Entre le mythe de la «mission Civilisatrice» et la réalité de la violence sauvage des autorités coloniales...
«Our presence among you is not to fight you ; our goal is only to make war to your Pacha.»
(Notre présence parmi vous n’est pas de vous combattre ; notre but est seulement de faire la guerre à votre Pacha.)(Général de Beaumont)
«I dreamt of a day where there will be Algeria without Algerians.»
(Je rêve du jour où il y aura une Algérie sans Algériens.) (Dr Eugène Bodichon)
Le prétexte officiellement avancé par les autorités françaises pour déclencher la conquête de l’Algérie en 1830 était le fameux incident diplomatique du 30 avril 1827 connu sous l’expression de «coup de l’éventail» entre le consul de France en Algérie, Pierre Duval, et le dey d’Alger au cours duquel le dey aurait donné au consul des coups avec son chasse-mouches après que le consul lui ait répondu que le roi n’avait pas de réponse à la question du remboursement par la France du prêt que le dey lui avait accordé et après avoir proféré des injures contre la religion musulmane.
Le dey n’ayant pas voulu présenter des excuses au consul pour ces «coups d’éventail», cela avait été considéré comme un casus belli et comme prétexte au déclenchement de la conquête en 1830. D’autres raisons avaient été invoquées pour justifier la conquête. L’un des arguments était que le gouvernement du dey était un gouvernement du type «despotisme oriental» selon lequel les pays d’Asie et d’ Afrique sont gouvernés par des despotes qui subjuguaient leurs peuples et les spoliaient.
Face à ce despotisme, l’armée française se devait d’intervenir pour «libérer» et «protéger» leurs biens qui auraient été confisqués par les autorités ottomanes. Le second argument avancé pour justifier la conquête était qu’Alger était considérée comme une «Barbary City» où les pirates attaquaient les navires passant par les eaux algériennes, constituant des esclaves qu’ils vendaient ou mettaient en captivité contre des rançons.
Face à cette «barbarie», le roi de France, appuyé par l’Eglise, aurait le devoir de se débarrasser de ces «brigands» qui étaient considérés comme un danger pour la circulation maritime et comme une forme de guerre religieuse entre les musulmans et les chrétiens, ces derniers étant forcés par les musulmans de commettre l’apostasie (de renoncer à la religion chrétienne) (Voir Jennifer E. Sessions, By the Sword and Plow : France and the Conquest of Algeria, Cornell University Press, 2011, pp. 33-34).
La troisième raison avancée pour l’intervention coloniale — mais qui n’était pas invoquée par les autorités politiques et militaires coloniales — était la situation politique (division entre les pro-royalistes et anti-royalistes) et la situation socio-économique défavorable qui prévalait à la veille de la conquête en France métropolitaine, toutes conditions qui étaient sur le point de mettre en péril le roi Charles X et son ultra-royaliste Premier ministre, Jules de Polignac et qui, en fin de compte, ont conduit à l’abdication de Charles X et à son remplacement par son cousin, Louis Philippe d’Orléans le 9 août 1830 comme roi des Français (Jennifer E. Sessions, op. cit., p. 6).
La quatrième raison que beaucoup d’historiens privilégient comme étant le motif le plus plausible de la conquête était le concept de «mission civilisatrice» selon lequel la France aurait «l’obligation» de remplir en Algérie sous le prétexe que le peuple algérien était considéré comme «arriéré» et «incivilisé». C’est cette thèse que nous privilégierons aussi dans le présent article car c’est aussi celle qui est la plus publicisée aussi bien par les autorités militaires coloniales que par un certain nombre d’historiens et autres chercheurs, et aussi parce qu’elle a soulevé — et soulève encore aujourd’hui — le fameux débat entre les partisans des effets «positifs» de la colonisation et les partisans de ses effets «négatifs».
Dans cet article, nous verrons d’abord ce que cette «mission civilisatrice» signifie aux yeux des autorités coloniales et de certains historiens et chercheurs. Nous verrons ensuite comment cette mission civilisatrice — parfois appelée «pénétration pacifique» —, notamment dans le cas de la conquête du Sahara, allait se traduire en réalité en mission dévastatrice et une violence d’une inhumanité sans équivalent dans l’histoire des génocides coloniaux.
