Résumé
Notre réflexion porte sur l’élaboration d’un circuit touristique en Algérie à la découverte de la genèse de l’œuvre d’Albert Camus. Cette prospective repose sur une méthodologie empirique et pluridisciplinaire mobilisant des savoirs littéraire, historique et géopolitique. En guise d’entrée en matière, une analyse du tourisme littéraire est réalisée. La forte association entre colonisation et tourisme en Algérie est ensuite évoquée, et le choix de ce champ d’étude, resitué dans son contexte passé et présent, justifié. La première partie propose une analyse des procédures à l’œuvre dans la transition entre lecture et pratique touristique constituant le tourisme littéraire en un entre-deux multidimensionnel. La relation à la mémoire et à l’imaginaire est étudiée. La seconde partie définit une géographie touristique camusienne structurée en trois temps – Tipaza, Hadjout (ex-Marengo) et Oran –, dont Alger constitue le point de départ et de retour. Chaque lieu correspond à un fondement de l’écriture d’Albert Camus dont la reconstitution des étapes de l’élaboration constitue l’objectif de l’itinéraire touristique proposé.
La thématique proposée interroge l’articulation entre l’œuvre d’Albert Camus [1913-1960] et la possibilité de valorisation touristique de ce patrimoine littéraire algérien d’expression française dans son cadre de gestation et d’élaboration. Il s’agit donc d’une réflexion prospective fondée sur une approche pluridisciplinaire et empirique nourrie d’observations recueillies in situ dans la diversité de leurs implications et potentialités. En d’autres termes, la présente recherche, issue de la mise en regard d’une ressource culturelle et de la quasi-absence de construction d’une offre touristique à partir de cette même ressource, est d’abord esquisse d’un projet à naître. Elle est proposition d’une intelligence de l’écriture et de la pensée de Camus, et de la conception d’un itinéraire destiné à en faciliter l’appréhension par un parcours des lieux et des textes fondateurs. Notre objectif premier est de mettre en lumière la richesse de l’héritage camusien en terre d’Algérie, les sens dont il est porteur et celui que prendrait son ouverture au tourisme. Nous avons à cette fin choisi de nous rendre sur le terrain, puis de revisiter notre expérience de lecture et de voyage à l’aune d’un travail d’analyse transversal croisant savoirs littéraire, historique et géopolitique, de façon à tenter de rendre compte de la complexité – complexité de la pensée de Camus, complexité de l’histoire dont elle est issue et de ses résonances dans les sociétés algérienne et française du XXIe siècle, complexité du nécessaire dialogue interculturel dont pourrait participer la mise en tourisme d’une mémoire partagée.
Pénétrer véritablement une œuvre implique de connaître la terre qui l’a portée, vue naître et nourrie. Ce paradoxe traduit la recherche du lieu unique auquel appartient l’écriture aux fins d’approcher au plus près, au plus juste, son caractère original, irréductible, en d’autres termes : son authenticité. La symbiose entre l’œuvre de Camus et l’Algérie illustre ce type de projet.
Rappelons que l’œuvre littéraire devient ressource patrimoniale et touristique émergente dans le sillage de la formalisation par l’ICOMOS (Conseil international des monuments et des sites) du tourisme culturel dont le tourisme littéraire est souvent considéré comme une « déclinaison thématique » (Hoppen et al, 2013 ; Bonniot-Mirloup, 2016a ; Fournier et Le Bel, 2017). La Charte du tourisme culturel (1976), puis La Charte internationale du tourisme culturel (1999) définissent les principes de protection et de valorisation des sites culturels, porteurs de la dimension fondatrice de la pratique touristique en tant que confrontation à l’altérité, apprentissage et transformation de soi. L’acquisition de connaissances est la motivation première de l’expérience viatique dès la Renaissance, l’ars apodemica (l’art de voyager) prône alors la collecte des connaissances et leur transmission par voie de publication (Stagl, 1995 : 70-81). Au cours du XVIIe siècle, le voyage à finalité savante est progressivement remplacé par le voyage didactique, tour ou grand tour (qui ne portent pas encore leur nom), formation morale, intellectuelle, politique, esthétique, destinée à préparer le jeune noble à occuper la fonction qui lui est dévolue dans la société. La redécouverte officielle de la dimension culturelle de l’activité touristique intervient donc dans les années 1980, intimement liée à celle de patrimoine dans ses aspects matériel, symbolique et fonctionnel (Nora, 1984 : XXXIV), constitutive de l’identité d’un territoire, donc appelant à être conservée. Le lieu de mémoire, terme récent formalisé en 1993 par le Grand Robert de la langue française, est un concept créé par Pierre Nora dans l’ouvrage en plusieurs volumes intitulé Les lieux de mémoire publié entre 1984 et 1993 sous sa direction. Ces lieux sont de plus en plus souvent les supports d’un tourisme de mémoire (Rieutort et Spingler, 2015).
Le tourisme littéraire, objet d’études notamment dans la recherche anglophone, pionnière en la matière (Pocock, 1981 ; Squire, 1994 ; Herbert, 1996 ; 2001 ; Fawcett et Cormack, 2001 ; Robinson et Andersen, 2002 ; Watson, 2006 ; 2009), est fondé majoritairement sur le séjour et le circuit – autrement dit sur le triptyque hébergement, restauration, transport – et consiste en l’exploitation commerciale du produit d’appel que sont les lieux fréquentés par un écrivain, lieux de vie et d’inspiration, cadre de ses travaux de création, et, du point de vue du lecteur-touriste, espaces de représentation reliant imaginaire et réel (Fournier, 2016 ; Fournier et Le Bel, 2017). Les maisons d’écrivains retiennent particulièrement l’attention (Renouf et Culot, 1990 ; Seron, 1990 : 82 et suiv. ; Melot, 1996, 2005 ; Poisson, 1998 ; Fabre, 2001 ; Bonniot-Mirloup, 2016b). Autour de ces demeures se développe la notion de « patrimoine littéraire », trait d’union entre passé et présent, processus d’élaboration de références communes ancrées dans un terreau mémoriel.
