigieuse intelligence et surtout faisait preuve d’une grande perspicacité dans ses analyses. Quoique né à la fin du XIXe siècle, c’était un homme en avance sur son temps. A lire les quelques extraits de ses écrits, on croirait qu’ils ont été rédigés à notre époque, en 2018, tant les enjeux politiques, économiques et géostratégiques intelligemment décrits et analysés sont toujours d’actualité. Les grands esprits et les révolutionnaires sont immortels. Saïl Mohamed, en dépit de son faible niveau d’instruction scolaire, a publié de nombreux textes dans des périodiques anarchistes et libertaires. Il a beaucoup écrit. C’était un autodidacte.
«Tous ensemble, nous édifierons un règne sans classes, […] où il n’existera ni maîtres ni valets, mais seulement des hommes égaux», a écrit Saïl Mohamed. « La République n’a rien à envier au fascisme : tous deux communient dans l’arbitraire et le désir de rabaisser. »
En 1924, il publie dans Le Flambeau, journal libertaire (des Groupes libertaires d’Afrique du Nord), un réquisitoire contre la France coloniale, ces «pirates rapaces» et ces «canailles sanguinaires» qui asservissent l’Algérie au nom de la civilisation. Dans de nombreux articles, il dénonce l’asservissement colonial : «L’ignorance, l’abrutissement dans lesquels vous nous maintenez pour mieux nous tenir sous votre joug», sous le régime «de servitude et de trique». «C’est notre sol natal que, de pères en fils, nous fécondons de notre labeur : vous êtes venus nous déposséder, nous voler nos biens et, sous prétexte de civilisation, vous nous obligez maintenant, pour ne pas mourir de faim, de trimer comme des forçats, pour votre profit, contre un salaire de famine», écrit-il. Il fustige aussi le Code de l’indigénat : «Une honte pour une nation moderne.» Il ne cesse de solliciter la solidarité internationale pour inviter les bonnes consciences à lutter pour «la suppression de l’odieux régime de l’Indigénat qui consacre notre esclavage». Il revendique le droit à la dignité et à la liberté pour le peuple algérien. Dans un de ces articles, il conclut son texte par cette proclamation prodromique : «Prenez garde gouvernants, au réveil des esclaves !» Dans d’autres articles, il emploie fréquemment cette sentence visionnaire : «Prenez garde qu’un jour les parias en aient marre et qu’ils ne prennent les fusils». Le 1er novembre 1954, ses frères révolutionnaires algériens prennent les fusils.
En 1929, Saïl fustige dans La Voie libertaire «les folliculaires appointés des grands bourreurs de crânes [qui] proclameront, en de massives colonnes, les vertus civilisatrices de la France». En 1931, lors de l’exposition coloniale internationale organisée à Paris, Mohamed Saïl est alors secrétaire du Comité de défense des Algériens contre les provocations du centenaire. Il proteste contre cette foire coloniale : «Que nous a donc apporté cette France si généreuse dont les lâches et les imbéciles vont partout proclamant la grandeur d’âme ? Interrogez un indigène, tâchez de gagner sa confiance. L’homme vous dira de suite la lamentable situation de ses frères et l’absolue carence de l’administration française devant les problèmes d’importance vitale. La presque totalité de la population indigène vit dans la misère physique et morale la plus grande. Cette misère s’étale largement. Dans les villes d’Algérie, ce ne sont, la nuit venue, que gens déguenillés couchés sous les arcades, sur le sol. Dans les chantiers, les mines, les exploitations agricoles, les malheureux indigènes sont soumis à un travail exténuant pour des salaires leur permettant à peine de se mal nourrir. Commandés comme des chiens par de véritables brutes, ils n’ont pas même la possibilité de recourir à la grève, toute tentative en ce sens étant violemment brisée par l’emprisonnement et les tortures. N’ayant aucun des droits de citoyen français, soumis à l’odieux et barbare code de l’indigénat, les indigènes sont traînés devant des tribunaux répressifs spéciaux et condamnés à des peines très dures pour des peccadilles qui n’amèneraient, dans la métropole, qu’une simple admonestation. Toute presse indigène étant interdite, toute association étant vite dissoute, il ne subsiste, en Algérie, aucune possibilité de défense pour les malheureux indigènes spoliés et exploités avec la dernière crapulerie qui puisse exister.»