Le mythe de la «mission civilisatrice» de la France
Comment cette «supposée» mission civilisatrice était expliquée et justifiée — ou non — par les autorités politico-militaires coloniales d’un côté, et par certains historiens, anthropologues et écrivains, d’autre part ? C’est ce que nous essayerons d’élucider dans cette première partie.
S’agissant des autorités politico-militaires coloniales, nous citerons d’abord Napoléon III qui, en 1863, écrivant au gouverneur général de l’Algérie, le maréchal Pélissier, déclarait : «Je souhaitais voir l’idée d’un “Royaume arabe” conçue comme preuve pour les Arabes que les Français ne sont pas venus en Algérie pour les impressionner et les exploiter, mais pour leur apporter les bénéfices de la “civilisation”.» (cité par James LeSueur, Uncivil War : Intellectuals and the Identity Politics during the Decolonization of Algeria, University of Nebraska Press, 2005, p. 22).
Par ailleurs, dans la déclaration qu’il a faite en juin 1830 aux habitants d’Alger, le général de Beaumont, commandant de l’armée française, expliquait cette mission comme suit : «Notre présence parmi vous n’est pas de vous combattre ; notre but est seulement de faire la guerre à votre Pacha»… Il ajoute : «Dieu a ordonné la chute des Ottomans pour vous “délivrer” des soucis et de la misère qui vous oppressent.» (cité par Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace : The Violence of France’s Empire in the Algerian Sahara, 1844-1902, Columbia University Press, 2009, p.11 et note 45, p.253). Un autre général, Bugeaud, connu pour ses atrocités et sa violence contre les communautés algériennes et spécialiste des «razzias» et des «enfumades», parle, lui aussi, à sa manière, de la mission civilisatrice : «Croyez-vous que ce peuple [les Algériens], si fier, si combattant, si rapide à se révolter, qui ne connaît aucun gouvernement que celui de la loi militaire… puisse être contraint et conduit par vos administrateurs et [leurs] codes de lois ?» Bugeaud ajoute, ironiquement : «[le roi] souhaite que l’Arabe et le Kabyle devraient être aussi bien gouvernés et aussi heureux que les Français.» (Noter ici la division qu’il fait entre l’Arabe et le Kabyle, appliquant la devise napoléonienne «diviser pour régner»).
Bugeaud pose ensuite les conditions (ou «moyens») pour que cette conquête «pacifique» (ou «civilisatrice») se déroule sans heurts : «Le premier moyen, dit-il, pour que la population se sente bien et heureuse, est qu’elle demeure loyale à la promesse qu’elle a faite de soumettre [sous-entendu aux lois et aux autorités coloniales.» Le second moyen, selon Bugeaud, est que «vous vous engagiez, avec activité et intelligence, dans l’agriculture et le commerce»… Bugeaud poursuit, de façon sarcastique : «Nous vous aimons comme des frères, et cela nous fait mal chaque fois que vous nous obligez à vous faire du mal.» (cité par James McDougall, A History of Algeria, Cambridge University Press, 2017, p.119). Le dernier témoignage sur cette mission civilisatrice que nous citerons est celui de Jules de Polignac, Premier ministre de Charles X, qui, lui, justifie la mission par le fait que les Algériens étaient des barbares et des pirates dangereux pour la navigation maritime et qu’il fallait les combattre : «Pendant des siècles, les barbares [entendez les Algériens] s’adonnaient à un trafic monstrueux des Européens, qu’ils saisissaient, convertissaient en esclavage, vendaient contre des rançons… C’était donc, dit-il, le devoir de la France de venger ces outrages, de purger les mers, et de détruire la puissance de ces pirates.» (Jennifer E. Sessions, By Sword and Plow, op. cit., pp. 33-34).
Tournons-nous maintenant vers les historiens, anthropologues et écrivains pour voir comment ils expliquent et justifient cette idée de mission civilisatrice. Le premier que nous mentionnerons est Robert Randau, écrivain et poète français : «L’Européen et le natif… sont d’une valeur humaine égale, et le rôle de la colonisation n’est pas de mettre dans un seul moule les sujets ou une clientèle, mais de convertir à nôtre mentalité, avec tact, modération et intelligence, des peuples [entendez les Algériens] qui sont encore dans un état primitif.» (Robert Randau, Revue des deux mondes, 1929, cité par Peter Dunwoodie, Writing French Algeria, Oxford University Press, 1998, p.125).