La mise en tourisme de ces lieux, devenus destinations, conjugue donc tourisme littéraire et tourisme mémoriel. La mémoire du texte, de l’auteur et du site, fidèlement décrits, fictifs ou réinventés, accompagne les pratiques spatiales et revêt dans le cas de l’Algérie postcoloniale une résonance en lien avec un « tourisme des racines » (Fourcade, 2010) – quête filiale, familiale, généalogique, identitaire à « dimension cathartique » (Savarese, 2010) que l’invitation au retour lancée, en 1999, par le président algérien Abdelaziz Bouteflika aux Français d’Algérie [1] , semble favoriser.
Une expérience de tourisme littéraire camusien a d’ailleurs récemment émergé en Algérie sous forme du circuit « Sur les traces d’Albert Camus [2] », créé en 2013 à l’occasion du centenaire de la naissance de l’écrivain. Le circuit proposé par le réceptif Algérie Tours longe le littoral algérien d’ouest en est, soit d’Oran à Annaba, en passant par Tipaza et Alger, et suit donc une logique géographique qui relie un des derniers lieux de vie et de création de Camus au premier, chronologie inverse de celle que nous suggérons. Notre intention est en effet de reconstituer l’assise de l’œuvre littéraire en prenant comme point de départ les origines de son élaboration. Les positionnements sont donc différents. Chacun d’eux trouve justification : la proposition Oran-Annaba relève du choix de couvrir l’ensemble des lieux signifiants de la vie et de la production de Camus sur une zone de plus de 900 kilomètres. Notre proposition (Alger-Oran-Alger) représente une distance à peu près équivalente à parcourir, mais en boucle, dans le but de revisiter les ferments d’une pensée et d’une écriture. Elle est donc à la fois plus modeste et plus ambitieuse : elle n’embrasse pas la totalité de l’espace camusien, mais part à la découverte de ce qui le fonde.
Á ce jour, la clientèle prioritairement, voire exclusivement, visée par les concepteurs du circuit « Sur les traces d’Albert Camus », est celle des Français d’Algérie. Ce modèle de tourisme ne peut, pour le moment, s’inscrire ailleurs que dans le cadre d’un « tourisme des racines », la controverse autour de Camus demeurant vive en Algérie. En effet, si certains reconnaissent à Camus une « algérianité », donc une légitimité à être célébré en terre algérienne, d’autres la lui dénient et la dénoncent en tant qu’expression néo-colonialiste. L’histoire officielle algérienne semble se résumer à celle du FLN [3]et nier toute autre mémoire, dont celle de Camus. Celui-ci n’est pas enseigné à l’école algérienne. Il est inconnu des jeunes générations – et persiste à diviser les anciennes. Ainsi, en 2010, alors que la venue à Alger d’une « Caravane Albert Camus » était organisée par le Centre culturel algérien de Paris dirigé par Yasmina Khadra, dans le cadre du cinquantenaire de la mort de l’écrivain, une pétition titrée « Alerte aux consciences anticolonialistes » était lancée pour la faire annuler – ce qui fut effectivement fait. « Misère des deux bords qui repoussent ou se disputent cet enfant du mauvais couple », écrit Kamel Daoud (2017 : 247). Ces perceptions paradoxales témoignent de la place très singulière qu’occupe Camus dans le contexte d’une relation coloniale dont la configuration est unique et les chocs en retour multiples.
Le tourisme en Algérie est né conjointement au processus de colonisation dont il est partie intégrante, les mêmes conditions économiques, sociales et politiques générant mainmise territoriale et mise en tourisme. L’Algérie, terre de tourisme de Colette Zytnicki, paru en mai 2016, traite justement du tourisme en situation coloniale. Fortement associé au contexte d’un affrontement à ce jour non soldé, le secteur touristique algérien est encore plongé dans l’inertie et son immense potentiel, particulièrement diversifié, est peu exploité. La volonté politique affirmée de hisser le tourisme au rang de priorité nationale s’avère peu effective. En 2017, l’Algérie est classée 118e sur 136 en matière de compétitivité touristique par le World Economic Forum (WEF). Au-delà de la situation sécuritaire, de l’insuffisance de capacité d’accueil et de production de produits touristiques, au-delà aussi du déficit d’image dont souffre le pays, la société algérienne se montre réfractaire aux activités de service qui convoquent la mémoire coloniale. Ce terrain d’étude est donc particulièrement sensible. Doit-on se borner à ce constat ? Ou concevoir des possibilités d’évolution ? En ce cas, comment l’œuvre de Camus peut-elle s’y inscrire ? Et pourquoi Camus ?
Parce que, au-delà des passions, interprétations et captations, seule « une authentique appropriation de [son] œuvre » est susceptible de « provoquer un choc de la conscience collective » (Babey, 2013 : 7), de restituer la densité de son juste projet, de resituer la vérité profonde de sa pensée, celle de la dissidence, et d’appréhender cette liberté adverse à tout parti et parti pris. Le cadre d’analyse, s’il prend racine dans le passé, parle au présent. La guerre d’Algérie (1954-1962) étend ses rhizomes dans l’actualité française et internationale formant le terreau de la montée des extrémismes identitaires : Front islamiste du salut (FIS) en Algérie au début de la décennie 1990, plus récemment Al-Qaïda au Maghreb islamique (AQMI), organisation djihadiste terroriste d’origine algérienne, dont une faction rallie Daech en septembre 2014 sous l’appellation Les Soldats du califat ( Jund al-Khilafa ), tandis que progresse, en France, le Front national (FN), parti d’extrême-droite, qui puise ses sources historiques dans l’Algérie coloniale (Stora, 2016 : 12).
