Il y aura bientôt 60 ans, le 25 août 1958, 2378 montagnards dont 286 enfants ont été déplacés de force, enserrés sur la plage de Messelmoune, d’une étendue de trois hectares environ, à l’ouest de l’embouchure de l’oued dont elle porte le nom. Ils avaient quitté, en pleine chaleur de l’été 1958, la montagne du Dahra qui domine la côte ouest du littoral cherchellois. Dans la cartographie militaire, cette zone, située à une centaine de kilomètres à l’ouest d’Alger, représentait un sous-quartier placé sous le contrôle direct du Deuxième Bureau du 22e régiment d’infanterie, installé depuis deux ans dans la région de Ténès.
Pour la population de ces montagnes en guerre, tout a basculé un lundi 25 août 1958. Des soldats français patrouillaient à Titouilt, dans le douar Bouhlal, entre les hameaux de Hayouna et de Mesker, quand ils tombèrent dans une embuscade tendue par les maquisards de l’ALN. L’accrochage très sévère fit des morts et des blessés. Le Deuxième Bureau dirigé par le lieutenant Lacoste réagit immédiatement en procédant à un vaste ratissage. L’opération menée par de nombreux soldats et des harkis de Annab et d’Aghbal dura trois jours. La population fut évacuée et toutes les maisons brûlées. Les flammes étaient vues de Cherchell, à vingt kilomètres à la ronde.
Le déplacement forcé
(récit de Fatma Arridj, âgée de 75 ans, rencontrée à Messelmoune où elle réside).
« J’habitais une masure à Immalayou, près d’un oued, à un kilomètre au sud de Hayouna. Je me trouvais à la maison avec mes quatre enfants (un garçon et trois filles dont une handicapée), quand les soldats français ont défoncé la porte. Je n’avais jamais vu de Français avant la guerre. Ils nous ont sortis sans ménagement et ont mis le feu à ma demeure. Mon mari était dans la forêt voisine.
Nous avons retrouvé les autres membres de la famille Arridj, sortis eux aussi de force de leur maison. Ainsi regroupés, nous avons été, en colonne par deux, conduits au centre de Hayouna. Je n’avais rien pris avec moi. D’ailleurs je n’avais pas grand-chose. Issue d’une famille très pauvre de Souahlia, j’ai été mariée, à l’âge de dix-sept ans, à Mohamed Arridj, veuf avec deux filles et deux garçons dont l’un avait presque mon âge.
Les maquisards étaient arrivés à Hayouna au début de l’été 1956. Ils venaient de la ville de Cherchell, des gars instruits, à l’allure sportive, me disait mon mari. Comme les autres femmes d’Immalayou, je leur préparais les repas. L’ALN – el djeich comme on l’appelait - tenait à payer la nourriture. J’ai su que mon mari leur servait de guide dans les sentiers de cette montagne qu’ils foulaient pour la première fois.
Au printemps 1958, l’armée française procéda à un grand ratissage, à la suite d’une embuscade meurtrière tendue par les maquisards, à Attrache, pas loin d’Immalayou. Les soldats sont venus nous interroger pour savoir si des « fellagas » étaient passés chez nous. Puis les avions ont commencé à bombarder Hayouna et les environs. Ce fut l’enfer. J’ai pris mes enfants et me suis mise à courir dans tous les sens. Deux bombes sont tombées tout près de moi. Sous les bombardements, mon fils Djelloul âgé de 13 ans est mort. Ma fille, Aïcha, fut grièvement blessée. Je l’ai retirée de sous les décombres, brûlée. Elle avait cinq ans.
Une année terrible
Nous vivions la guerre chaque jour, quand, vers la fin du mois d’août, les militaires nous ont sortis des maisons pour nous emmener loin de chez nous. Le déplacement s’est fait dans des camions militaires. Je n’ai cessé de pleurer tout le long du voyage. Ma fille handicapée souffrait.
Nous sommes arrivés, sur la route goudronnée, exténués. La nuit tombait. Sur la plage, nous avons dormi sans manger. Nous étions sans toit. Dans les ténèbres. Les femmes, sous le choc, pleuraient sur leur sort. Les harkis rôdaient autour de nous. Ils nous faisaient peur. La peur de l’humiliation. Mes enfants, dénudés, se sont blottis contre moi. Je n’ai pas fermé l’oeil de la nuit. Au petit matin, je voyais la mer tout près de moi. J’y ai mis les pieds pour la première fois. Du haut de Hayouna, elle me paraissait une étendue lointaine, insaisissable.
Pour protéger mes enfants des rayons du soleil qui commençait à frapper fort, je suis allée, avec d’autres femmes, à la lisière de la forêt qui s’étalait le long de la route étroite, ramasser des branchages pour construire une petite hutte.