Peter Dunwoodie contredit cette supposée «vérité» en citant des exemples concrets des inventions et réalisations faites par les historiens et scientifiques orientaux : «Arab historians published [and translated] major works on Algeria, specifically intended as a counter-discourse to this self-congratulatory Eurocentric history» (Les historiens arabes ont publié [et traduit] d’importantes œuvres sur l’Algérie, en particulier destinées comme contre-discours de cette histoire eurocentrique auto-satisfaisante).
Il cite en particulier l’exemple de deux grands historiens algériens, Mubarak el-Mili, qui a écrit, Tarikh al-Djazair fi al-gadim ou al-hadith (Constantine, 1925 et 1932) et Tawfiq al-Madani, Kitab al-Djazair (Alger, 1931). Dunwoodie ajoute que cette fausse vérité est aussi remise en cause par certains historiens français comme Charles-André Julien, Charles-Raymond Ageron, et André Nouschi. Dumwoodie rappelle, à l’inverse, que les Arabes ont joué un grand rôle dans l’invention et le développement des mathématiques, la médecine, l’astronomie, la traduction et la conservation de textes historiques antiques (Peter Dunwoodie, Writing French Algeria, op. cit., p.123).
Un autre chercheur, Eugène Bodichon, médecin et anthropologue français, expliquera la mission civilisatrice de la façon suivante : «Les Algériens demeurent stationnaires face à la civilisation et vivent dans un état perpétuel d’hostilité à l’égard de tout ce qui ne fait pas partie de leur race. (…) C’est pourquoi, nous, Chrétiens, qui représentons la prépondérance de la moralité, qui rejetons les eunuques [les gardiens des harems], les harems, et qui portons en nous l’esprit de la fraternité entre tous les gens, la liberté pour le fort aussi bien que pour le faible, et la bénévolence universelle…» (Eugène Bodichon, Etudes sur l’Algérie et l’Afrique, Kessinger Publishing, 2009, cité par Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace : The Violence of France’s Empire in the Algerian Sahara, Columbia University Press, 2009, p.168). Deux autres écrivains, l’un algérien et l’autre français, se sont aussi exprimés contre cette mythique mission civilisatrice : Mouloud Feraoun et Guy de Maupassant. Dans son Journal, Feraoun écrit : «Des gens sophistiqués, qui prétendent donner au monde des leçons, tirent sur des innocents, tuant sans cligner des yeux. Des gens scrupuleux et délicats assassinent froidement leurs pareils. Des hommes civilisés qui jouissent de toute sorte de Bonheur et d’opportunités et de tous les avantages de la vie, massacrent et violent un peuple indigent qui, pendant des siècles, a été soumis au même inexplicable sort.
Des gens qui ont tout en viennent à détruire des gens qui n’ont rien.» (Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962 : Reflexions on the French-Algerian War, University of Nebraska Press, 2000, p.169). De la même manière, Guy de Maupassant n’est pas de l’avis que la conquête coloniale de l’Algérie a «donné» la civilisation aux Algériens : «Le colonialisme français a apporté la modernité à l’Algérie — économie de marché, stratification sociale, bureaucratie — mais il n’a pas donné au peuple qui vivait là la civilisation (…) Au lieu de cela, le règne français les a transformés en pauvres rebelles qui, maintenant, sèment le désordre dans le pays [l’Algérie].» Maupassant poursuit : «Avec notre système de colonisation, consistant, comme il le fait, à ruiner l’Arabe, le pillant sans répit, à le chasser sans merci, et à le faire mourir de misère, nous devons nous attendre à voir plus d’insurrections.» (Guy de Maupassant, lors de sa visite au Sahara en 1881, cité par Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace, op. cit., pp.2-7). La réalité, comme nous le verrons dans la deuxième partie de cet article, donnera raison à ces deux derniers auteurs.