Quelque temps après, il publie une nouvelle diatribe dans le même journal contre «les caïds (fonctionnaires algériens œuvrant pour l’Etat français), la vieille aristocratie féodale et les représentants religieux algériens». En mai 1925, il est incarcéré en Algérie après avoir conspué dans un café kabyle «le régime des marabouts qui bernent les populations». En tant qu’anarchiste (communiste libertaire) internationaliste, son combat anticolonialiste était étroitement lié à son engagement anticapitaliste. Le sort du peuple algérien colonisé était lié à celui des travailleurs français dominés et exploités. Pour Saïl Mohamed, le peuple français (les travailleurs et humbles français) ne sont pas coupables des ignominies coloniales. C’est pourquoi il appelait de ses vœux le peuple algérien colonisé et les masses françaises exploitées à unir leurs forces pour lutter respectivement contre le colonialisme et le capitalisme, pour renverser leurs maîtres. Le combat de Saïl se place par-delà les divisions communautaires, ethniques ou religieuses : «Les bourreaux, partout, sont de la même race.»
En 1932, dans son journal L’Eveil social, il exhorte le «peuple algérien, peuple esclave» à se lever, à se révolter. Quelques années plus tard, traitant de la question de l’exil (l’expatriation en France), il s’oppose à l’émigration des Algériens. En effet, il évoque comme raison le déchirement du déracinement, l’éclatement des familles, la souffrance de l’exil, et surtout le traumatisme de l’exploitation patronale en métropole : «On se débrouille mieux lorsqu’on est chez soi, et en Afrique du Nord la solidarité jouerait à plein.»
ÉTRANGES ÉTRANGERS,
Kabyles de la Chapelle et des quais de JavelHommes de pays loinCobayes des coloniesDoux petits musiciensSoleils adolescents de la porte d’ItalieBoumians de la porte de Saint-OuenApatrides d’AubervilliersBrûleurs des grandes ordures de la ville de ParisÉbouillanteurs des bêtes trouvées mortes sur piedAu beau milieu des ruesTunisiens de GrenelleEmbauchés débauchésManœuvres désœuvrésPolacks du Marais du Temple des RosiersCordonniers de Cordoue soutiers de BarcelonePêcheurs des Baléares ou du cap FinistèreRescapés de FrancoEt déportés de France et de NavarrePour avoir défendu en souvenir de la vôtreLa liberté des autres.Esclaves noirs de FréjusTiraillés et parquésAu bord d’une petite merOù peu vous vous baignezEsclaves noirs de FréjusQui évoquez chaque soirDans les locaux disciplinairesAvec une vieille boîte à cigaresEt quelques bouts de fil de ferTous les échos de vos villagesTous les oiseaux de vos forêtsEt ne venez dans la capitaleQue pour fêter au pas cadencéLa prise de la Bastille le quatorze juillet.Enfants du SénégalDépartriés expatriés et naturalisés.Enfants indochinoisJongleurs aux innocents couteauxQui vendiez autrefois aux terrasses des cafésDe jolis dragons d’or faits de papier pliéEnfants trop tôt grandis et si vite en allésQui dormez aujourd’hui de retour au paysLe visage dans la terreEt des hommes incendiaires labourant vos rizières.On vous a renvoyéLa monnaie de vos papiers dorésOn vous a retournéVos petits couteaux dans le dos.Étranges étrangersVous êtes de la villeVous êtes de sa vieMême si mal en vivezMême si vous en mourezJacques Prévert
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