Notre projet s’adosse à l’œuvre littéraire dans le but d’en proposer une lecture qui est la nôtre, laquelle justifie à la fois la structuration de notre démarche de recherche et l’ordonnancement du circuit touristique conçu. La portée du projet dépasse cependant la dimension littéraire pour rejoindre les fragments de représentations d’une histoire dont la construction collective fait défaut. Ainsi l’entreprise s’inscrit dans la « bataille culturelle » prônée par Benjamin Stora (2016 : 17) : « Si l’on ne veut pas d’une guerre des mémoires, il faut mener une bataille culturelle pour connaître l’histoire, celle de la France et des pays du Sud. C’est une bataille longue, difficile, complexe, mais il n’y a pas d’autre choix. »
Notre préalable, à visée d’abord assez globalisant, cependant continûment sous-tendu par notre objet, porte sur l’analyse des procédures qui convertissent le lecteur en touriste. Quelle motivation préside à ce déplacement entre deux espaces reliés par la conjonction du mot, de la représentation et de la valeur par lui créées ? Quels types de mécanismes sont à l’œuvre ? Comment la lecture suscite-t-elle une demande de nature touristique ? Notre approche du lecteur-touriste fait référence à la mémoire, mais aussi à la puissance de l’imaginaire qui, par le tiers narratif, éveille le désir de passage (à l’acte).
Il nous est apparu pertinent d’aborder ainsi la présentation de notre recherche pour deux raisons : d’abord parce que la lecture précède (en principe) le voyage, elle le suscite, le motive, le justifie ; ensuite parce que le thème du passage, de la transition, de la rupture–jonction que nous nommons « l’entre-deux », la traversée de l’espace du texte à celui du territoire, de l’espace de la représentation à celui de l’expérience, fait écho à l’entre-deux que sont la vie et l’œuvre de Camus et à l’entre-deux des contextes géographique et historique qui les déterminent. Ce thème de l’entre-deux est le fil directeur de notre réflexion.
Dans une seconde partie, nous nous attachons à tracer un itinéraire camusien sur la terre algérienne qui l’a engendré et construit sous forme d’aller-retour entre textes et lieux, poésie et paysages, et autres effets de miroir. Comment aborder et organiser un parcours qui, par sa complexité, offre de multiples possibilités d’agencement ? Notre choix, à la différence de ce qui est majoritairement proposé en matière de tourisme littéraire, porte sur une reconstitution bibliographique. L’objectif est de revisiter la genèse de l’élaboration de l’écriture de Camus.
L’expérience de l’entre-deux
L’entre-deux est « une forme de coupure–lien entre deux termes, à ceci près que l’espace de la coupure et celui du lien sont plus vastes qu’on ne le croit ; et que chacune des deux entités a toujours partie liée avec l’autre. Il n’y a pas de no man’s land entre les deux, il n’y a pas un seul bord qui départage, il y a deux bords mais qui se touchent ou qui sont tels que des flux circulent entre eux. » (Sibony, 1991 : 11). La mise en relation (le lien) ne résulte pas en une fusion : en effet, « les deux parties, liées du fait de la coupure qui les sépare, ne forment pas un tout (encore moins sont-elles le tout) quand elles sont réunies » ( ibid. : 17). Envisager des polarités opposées dans une même représentation, ou penser la synthèse des contraires, permet de saisir la substance de l’entre-deux. Toute élaboration littéraire y renvoie dans la traversée du réel au fictionnel et inversement. Le passage de la lecture à la pratique touristique, de l’imaginé au tangible, convoque l’entre-deux du texte, comme la vie même de Camus le nourrit.
L’entre-deux textuel
Comment le lecteur devient-il touriste ? Quelle nécessité le guide de l’écrit à sa source, du narratif à l’expérience, de la sédentarité au mouvement ? Quelle est la nature de ce glissement de l’espace littéraire à l’espace touristique ? Quel est cet « entre-lieux » ?
La relation entre écrit et tourisme est historique, voire ontologique. La route et le papier sont liés par la longue tradition du récit de voyage, dont le courant néo-latin a été initié par le poète et géographe allemand Conrad Celtis avec la publication de Hodoeporica en 1502 (Stagl, 2000 : 287). Le récit de voyage, témoignage et courroie de transmission, clôt l’expérience, mais également la suscite. En position de passeur, le texte littéraire, destination de l’auteur, est point de départ du lecteur. Le même mécanisme s’observe dans tout récit, autre que de voyage mais qui y invite, en rencontrant les projections oniriques du lecteur et son aspiration à vivre le texte, à en appréhender l’acte de naissance et de déploiement dans son environnement singulier et ses résonances spécifiques à chaque sensibilité. L’ensemble crée une intertextualité, réseaux de signes et de sens, soulignant une double triangulation de circulation langagière : auteur/texte/lecteur et fictionnel/texte/réel. Le texte, espace médian, relie et sépare.
En guise d’exemple, relisons l’incipit de « Noces à Tipasa » de Camus, premier essai de Noces écrit en 1936 et publié en 1938 : « Au printemps, Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l’odeur des absinthes, la mer cuirassée d’argent, le ciel bleu écru, les ruines couvertes de fleurs et la lumière à gros bouillons dans les amas de pierres. » (Camus, rééd. 1965 : 55) De ces lignes surgit un site sacré mêlant vestiges antiques, profusion végétale, éveil spirituel et sensoriel, lieu désert et pourtant habité d’une religiosité primitive proche de l’animisme. Les dieux parlent à travers les quatre éléments (feu, terre, mer et air) dans la généreuse harmonie du don de l’instant qui lie ciel et terre, terre et mer, passé et présent, humain et divin. Le lecteur est d’emblée projeté dans la densité éclatante d’un lieu qui ne peut que fasciner, faisant jaillir images, sensations et senteurs.
La charge émotionnelle donne existence au lieu. Désormais à la fois réel et immatériel, il est part de rêve, et de ce fait revêt une aura particulière. Cette émanation échappée du texte habite le lecteur et engendre le désir de l’expérience. Ainsi le mot met en mouvement, ouvre la voie, oriente le cheminement, d’abord intérieur, contemplatif, avant de se faire, sous certaines conditions, opératif. « Pour affronter la navigation, il faut des intérêts puissants. Or les véritables intérêts puissants sont les intérêts chimériques. Ce sont les intérêts qu’on rêve, ce ne sont pas ceux qu’on calcule. » (Bachelard, 1947 : 101). « Médiateur de désir » (Urbain, 2003 : 292) dans sa relation d’être au manque, le texte structure l’univers subjectif du lecteur. Vecteur d’attraction, il le projette vers la mise en œuvre, vers la synthèse expérimentale liée à celle vécue au fil des pages. Cohérence, non exempte de curiosité, d’éprouver dans la chair ce que l’émotion a perçu et l’imaginaire conçu. En cela, le tourisme littéraire apparaît comme un entre-deux multidimensionnel.