La violence sauvage coloniale : véritable crime contre l’humanité
La violence pratiquée par l’armée et les autorités coloniales pendant la conquête et tout au long de la colonisation [rappelons qu’elle a duré cent trente-deux ans] a pris plusieurs formes. Ces forment sont principalement, mais pas exclusivement : violence contre les personnes et les communautés autochtones, violence contre leurs biens et leurs terres, exploitation de la force de travail des Algériens, et violence contre la culture et les traditions séculaires de la population locale. S’agissant de la violence contre les personnes et les groupes, on peut citer l’anecdote suivante racontée par Benjamin Claude Brower dans son ouvrage, A Desert Named Peace, op. cit : «Une femme [algérienne], qui n’a pas voulu révéler la localisation de silos, a été battue et violée par une douzaine de soldats [français].
Les coups ont continué pendant toute la période du viol et ces coups se sont avérés fatals. Les soldats ont aussi battu à mort l’enfant de la femme. Une semaine plus tard, dans le village de S’Fissa, les soldats ont attaqué une vieille femme pour avoir refusé de divulguer la localisation de silos. La victime fut d’abord jetée du balcon, déshabillée, puis soumise à des menaces avant de mourir de ses blessures.» (Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace, op.cit., p.80). A une plus grande échelle, dans l’oasis de Zaatcha, à 30 km de Biskra, la violence coloniale était encore plus brutale : «Après plusieurs semaines d’un siège insupportable (comparable aux guerres du Moyen-Age), les Français ont ouvert plusieurs trous dans les murs de l’oasis qu’ils ont attaquée le 26 novembre 1849. Les pertes humaines ont été lourdes, et tous les habitants de l’oasis ont péri. Le rapport officiel des autorités françaises ont estimé les morts à quelque huit cents…
Ce nombre, qui n’incluait pas ceux qui étaient enterrés sous les débris, ne représentait qu’une portion de ceux qui étaient tués.» (Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace, op.cit., p.81). Cependant, la violence la plus grande est celle commise par Bugeaud et Saint-Arnaud. En particulier les enfumades et les razzias de ces deux officiers sont les plus fameuses (ou plutôt les plus fumeuses). Dans un de ses rapports militaires, Saint-Arnaud écrit : «Le même jour, le 8, je faisais une reconnaissance sur les grottes, ou plutôt les cavernes du Dahra, deux cents mètres de développement, cinq entrées. Nous sommes reçus à coups de fusil (…).
Le 9 commencent les travaux de siège, blocus, mines, pétards, sommations, instances, prières de sortir et de se rendre. Réponses : injures, blasphèmes, coups de fusil… feu allumé (…). Un Arabe sort le 11, intime à ses compatriotes de sortir ; ils refusent. Le 12, onze Arabes sortent, les autres tirent des coups de fusil. Alors je fais hermétiquement boucher toutes les issues et je fais un vaste cimetière. La terre couvrira à jamais les cadavres de ces fanatiques […]. Personne que moi ne sait qu’il y a là-dessous cinq cents brigands qui n’égorgeront plus les Français.» (Alexis de Tocqueville, De la Colonie en Algérie, préface de Tzvétan Todorov, pp.31-32).
Ce qui est déplorable et détestable, c’est que des intellectuels de la trempe de Tocqueville, non seulement acceptent cette violence et cette barbarie, mais la justifient, comme en témoigne le passage suivant : «J’ai souvent trouvé mauvais qu’on brûlât les moissons, qu’on vidât les silos, et enfin qu’on s’emparât des hommes sans armes, des femmes et des enfants. Ce sont, suivant moi, des nécessités fâcheuses, mais auxquelles tout peuple qui voudra faire la guerre aux Arabes sera obligé de se soumettre.» (Alexis de Tocqueville, De la Colonie en Algérie, op.cit., pp. 226-227). Tocqueville va encore plus loin dans la justification des massacres : «Ce que je crois, c’est que M. le maréchal Bugeaud a rendu sur la terre d’Afrique un grand service à son pays.» (A. de Tocqueville, op. cit., p.32). Il y eut aussi, bien sûr, le fameux massacre de Sétif et de Guelma en 1945, qui sont de véritables génocides commis par l’armée coloniale contre le peuple algérien.