Les soldats sont passés nous remettre un morceau de pain et une tomate chacun. « Pour la journée », nous ont-ils dit. Je garde en mémoire cette journée passée, pour la première fois, loin de chez moi. Le désœuvrement m’accablait. J’étais là à attendre à ce qu’on me donne un morceau de pain, moi qui n’ai jamais demandé l’aumône.
Les premiers jours, il y a eu beaucoup de morts au camp.
Beaucoup d’enfants succombaient à la dysenterie. Les militaires, qui nous avaient entassés dans ce réduit, semblaient dépassés. Nous étions arrivés en catastrophe. Rien n’avait été prévu. Ni abri, ni sanitaires, ni ramassage des déchets. Les détritus s’amoncelaient. Heureusement qu’il y avait les vagues boueuses pour les balayer.
Les nuits étaient fraîches. On ne nous a remis des couvertures qu’aux premières averses.
Notre quotidien commença à s’améliorer avec l’arrivée, quelques jours après, des gens de Souahlia qui avaient ramené avec eux des vivres et des chèvres. Les hommes ont pu trouver du travail. Ils se sont employés comme manœuvres dans la construction des logements pour les harkis. Certains, recrutés dans les groupes d’auto-défense, recevaient une petite solde. Le camp, surveillé à partir de la tour élevée au bord de la route goudronnée, fut entouré d’une double rangée de fils barbelés ne laissant qu’une seule issue.
Les militaires nous ont fourni des matériaux pour construire des gourbis. Un jeune médecin militaire français, installé dans une cabane à l’entrée du camp, recevait chaque jour beaucoup de malades, des enfants surtout. Des enfants sans souliers, portant pour tout habit une longue camisole.
Au début de l’année 1960, les militaires m’ont permis de me rendre à Staouéli pour faire soigner ma fille Aïcha dont l’état de santé empirait. La nièce de mon mari m’a hébergée. Pour subvenir à nos besoins, mon fils Mohamed s’est employé comme garçon de ferme chez un colon. Ma fille est morte le 10 juillet de la même année. Elle est enterrée au cimetière de Sidi Ferruch. Je suis retournée au camp, à Messelmoune, où mon père nous a rejoints à sa sortie de la prison de Gouraya.
Mohammed Rebah – chercheur en Histoire le samedi 30 juin 2018
https://www.4acg.org/Il-y-a-60-ans-le-camp-de-regroupement-de-Messelmoune
Sur les traces des camps de regroupement, un documentaire de Saïd Oulmi
Saïd Oulmi aborde aujourd’hui un sujet encore trop ignoré, et pourtant tragique : les camps de regroupement.
Ce nouveau documentaire, intitulé « Sur les traces des camps de regroupement », projeté en avant-première le 14 mai à Alger, est le résultat de six années de recherches, enrichies de sources multiples.
Il retrace la vie de populations civiles algériennes dans les « camps de regroupement » instaurés par l’armée coloniale. Mais il revient également, dans sa deuxième partie, sur des témoignages d’anciens appelés de l’Armée française qui, depuis, se sont prononcés contre la guerre.
A l’époque, dans leur absurde stratégie tendant à séparer la population civile des combattants de l’ALN (Armée de libération nationale), les décideurs de l’Armée coloniale n’ont pas trouvé mieux que de déraciner les familles algériennes de leurs terres, les arracher à leurs villages et douars brûlés pour les parquer dans des zones déshéritées, totalement démunies et sous le contrôle permanent de l’Armée française.
Près de 3 millions d’Algériens, soit 40% de la population d’alors, sont alors enfermés dans ces camps encerclés de barbelés, livrés à la faim et au dénuement, parfois dans des conditions climatiques extrêmes.
Des conditions tellement inhumaines qu’on ne comptait plus les morts de faim. Entre 1955 et 1961, près de 2 300 camps ont été ainsi érigés dans les Aurès, à Khenchela et à Batna, avant d’être généralisés à d’autres régions du pays.
Le réalisateur est allé, un demi-siècle après l’indépendance, interroger le silence de ces lieux oubliés, recueillir les récits des derniers rescapés ayant subi l’innommable. Des témoignages poignants, ponctués de lourds silences, des regards hagards traversés d’instants éternels et indélébiles. Puis, à un moment, des visages bouleversés sont subitement enfouis dans les mains, certains éclatent en sanglots, des Algériens mais aussi des Français… Des tabous sont évoqués, les viols des femmes, individuels et collectifs, les humiliations et la misère.
Au-delà de ces témoignages, le réalisateur s’appuie sur d’autres sources algériennes et françaises, apports d’historiens et chercheurs, acteurs directs, documents officiels et archives, anciens appelés de l’Armée française contre la guerre, moudjahidine et hommes politiques. Ces informations collectées, croisées, vérifiées, font de ce documentaire une référence académique et pédagogique fiable et la plus riche possible.