Il se situe en effet à la croisée de deux formes de mobilité, celle de l’espace du « dedans », de l’intériorité, de l’entre-soi, et celle de l’espace du « dehors », de la confrontation avec la matérialité préservée ou recréée d’un lieu, d’une sensation, d’un temps révolu. Il se situe également à la convergence de la culture – littéraire, philosophique, sociale, historique, géographique – et de la mémoire. Il y a de la mémoire – à retrouver, à éprouver ou à identifier – dans le voyage littéraire, mais l’écriture n’est-elle pas, par essence, mémoire ?
Cette mémoire questionne le rapport de la société française avec son passé colonial au prisme de l’affrontement de visions divergentes portées par différents groupes et leurs descendants : Algériens d’Algérie, Algériens de France, Français de métropole, Européens d’Algérie, Français issus de l’émigration algérienne, réfugiés ou rapatriés dont les harkis [4] . Sans oublier de mentionner les trois millions d’appelés du contingent, non volontaires expédiés de métropole, qui ont eu vingt ans dans les Aurès [5] . Ces perceptions discordantes catégorielles sont régulièrement soumises à des regains de turbulence, ainsi par exemple lors du vote par l’Assemblée nationale de la loi reconnaissant « le rôle positif de la présence française outre-mer » ( Loi française n o 2005-158 du 23 février 2005) ou lors de la déclaration de Claude Guéant, alors ministre de l’Intérieur : « Toutes les civilisations ne se valent pas » (4 février 2012) . Dans la trame du drame historique qui a renversé la Quatrième République s’insèrent bien sûr les mémoires familiales et individuelles, autant de jalons à un parcours auquel convie l’œuvre de Camus.
Il y a conjointement, comme précédemment évoqué, de l’imaginaire, « faculté du possible, […] puissance de contingence du futur » (Durand, 1960 : 467), qui impulse la tentation de voir, savoir, humer, goûter, bref connaître, ce que la traversée des pages a fait naître, ou renaître, en soi. Il y a enquête au sens de procédure d’investigation aux fins de contrôle et de vérification, mais aussi quête de la vérité, vraie ou falsifiée, du texte, de l’au-delà du texte, et in fine de soi-même. Le tourisme littéraire, lié au tourisme culturel, le dépasse cependant par l’ampleur de ce qu’il convoque et mobilise en termes d’introspectif et de scénographique exposés au risque du choc iconoclaste du réel. Ces franchissements successifs plongent le texte en nous, comme ils nous immergent en lui, et conduisent à franchir d’autres espaces, dans le cas présent celui de la Méditerranée, entre-deux s’il en est, du latin mare medi terra , « mer au milieu des terres », fracture des terres et des mémoires, lieu précisément où se rencontrent et se séparent les eaux.
L’entre-deux camusien : repères biographiques et philosophiques
« Entre cet endroit et cet envers du monde, je ne veux pas choisir […] » (Camus, 1965 : 49). L’entre-deux fondateur de la pensée de Camus est présent dès ses premières œuvres sous forme d’association d’images dichotomiques : misère–soleil, mort–lumière, pauvreté–joie, unité–fragmentation… comme un fil d’Ariane dans le labyrinthe de l’œuvre. De là naîtra l’absurde.
La vie de l’écrivain ne résume-t-elle pas cet entre-deux tensionnel ? Camus est français d’Algérie (entre-deux identitaire), auteur algérien (terre natale et, écrit-il, « vraie patrie » [p. 850]) d’expression française (langue natale), entre deux pays au croisement de l’Afrique et de l’Europe, de l’Orient et de l’Occident (ce qui soulève la question de l’appartenance, donc de la légitimité). Il est également à la croisée de deux milieux socioculturels (milieu familial et milieu dans lequel il s’élève par les études), deux conceptions de l’existence (amour de la vie, hédonisme, présence précoce de la mort – disparition du père, tué en 1914 au début de la Grande Guerre – et tuberculose dont il apprend qu’il est atteint en 1930, à l’âge de dix-sept ans), deux idéologies (sommé de faire le choix d’un camp), face auxquelles il prend le parti de l’art. Le 10 décembre 1957, dans son discours lors de la réception du prix Nobel de littérature, il se définit en tant qu’artiste et précise : « Les vrais artistes ne méprisent rien ; ils s’obligent à comprendre au lieu de juger. Et, s’ils ont un parti à prendre en ce monde, ce ne peut être que celui d’une société où, selon le grand mot de Nietzsche, ne régnera plus le juge, mais le créateur, qu’il soit travailleur ou intellectuel. » (p. 1072)
Contre l’idéologie, Camus choisit la liberté et la justice. Contre l’opinion, par définition binaire et figée, il choisit la pensée, qui est remise en question de l’opinion. Entre deux camps qui s’affrontent – partisans de l’émancipation algérienne et partisans de l’Algérie coloniale –, il choisit celui des forces de la vie, « un attachement sans bornes à ce qui est vivant dans l’homme » ( La mort heureuse , 1936-1938, publication posthume, 1971 : 200). À l’encontre d’un temps où l’intellectuel se détermine par son appartenance politique, Camus affirme son appartenance esthétique et philosophique. Esquive pour les uns, utopie pour d’autres. Ni paradoxe, ni ambiguïté, comme il a été maintes fois compris, mais tentative solitaire d’enrayer la machine de mort qui allait broyer l’ensemble du peuple d’Algérie dans sa diversité. Camus a toujours vécu en prise avec son temps : « on ne peut surtout m’accuser de refuser l’histoire, qu’à condition de déclarer que la seule manière d’entrer dans l’histoire, est de légitimer une tyrannie », écrit-il à Roland Barthes le 11 janvier 1955 (1962 : 1966-1967). Il s’engage contre le fascisme et le franquisme, contre la guerre, et dans la Résistance au cours de la Seconde Guerre mondiale.