Il y avait aussi la torture quotidienne et qui a été banalisée. Cette torture, qui avait plusieurs formes, a été capturée par le célèbre écrivain algérien Mouloud Feraoun dans son Journal : «Les soldats [français] utilisaient toutes sortes de méthodes pour faire parler les Kabyles [en général les Algériens] : ils leur font boire de l’essence, leur arrachent les ongles, les pendent par leurs pieds, insèrent des objets dans leur rectum, placent des tubes dans leur bouche, les ligotent, les blessent et les brûlent. Mais le choc électrique est la pire des tortures.» (Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962 : Reflexions on the French-Algerian War, University of Nebraska Press, 2000, p.225).
La deuxième forme de violence utilisée par l’armée et les autorités coloniales, appuyées par tout un arsenal juridique et administratif, était la violence sur les terres et propriétés des musulmans. Ici aussi les exemples sont tellement nombreux qu’il est impossible, dans le cadre de cet article, de les citer tous. Un des cas de dépossession remonte à juillet 1830 et consiste en le pillage du Trésor du Dey d’Alger : «Le Trésor du Dey, le grand prix réclamé par l’Etat français, était estimé à 500 millions de francs, mais seule une partie de cette somme a fait son entrée dans les coffres du gouvernement français.
Dans les jours qui suivirent la chute d’Alger, des témoins oculaires ont rapporté le pillage par des officiers comme le général Loverdo, qui a été vu en train de quitter la ville avec six mules chargées de produits volés. […] : «According to some sources, soldiers even looted the Swedish Consulate’s residence as well as the homes of the foreign diplomatic corps in Algiers» (Selon certaines sources, des soldats ont même pillé la résidence du consulat suédois ainsi que les maisons du corps diplomatique à Alger) (cité par Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace, op.cit., p.15).
Le général Bugeaud, le spécialiste des razzias et des enfumades, explique pourquoi et comment les biens des Algériens étaient saisis ou achetés à un prix dérisoire : «Pour les combattre [les Algériens], leurs propriétés doivent être attaquées… Les produits doivent être organisés de sorte que les hommes puissent tenir jusqu’à ce que les villages soient détruits, les arbres fruitiers arrachés, les moissons déracinées, les magasins vidés, les ravins, les rochers et les caves fouillés, afin de trouver les femmes, les enfants, les personnes âgées, les troupeaux et les propriétés ; cela est le seul moyen de combattre et de vaincre ce peuple de montagnards.» (Paul Azan, Par l’épée et la charrue : écrits et discours du général Bugeaud, 1948, p.112, cite par Peter Dunwoodie, Writing French Algeria, op.cit., p.11).
Le troisième type de violence perpétrée à l’égard du peuple algérien par l’armée et les autorités coloniales est l’exploitation de la force de travail locale. L’un des défenseurs de cette exploitation du travail est le Saint-Simonien Barthélémy-Prosper Enfantin, qui, notamment dans son ouvrage La Colonisation de l’Algérie (Paris, Bertrand, 1843), parlant de l’exploitation et de l’utilisation des esclaves du Sahara, écrit : «La population du Sahara doit être utilisée comme force de travail pour développer le reste de l’Algérie.» Il explique ensuite comment cette force de travail doit être employée : «Ces travailleurs doivent être d’abord employés dans l’armée, en priorité pour le travail fondateur [Enfantin ne précise pas le terme “fondateur”], puis dans les services intérieurs (bains, moulins, fours, battage du foin, magasins, transport, et en particulier comme “domestiques des officiers” de sorte que chaque soldat coloniste [sic] soit totalement “libéré”» (Enfantin, op. cit., p. 410, cité par Benjamin Claude Brower, A Desert Named Peace, op.cit., p.66). Eugène Bodichon, médecin et anthropologue, a proposé que cette force de travail locale [paysans «libérés» de leurs terres et esclaves sahariens] soit utilisée dans les régions telliennes. Bodichon pense que ce type d’utilisation permettra, une fois pour toutes, d’exterminer le peuple algérien de son pays : «Si les esclaves africains pouvaient être ramenés en Algérie, libérés de leurs chaînes et rendus libres [femmes et hommes], et si le travail de ces peuples faisait alors bourgeonner la colonie, “l’extinction” du peuple algérien serait faite pour de vrai, extermination considérée comme faisant partie de la “mission civilisatrice.» (Eugène Bodichon, Etudes sur l’Algérie et l’Afrique, Alger, Plon Frères, 1847, cité par Benjamin Claude Brower, op. cit., p. 170).