Des témoignages poignants…
Témoin survivant, le vieux Mohamed Hachati s’exclame, le visage fermé : « nous avons vécu toutes sortes de crimes ». L’ancien premier ministre et l’un des négociateurs des Accords d’Evian, le défunt Réda Malek, met l’accent sur « la volonté », ni plus ni moins, « d’exterminer le peuple algérien et de l’isoler de la Révolution et de l’Armée de libération nationale à travers ces camps de regroupement ». Benjamin Stora, historien spécialiste de l’Algérie, évoque une malnutrition extrême, des morts faute de nourriture et de soins. La mortalité infantile est alors évaluée (dans le rapport de Michel Rocard ) à près de 500 enfants par jour dans l’ignorance de l’opinion publique et l’indifférence totale des autorités civiles et militaires.L’avocat franco-algérien, défenseur de la Révolution algérienne, décédé en 2013, Jacques Vergès, déclare à Said Oulmi qu’en réalité, « ce qu’ils appellent des camps de regroupement, sont en fait des camps de concentration ». L’historien Michel Cornaton, auteur du livre Les camps de regroupement de la guerre d’Algérie, dit « ne pas voir dans l’histoire de l’humanité où on a comme ça enfermé toute une population dans des camps »…
Des appelés français contre la guerre racontent
Plusieurs autres témoins, parmi les anciens appelés de l’armée française cette fois-ci, passent devant la caméra de Said Oulmi. Xavier Jacquey, appelé alors comme infirmier à El-Bayadh en 1958, devenu ensuite psychiatre, évoque, entre autres, des viols des femmes commis par les gardiens du centre de regroupement « pour faire la trouille à l’ensemble du rassemblement », tient-t-il à expliquer.
Précieux témoignage également, celui de Marc Garangé, soldat en Algérie de mars 1960 à février 1962, photographe du bataillon. En dix jours, il aurait photographié 2 000 personnes. En effet, pour mieux contrôler tout mouvement des « autochtones » dans ces camps, il fallait établir, pour la première fois, des pièces d’identité. Marc Garangé sera chargé de produire leurs photos d’identité. Des visages qui racontent l’humiliation défilent devant son objectif. « C’est le visage des femmes qui m’a beaucoup impressionné. Elles n’avaient pas le choix. Elles étaient dans l’obligation de se dévoiler et de se laisser photographier (…) J’ai reçu leur regard à bout portant, premier témoin de leur protestation muette, violente. Je veux leur rendre hommage. ».
Mais le photographe ne se limitera pas aux visages. En tout, quelque 20 000 images sont produites, des instants figés, des preuves d’un vécu insoutenable que Marc Garangé dénonce.
Le rapport de Michel Rocard, une référence historique
L’ancien premier ministre français (1988-1991) décédé le 2 juillet 2016, est également évoqué. A cette époque, il est étudiant anticolonialiste, devenu plus tard inspecteur des finances sorti de l’ENA. En 1958, alors âgé de 28 ans, il rédige un rapport où est évoquée, pour la première fois, l’existence de ces camps, et qu’il remet au délégué général en Algérie. Établi en dehors des missions officielles de l’auteur, ce rapport, décrit par l’Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre (4ACG) comme étant « l’une des pièces maîtresses de l’histoire de la guerre d’Algérie, décrit de l’intérieur, et en toute liberté, la violence faite par l’armée aux populations algériennes les plus démunies »*. Le document reste secret jusqu’en avril 1959 lorsque des « fuites préméditées » en permettent la parution de larges extraits dans France Observateur et Le Monde.
Lors des débats succédant à la projection, les langues se délient spontanément mais dans la douleur. Parmi le public composé de chercheurs, d’historiens, de journalistes, de moudjahidine, certains osent prendre le micro et racontent, par bribes, des séquences d’enfance ou de jeunesse remontées de la mémoire lointaine.
Surprenant hasard de calendrier : la veille, se tenait en France l’Assemblée générale de la 4ACG (Association des Anciens Appelés en Algérie et leurs amis contre la guerre) qui milite pour le respect de la dignité, de la liberté et des droits humains, contre la barbarie des guerres comme résolution des conflits.
L’un des présents dans la salle qui y avait justement assisté, a tenu à rapporter au public de Said Oulmi que de par sa composante et sa vocation, l’Association représente un réservoir inestimable de ressources vivantes pour des travaux de recherches tel que celui qui venait d’être présenté.
D’après l’article de Yasmina Ferchouch
https://www.4acg.org/Sur-les-traces-des-camps-de-regroupement-un-documentaire-de-Said-Oulmi
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