Il revendique, dès 1937, la liberté d’expression pour le peuple arabe et dénonce l’oppression coloniale dans « Misère de la Kabylie », série d’articles journalistiques publiés du 5 au 15 juin 1939 par Alger républicain , quotidien d’inspiration progressiste, reproduits en partie dans Chroniques algériennes 1939-1958 (1965 : 905-938). Il la dénonce encore en 1945, au lendemain des massacres de Sétif, Guelma et Kherrata, dans les colonnes du journal Combat (13 au 23 mai 1945) : « Sur le plan politique, je voudrais rappeler aussi que le peuple arabe existe. Je veux dire par là qu’il n’est pas cette foule anonyme et misérable, où l’Occident ne voit rien à respecter ni à défendre. Il s’agit au contraire d’un peuple de grandes traditions et dont les vertus, pour peu qu’on veuille l’approcher sans préjugés, sont parmi les premières », et il demande « de faire jouer à leur propos les principes démocratiques que nous réclamons pour nous-mêmes ». Le 22 janvier 1956, il appelle à la « trêve civile » dans l’objectif « de sauver […] des vies humaines, et de préparer […] un climat plus favorable à une discussion enfin raisonnable », entendu en cela par des Algériens proches du FLN, hué et menacé de mort par de futurs membres de l’OAS [6] (Roblès, 1995 : 110-113). Mais le temps est alors aux « mains sales » (Sartre, 1948). De là à déceler un « inconscient colonial » (Saïd, 2000) chez Camus qui, certes écrit dans un contexte colonial, mais dont le propos dépasse doxas et clivages et condamne justement le joug colonial… Mais si Camus ne cesse de faire couler de l’encre et de générer des controverses, n’est-ce pas parce qu’il est inclassable ? Il échappe aux systèmes et, en cela, dérange. « Il dérange profondément et c’est sans aucun doute ce qui le rend vivant. » (Babey, 2013 : 7)
L’entre-deux prend également place dans le questionnement identitaire qui accompagne le passage géographique et culturel entre France et Algérie. Tourisme littéraire et mémoriel se côtoient jusqu’à se confondre, porteurs de potentialités de développement touristique et de contribution à la résilience des consciences françaises et algériennes dans leur modes de penser (panser ?) l’histoire.
Propositions pour un itinéraire touristique camusien
Le tourisme littéraire s’organise en divers circuits (voir Neault, 2010) dont nous exposons ci-après une typologie succincte. Le circuit « biographique » inclut la visite du lieu de naissance de l’écrivain, resituant son environnement familial et social originel, le lieu où il a vécu qui est aussi lieu de création, éventuellement les endroits qu’il a fréquentés (restaurants, cafés, librairies…) si leur notoriété le justifie, et le lieu où il est enterré (Fabre, 2001 ; Melot, 2005 ; Hendrix, 2008). Le circuit « paysage littéraire » offre un maillage des sites mis en écriture. Décrits avec réalisme ou simples sources d’inspiration, ils permettent d’approcher la distorsion entre matériau et processus de création (Aitchison et al., 2000 ; MacLeod et al., 2009 ; George, 2010 ; Philips, 2011). Le circuit dit « générique » valorise la production littéraire d’un territoire. Différents auteurs issus d’un même espace sont regroupés. Ce modèle pourrait se décliner en circuits thématiques réunissant des auteurs qui appartiennent à un même courant littéraire (romantisme, naturalisme, symbolisme, surréalisme…). Festivals et salons du livre s’inscrivent également dans ces circuits touristiques littéraires (Fournier et Le Bel, 2017). Ce sont autant de façons d’aborder un itinéraire touristique camusien.
Nous proposons une hybridation du circuit « biographique » et du circuit « paysage littéraire » tant les deux sont imbriqués, les lieux n’étant pas chez Camus de simples décors. En effet, s’y exprime pleinement le « sens des lieux » dans l’acception anglaise de l’expression sense of place qui évoque « à la fois le (ou les) sens du lieu et l’atmosphère ou l’esprit du lieu (bref le sens dans le sens de sentir et non seulement de signifier) » ( Brosseau et Cambron, 2003) . La sélection faite dans l’œuvre prolifique de Camus privilégie les textes qui marquent les fondements de son élaboration. Ce parcours est structuré en trois étapes dont Alger est le point de départ et de retour. À partir de la capitale, plus précisément des quartiers de Belcourt et de Bab-El-Oued, l’itinéraire conduit vers l’ouest : Tipaza, Hadjout (ex-Marengo) et Oran. Ces escales correspondent respectivement à la genèse de l’écriture ( La maison mauresque , inédit 1933, et Les voix du quartier pauvre devenu L’envers et l’endroit , 1937), d’une poétique méditerranéenne ( Noces , 1938), et du cycle de l’absurde (L’Étranger , 1942, premier roman, et La peste , 1947). Notre guide touristique est l’œuvre de Camus qui, en deux volumes dans la collection « Bibliothèque de la Pléiade » aux éditions Gallimard (Théâtre , récits , nouvelles , 1962 ; Essais , 1965), ancienne édition établie et annotée par Roger Quilliot, trouve facilement place dans le sac de voyage.