Cependant, un de ceux qui ont décrit le mieux cette exploitation du travail est Mouloud Feraoun : «Eux, les Français, n’arrêtent pas de nous parler de leurs accomplissements. A la fin, c’est le travail arabe. Oui, Monsieur, c’est le travail arabe tant méprisé par l’employeur arrogant qui se cache sous son casque, et qui, les mains dans les poches, garde un œil sur chacun.» (Mouloud Ferraoun, Journal, 1955-1962, op. cit., p. 132).
La dernière forme de violence que nous considérons est la violence coloniale à l’égard de la culture et des traditions musulmanes. Le processus de déculturation des Algériens a commencé dès après la conquête et a pris diverses formes. Une de ces formes était l’exclusion des musulmans de l’école française.
Un exemple particulier de ces formes était l’exclusion des étudiants musulmans des études de médecine. Ainsi que le docteur Jean-Paul Grangaud le fait observer : «Dans ma classe à l’Institut d’études médicales de l’université d’Alger, sur plus de 30 étudiants, seulement 1 ou 2 étaient algériens au début des années 1950.» La ségrégation était encore plus visible pour les femmes musulmanes ainsi que le rappelle le docteur Jeannine Belkhodja qui était la seule étudiante algérienne dans sa classe (voir Jennifer Johnson, The Battle for Algeria : Sovereignty, Health Care, and Humanitarianism, University of Pennsylvania Press, 2016, p. 47). Par ailleurs, l’éducation religieuse et traditionnelle — dominante avant et après la conquête — était aussi la cible des autorités coloniales.
C’est ainsi que des terres appartenant aux communautés religieuses étaient confisquées, des mosquées converties en églises, musées ou hôpitaux, et l’enseignement en langue arabe était restreint et contrôlé (voir Robert Malley, The Call From Algeria: Third Worldism, Revolution, and the Turn to Islam, California University Press, 1996, p.40). S’agissant, en particulier, de la conversion des mosquées en églises, il faut rappeler que la fameuse mosquée Ketchawa — construite en 1436 dans un style mauresque et romano-byzantin — a été convertie en église en 1846 : «With similar and seemingly alarming disregard for Algerian religious and moral dignity, it was Rovigo who ordered the confiscation of one of the Ottoman city’s most splendid mosques and its consecration as a cathedral church.» (Avec un manque de respect alarmant vis-à-vis de la dignité religieuse et morale des Algériens, c’était Rovigo qui avait ordonné la confiscation de la plus splendide des mosquées ottomanes et sa conversion en cathédrale) (cité par James McDougall, History and Culture of Nationalism in Algeria, Cambridge University Press, 2008, pp. 55-56). McDougall souligne que les Algériens qui s’étaient révoltés contre cette conversion avaient été réprimés et cela en dépit des garanties données par Beaumont que les droits religieux, de commerce et d’industrie des Algériens seraient respectés. McDougall ajoute : «The building, its distinctive octagonal minarets surmounted by crosses, was consecrated as the Cathedral Saint-Philippe on Christmas Day 1832» (Le bâtiment [de la mosquée], ses minarets distinctifs en forme octogonale, surmontés de croix, a été renommée Cathédrale Saint-Philippe le jour de Noël 1832) (James McDougall, History and Culture of Nationalism in Algeria, op.cit., p56).
Une autre forme de déculturation consistait à obliger les femmes musulmanes à enlever leurs voile, sous prétexte de mieux les identifier : «French soldiers used forced unveiling as a way to humiliate women, particularly in the countryside» (voir Todd Sheppard, The Invention of Decolonization : The Algerian War and the Remaking of France, Cornell University Press, 2002, p.190) (Les soldats français utilisaient le “dé-voilement” (notamment à la campagne) des femmes comme moyen de les humilier). Todd Sheppard cite l’exemple de Zahia Arif Hamdad, qui, après l’avoir arrêtée, elle et son mari, un soldat a arraché le voile de Zahia pendant qu’un autre criait : «C’en est assez : le numéro de cinéma est terminé.» Sheppard continue : «Les soldats l’ont ensuite torturée, utilisant la “gégène” [générateur électrique] et l’ont battue férocement ; au cours de ce traitement, Zahia était toute nue, à l’exception de ses bas ; son visage était bandé, non pas par un voile, mais par une capuche» (Todd Sheppard, op. cit., p.190).