Belcourt ou la naissance d’une œuvre
Né le 7 novembre 1913 à Dréan (ex-Mondovi) au sud d’Annaba (ex-Bône), dans le Constantinois, Camus passe ses années de formation, enfance et adolescence, à Belcourt, quartier populaire ouvert sur le port d’Alger, dans un milieu pauvre et illettré. C’est là que commence le voyage, à la source évoquée par Camus dans la préface de sa première œuvre publiée, L’envers et l’endroit (1937) : « Chaque artiste garde ainsi, au fond de lui, une source unique qui alimente pendant sa vie ce qu’il est et ce qu’il dit […] Pour moi, je sais que ma source est dans L’envers et l’endroit , dans ce monde de pauvreté et de lumière où j’ai longtemps vécu […] » (1965 : 5-6). Le sombre trois-pièces au premier étage du 93, rue Mohamed Belouizdad (ex-rue de Lyon), est toujours le même par-delà le siècle écoulé. Aucune trace de la famille Camus bien sûr, mais une coïncidence : son actuel propriétaire travaille au port d’Alger, comme Meursault, personnage de L’Étranger (1942), qui, lui aussi, vivait à Belcourt. Découvrir les rues de Belcourt, s’imprégner de leur ambiance animée, colorée et chaleureuse, en explorer les environs, tout cela permet de commencer à cerner le contexte social de l’enfance de Camus qui est aussi celui de L’Étranger , sachant que Camus restera toute sa vie fidèle à ses origines ouvrières. Le lecteur-touriste est d’emblée mis en situation, plongé à la source d’une vie, d’une écriture, et de l’entre-deux où se forgent la pensée et l’œuvre de Camus « entre oui et non » (1965 : 23-30), entre lumière et obscurité. Cet entrelacs tridimensionnel – biographique, fictionnel et philosophique – orientera la construction de la suite de l’itinéraire littéraire proposé.
Cette étape initiale inclut un détour par les lieux de formation de Camus dont la présentation est a-chronologique du fait de contraintes géographiques. Tout d’abord, l’école communale de garçons de la rue Aumerat où l’instituteur Louis Germain remarque Camus, le fait travailler en dehors des cours, intercède auprès de sa famille pour lui permettre de poursuivre sa scolarité et le présente au concours des bourses. Camus, après son prix Nobel de littérature, lui rend hommage dans la lettre qu’il lui adresse le 19 novembre 1957 : « Sans vous, sans cette main affectueuse que vous avez tendue au petit enfant pauvre que j’étais, sans votre enseignement, et votre exemple, rien de tout cela ne serait arrivé. » (2000 : 371). Au bout de la rue Mohamed Belouizdad (ex-rue de Lyon), une visite au jardin d’Essai ( El-Hamma ) où Camus jouait enfant et aime y flâner par la suite, s’impose. Ce jardin qui s’étend en amphithéâtre, classé quatrième parmi les plus belles réserves botaniques du monde, est le point de départ d’une méditation dans La maison mauresque (1933). Il est surplombé par le Musée national des beaux-arts, lui-même dominé par la massive verticalité de béton du mémorial de l’Indépendance, qui a substitué à la botte coloniale dénoncée par Camus celle d’un nationalisme populiste qu’il aurait également dénoncé. À l’ouest du jardin d’Essai, la Bibliothèque nationale jouxte l’hôtel Sofitel.
Une traversée de Belcourt vers l’ouest mène à la Faculté d’Alger, rue Didouche Mourad (ex-rue Michelet), première université algérienne fondée en 1901, où Camus poursuit des études de philosophie et rédige, en 1936, un mémoire sur les rapports de l’hellénisme et du christianisme,Entre Plotin et saint Augustin (1965 : 1220-1313). Pause à la terrasse du café des Facultés fréquenté par Camus. De là, le parcours vers l’ouest se poursuit jusqu’au Lycée Émir Abdelkader (ex-Bugeaud, ex-Grand Lycée d’Alger), à Bab-El-Oued, entre la Casbah et le jardin de Prague (ex-Marengo). Camus est admis, en tant que boursier, dans cette prestigieuse institution qui ne recrute que des enseignants hautement diplômés – l’historien Fernand Braudel dans les années 1920 et le géographe fondateur de l’école française de géopolitique Yves Lacoste au début des années 1950, entre autres. Camus y étudie la philosophie sous la direction de Jean Grenier. Ce long trajet à travers Alger permet de découvrir le cœur de la ville coloniale à l’architecture d’inspiration haussmannienne teintée d’orientalisme, hautes façades blanches aux fenêtres et volets outremer, entre la Grande poste de style néo-mauresque et la rue Larbi Ben M’Hidi (ex-rue d’Isly). Une promenade le long du front de mer, boulevard Che Guevara (ex-boulevard de la République), bordé d’arcades, en compagnie de « L’été à Alger », deuxième nouvelle de Noces (1938), complète cette immersion introductive.
Tipaza ou la source d’une poétique
Départ d’Alger pour Tipaza. Les 70 kilomètres de la route panoramique de la Corniche vers Tipaza longent « la côte turquoise ». Cette côte, fortement découpée, abrite dans ses criques et ses anses les plus grandes structures balnéaires de l’Algérie, notamment le Club des pins où, outre les plages de sable fin, se trouvent le Palais des nations, Sidi Fredj (ex-Sidi Ferruch) et son théâtre de verdure derrière le fort, lieu du débarquement français en 1830, et Zeralda. En toile de fond s’allonge le djebel Chenoua, point culminant des collines du Sahel algérois. La station balnéaire Tipaza Village et à l’ouest Tipaza Matares, réalisations emblématiques de l’architecte Fernand Pouillon, sont les visages modernes de Tipaza, d’abord comptoir phénicien puis colonie romaine, classée au Patrimoine mondial par l’UNESCO (Organisation des Nations Unies pour l’éducation, la science et la culture) en 2002.
En pénétrant dans Tipaza, nous allons avec Noces « à la rencontre de l’amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons […] ». La parole est aux dieux, aux couleurs, aux senteurs, au « bruit de baisers », au toucher (« que d’heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines »). Éveil de tous les sens dans le « grand libertinage de la nature et de la mer », dans le « mariage des ruines et du printemps », dans « l’heureuse lassitude d’un jour de noces avec le monde ». Mais la conscience « d’accomplir une vérité qui est celle du soleil et sera aussi celle de ma mort » est conjointement présente. Les premières pages de Noces contiennent les thèmes fondamentaux de l’œuvre de Camus : l’unité du monde, la jouissance de vivre et la perception de la finitude, entre-deux présent dans l’évocation du soleil qui « chauffe un seul côté du visage » (1965 : 55-58).
La visite s’organise en deux temps : la grande nécropole avec la basilique funéraire de Sainte-Salsa, puis le parc archéologique, musée à ciel ouvert niché dans une crique rocheuse, avec « au fond du paysage […] la masse noire du Chenoua qui prend racine dans les collines autour du village, et s’ébranle d’un rythme sûr et pesant pour aller s’accroupir dans la mer ». La visite du site commence dans les pas de Camus : « ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d’où l’on voit le village entier », « cette basilique sur la colline Est : elle a gardé ses murs et dans un grand rayon autour d’elle s’alignent des sarcophages exhumés », « La basilique Sainte-Salsa est chrétienne, mais chaque fois qu’on regarde par une ouverture, c’est la mélodie du monde qui parvient jusqu’à nous » ( ibid. : 55-57). Une promenade entre les vestiges – amphithéâtre, temples, basilique judiciaire, forum, villa des fresques, grande basilique, mausolée circulaire, théâtre, nymphée, fontaine publique circulaire – dans la magie et le recueillement du lieu accompagne le texte.
La stèle érigée en hommage à Camus par ses amis en 1961 se situe sur une ligne reliant le sommet du Chenoua au tombeau de la Chrétienne ( Qobr Erroumia ), mausolée datant de l’époque mauritanienne. Une citation extraite de Noces : « Je comprends ici ce qu’on appelle gloire : le droit d’aimer sans mesure » y est gravée. Rappelons que Camus, tué dans un accident de voiture le 4 janvier 1960 à la sortie du village de Villeblevin dans l’Yonne, est inhumé dans le cimetière de Lourmarin dans le Luberon. La visite se termine au modeste musée constitué d’une salle et d’un patio où sont conservés des fragments de stèles puniques, romaines et chrétiennes, des urnes, céramiques, poteries, statues, et des sarcophages païens.
Départ de Tipaza pour Hadjout (ex-Marengo) à douze kilomètres au sud de Tipaza dans la plaine de la Mitidja [7] , à la rencontre du cadre de la scène d’ouverture de L’Étranger , premier roman de Camus. Meursault, narrateur, personnage central et double de l’auteur, ainsi que quelques thèmes sont empruntés à Lamort heureuse , récit sur lequel Camus travaille entre 1935 et 1938 et qu’il renonce à publier, comme en témoignent ses Carnets . Achevé en 1940, paru en 1942, la même année que Le mythe de Sisyphe , L’Étranger inaugure le « cycle de l’absurde », fondement de la philosophie camusienne. Meursault est « étranger à la société où il vit, il erre, en marge, dans les faubourgs de la vie privée, solitaire, sensuelle », écrit Camus en 1955 dans « Préface à l’édition universitaire américaine » (1962 : 1920). Meursault refuse de jouer le jeu et en cela la société se sent menacée, donc le condamne. L’annonce de la mort de la mère ouvre le roman : « Aujourd’hui, maman est morte. Ou peut-être hier, je ne sais pas » ( ibid. : 1125). Meursault se rend de ce fait à l’hospice de Marengo. Il y veille sa mère toute la nuit et le lendemain assiste à l’enterrement. De l’église au cimetière chrétien (cadenassé mais accessible), c’est le personnage central du roman, toujours aussi présent et pesant en ces lieux, qui est à rencontrer : le soleil, dont le rôle dans le meurtre, ci-après évoqué, sera déterminant. Retour à Tipaza.
Départ de Tipaza pour Oran, toujours en direction de l’ouest, par la route côtière historique, ou retour sur les lieux du meurtre. Nous suivons toujours les traces de L’Étranger . Le meurtre commis par Meursault, situé dans le roman sur une plage de la banlieue algéroise, est inspiré en fait par la plage de Bouisseville sur la côte oranaise où une escale est prévue. Reconstitution du meurtre à onze heures par la lecture de la fin du chapitre 6, en présence du troisième acteur du drame et principal coupable : le soleil, dont la mesure de la puissance s’exprime ici ( ibid. : 1165-1166) : « Il y avait déjà deux heures que la journée n’avançait plus, deux heures qu’elle avait jeté l’ancre dans un océan de métal bouillant » ; « La brûlure du soleil gagnait mes joues » ; « C’était le même soleil que le jour où j’avais enterré maman ». Dans ce temps suspendu, c’est la brûlure solaire à laquelle Meursault tente d’échapper qui déclenche le drame : Meursault fait un pas en avant, ce qui amène l’Arabe à tirer son couteau. « La lumière a giclé sur l’acier et c’était comme une longue lame étincelante qui m’atteignait au front. » Meursault est aveuglé par l’éclat de la lame dans le soleil et par la sueur qui ruisselle sur son front. Lecture intégrale à partir de « C’est alors que tout a vacillé », pluie de feu tombée du ciel, coup de feu, mort, expression de ce que Camus nomme « le tragique solaire ». L’équilibre du monde est détruit. À la mort de l’Arabe répondra la mort du Français, condamné à la guillotine à l’issue de son procès. Double annihilation à la symbolique manifeste. Une conférence sur Meursault, contre-enquête de Kamel Daoud (2014) et/ou une projection-débat de l’adaptation cinématographique de L’Étranger de Luchino Visconti (1967) peuvent compléter cette approche.
Camus séjourne à Oran entre janvier 1941 et août 1942 dans des circonstances difficiles et y termine la rédaction du Mythe de Sisyphe (1942). Oran semble être le lieu de l’absurde dans l’imaginaire camusien. C’est à Oran, « ville ordinaire », que Camus choisit de situer des événements « sortant un peu de l’ordinaire » (1962 : 1218), comme on peut lire dans l’incipit de La peste , paru en 1947, mais conçu dès 1939. En 1941, l’écrivain souligne le lien entre L’Étranger , qu’il considère comme le point zéro de sa réflexion, et La peste : « La peste est un progrès, non du zéro vers l’infini, mais vers une complexité plus grande qui reste à définir » ( ibid. : 1928). En 1942, il ajoute : « L’Étranger décrit la nudité de l’homme en face de l’absurde. La peste l’équivalence profonde des points de vue individuels en face du même absurde. C’est un progrès qui se précisera dans d’autres œuvres. Mais, de plus, La peste démontre que l’absurde n’apprend rien. C’est le progrès définitif » ( ibid. : 1928). Toujours dans la continuité de L’Étranger , Lapeste marque le passage de la révolte individuelle (Meursault) à la révolte collective (Rambert). La peste est, selon Camus lui-même, une transposition de la lutte contre le nazisme et, plus largement, contre toutes les tyrannies ( ibid. : 1965).