Un autre cas de déculturation se produisait lors des cérémonies de naturalisation des Algériens en citoyens français : «The rumour that to become a French citizen Muslims had to spit on the Qu’ran in an official ceremony had the status of an invulnerable truth» (La rumeur selon laquelle les musulmans étaient obligés de cracher sur le Coran lors de la cérémonie de naturalisation était d’une vérité inébranlable) (Martin Evans and John Phillips, Algeria : France’s Undeclared War, Oxford University Press, 2013, pp. 37-38).
Un autre exemple de déculturation était que la langue arabe — qui était celle de tous les musulmans à l’époque, à l’exception des populations berbères — était enseignée comme langue étrangère. Enfin, et c’est le dernier exemple que nous citerons, un autre moyen de déculturation et d’humiliation des Algériens était d’obliger les élèves des écoles à se tenir debout et à saluer le drapeau bleu-blanc-rouge, et cela comme une routine régulière. Mouloud Feraoun dira que l’objectif de cette obligation, dans l’esprit des autorités françaises, est «d’enseigner aux Algériens le respect du drapeau français» (Mouloud Feraoun, Journal, 1955-1962, op.cit., p.195).
Conclusion
Ainsi que nous l’avons dit dans l’introduction de cet article, les exemples de la «supposée» et «mythique» «mission civilisatrice» et de la violence barbare et inhumaine qui a pris sa place dans les faits lors de la conquête et tout au long de la période coloniale sont trop nombreux et variés pour être cités dans un article de journal. Cependant, nous espérons que les quelques exemples que nous avons cités et documentés ont montré que la mission «civilisatrice» défendue bec et ongles par les autorités coloniales et certains auteurs à l’époque aussi bien que par certains politiciens français aujourd’hui — notamment dans le cadre du débat «colonisation positive» vs «colonisation négative» — n’est effectivement qu’un mythe et un mirage et que, en face de cela, le peuple algérien a été victime de la plus inhumaine et sauvage des guerres coloniales jamais égalées dans le monde (pour plus de détails, voir l’ouvrage de Alistair Horne, The Savage War for Peace : Algeria, 1954-1962, New York Review of Books Classics, 2006, et l’ouvrage de James LeSueur, Uncivil War : Intellectuals and Identity Politics during the Decolonization of Algeria, University of Nebraska Press, 2001).
Je dois souligner que cet article est destiné beaucoup plus aux jeunes générations qui n’ont pas vécu pendant la période coloniale. Je veux aussi faire remarquer que cet article n’a pas pour but de «remuer le couteau dans la plaie», mais plutôt de rappeler «pour mémoire»certaines pages de l’histoire coloniale et de la guerre d’indépendance. Heureusement que la supposée mission civilisatrice a fini par être démasquée et que l’indépendance a mis fin à cette violence sauvage, même si les deux coexistent encore de nos jours sous d’autres formes, notamment la dépendance économique et culturelle. Mais comme l’a dit Napoléon Bonaparte : «There are only two powers or forces in the world: the sword and the spirit.
In the long run, the sword is defeated by the spirit» (Il y a seulement deux forces ou pouvoirs dans le monde : l’épée et l’esprit. Dans le long terme, l’épée est battue par l’esprit» (Napoléon Bonaparte, cité par Alistair Horne, A Savage War for Peace, op. cit., p.398). Si on appliquait cette citation à la guerre d’indépendance — où l’épée serait la force militaire coloniale et l’esprit la révolution populaire et diplomatique du peuple algérien — on serait tenté de donner raison à Napoléon.
Par Arezki Ighemat le 06 octobre 2018
Ph. D en économie
Master of Francophone Littérature (Purdue University, USA)
https://www.elwatan.com/edition/contributions/entre-le-mythe-de-la-mission-civilisatrice-et-la-realite-de-la-violence-sauvage-des-autorites-coloniales-06-10-2018
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