En 1939, Camus écrit (1965 : 811) « Le Minotaure ou la halte d’Oran », premier essai de L’été , dont l’épigraphe précise : « Cité heureuse et réaliste, Oran désormais n’a plus besoin d’écrivains : elle attend des touristes. » La double figure du désert et du labyrinthe traverse le texte qui peut être utilisé pour organiser la visite de la ville en gardant en mémoire l’avertissement de Camus : « Cet essai date de 1939 ; le lecteur devra s’en souvenir pour juger de ce que pourrait être l’Oran d’aujourd’hui » : le centre historique, Sidi El Houari, au nord-ouest de la ville, aux influences espagnole, ottomane et française, le fort de Santa-Cruz sur les hauteurs, le centre-ville industrieux dédié à la transaction et au commerce, et le front de mer à l’architecture représentative de l’époque coloniale.
Retour à Alger, et dernière lecture, celle de « Petit guide pour des villes sans passé » (1965 : 845-850), quatrième nouvelle de L’été qui s’ouvre ainsi : « La douceur d’Alger est plutôt italienne. L’éclat cruel d’Oran a quelque chose d’espagnol. Perchée sur un rocher au-dessus des gorges du Rummel, Constantine fait penser à Tolède. » (p. 848). Camus s’adresse au voyageur, lui recommandant, entre autres, d’aller boire de l’anisette sous les voûtes du port d’Alger, d’y manger du poisson fraîchement pêché, d’aller écouter de la musique arabe dans un petit café de la rue de la Lyre qui mène à la Casbah (p. 849). La visite de la ville haute, comptoir phénicien et médina berbère, sur les contreforts du massif de la Bouzareah, clôt le circuit. Le séjour se termine avec la projection-débat du film Le premier homme (2011) de Gianni Amello, adaptation du roman éponyme inachevé de Camus, qui retrace l’enfance de l’écrivain (publication posthume, 1994).
Conclusion
Le parcours touristique à la rencontre d’Albert Camus présenté ici est partiel. Nous l’avons en effet circonscrit aux œuvres de jeunesse – de La maison mauresque (inédit 1933) à La peste (1947) – et géographiquement, à la côte ouest. L’écriture des lieux et les textes visités recèlent cependant en germe l’œuvre camusienne. D’autres choix sont possibles et seront explorés à l’issue de cette approche initiatrice. Par exemple, la côte est, de Djemila, wilaya [8] de Sétif, en Kabylie (« Le vent à Djemila », Noces ) à Annaba (ex-Bône) et la basilique Saint-Augustin, premier « homme chrétien » qui succède à « l’homme grec » auquel Camus consacre une partie de son mémoire de philosophie. Un circuit « générique » peut également être envisagé autour de l’École d’Alger, ou École nord-africaine des lettres (1935-1954), qui fédère une nouvelle génération d’écrivains soucieux de promouvoir un universalisme méditerranéen.
Cependant, la question essentielle se situe ailleurs pour l’Algérie dont le passé colonial semble entraver tout avenir touristique. Nous avons fait le choix de situer notre recherche sur une zone de faille et de turbulence – rupture des terres et des mémoires –, point de blocage exposé dans la pluralité de ses dynamiques et lectures, dans le projet de tracer les contours de ce que pourrait en être le dépassement. L’originalité de la démarche présentée tient tout d’abord à la virginité du champ d’investigation en matière de tourisme littéraire en Algérie autour d’Albert Camus, mais également aux entrées adoptées qui embrassent les diverses strates des logiques à l’œuvre aux fins d’en mettre en lumière la complexité par une approche pluridisciplinaire. La valorisation touristique de ce patrimoine littéraire algérien d’expression française peut-elle se constituer ? Et, ce faisant, contribuer au développement du tourisme algérien qui, en dépit de discours politiques réitérés, peine à se concrétiser ?
Le tourisme mémoriel occupe une place marginale en Algérie. Camus reste « l’étranger », sa philosophie étant source d’interprétations contradictoires, comme nous avons entrepris de le démontrer. L’exploitation de circuits littéraires camusiens se réalise à échelle très modeste, relevant d’initiatives individuelles et/ou associatives, et se présente comme consubstantielle à une quête des racines pour les Français d’Algérie et leurs descendants. L’œuvre fortement territorialisée de Camus est pourtant de portée universelle.
Cependant, ces itinéraires existent, quasiment tout tracés sur le papier et dans les paysages de l’Algérie, et tant des Français que des Algériens les font vivre dans la reconnaissance de l’interdépendance historique des mémoires. Le déploiement de ces circuits touristiques dépend désormais d’un apaisement des mémoires. « Et nous sortirons tellement vivants d’accepter nos morts que notre terre se réconciliera avec nous, et nous vivrons plus longtemps que le FLN et la France et la guerre et les histoires de couple », écrit Kamel Daoud (2017 : 247). Cette cicatrisation mémorielle permettra au gisement culturel et touristique que représente l’œuvre de Camus, « lieu de la guérison car lieu du malaise », d’exister pleinement et de contribuer à enrichir la terre algérienne qui est « son royaume, malgré son exil » ( ibid. ).
Catherine Sicart
Docteure en géographie, Centre de recherche sur les sociétés et environnements en Méditerranée (CRESEM), Université de Perpignan Via Domitia ; Département de management du tourisme, Institut d’administration des entreprises (IAE) ; [email protected]
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