Dès les débuts de la guerre, on a su que la torture était employée en Algérie. Dans cette affaire, les responsabilités des militaires sont entières. Mais quelles sont celles des politiques, des parlementaires et des hommes de gouvernement ? Que savaient-ils vraiment ? Et qu'est-ce qui a changé avec le général de Gaulle ? A ces interrogations, Raphaëlle Branche répond ici.
La polémique autour du scandale de la torture, en particulier le récent procès du général Aussaresses, ancien tortionnaire qui en justifiait l'usage dans ses Mémoires, a rappelé à l'opinion cette réalité peu glorieuse de la guerre d'Algérie.
Ce que les archives révèlent aujourd'hui, quarante ans après la fin des « événements », c'est que la torture n'a cessé, jusqu'en 1960 et même au-delà, d'être couverte par les autorités civiles de la IVe puis de la Ve République. Alors que depuis 1955 les faits sont connus, les députés, le gouvernement, les ministres — à de très rares exceptions près — ne cessent pendant longtemps de renouveler leur blanc-seing à l'armée pour mener sur le terrain, avec les moyens qu'elle juge nécessaires, sa guerre contre les « rebelles ».
1955 : les exécutions sommaires
La France n'est pas en guerre en Algérie ; l'Algérie est française, répètent régulièrement les hommes politiques français. Pourtant, dès novembre 1954, des unités militaires sont envoyées dans ces départements où des attentats coordonnés, dans la nuit du 1er novembre, ont ébranlé la façade d'une société algérienne pacifiée, ayant définitivement tourné le dos aux aspirations qui s'étaient pourtant exprimées vivement et violemment, le 8 mai 1945, dans le Nord-Constantinois.
Les troupes françaises sont augmentées des contingents disponibles au printemps 1955 et de l'appel à l'ensemble des appelés l'année suivante. Dès le mois d'avril 1955, l'état d'urgence est décrété dans quelques arrondissements d'Algérie ; il sera étendu bientôt à l'ensemble du territoire. Le gouverneur général d'Algérie reçoit le pouvoir de fermer des lieux de réunions, d'autoriser des perquisitions de nuit et de contrôler les médias. Il peut surtout décider de l'assignation à résidence de toute personne dont l'activité est jugée « dangereuse pour la sécurité et l'ordre publics ».
Enfin, la loi permet de remettre à la justice militaire le jugement des inculpés relevant des cours d'assises — ce qui vise implicitement les nationalistes algériens suspectés ou convaincus d'attentats en tout genre. La guerre atteint ainsi d'emblée la population civile, dans ses biens, sa liberté, mais aussi sa vie.
Au mois de mai 1955, le redoutable principe de la responsabilité collective commence à se répandre en Algérie. Il est d'abord appliqué dans une région particulièrement innervée par les réseaux nationalistes, celle des Aurès-Nementcha, où le général Parlange décrète que le douar le plus proche d'un sabotage ou d'un attentat en sera tenu pour collectivement responsable. Cette responsabilité se traduit le plus souvent par des corvées pour remettre en état les infrastructures endommagées par les attentats. Elle peut aussi aboutir à ce qu'une mission parlementaire appelle des « prises d'otages » ou des « bombardements de village » : en d'autres termes, des représailles collectives.
Les parlementaires les désapprouvent dans un rapport de mission « non seulement pour des raisons d'ordre humain mais aussi pour des motifs d'ordre politique », mais ils ne sont pas écoutés1. Les hommes politiques sont de fait partagés sur cette question. D'ailleurs, informant son subordonné de la division de Constantine de l'application de ce principe, le général Cherrière avait d'emblée précisé : « Il n'y aura pas d'instructions écrites données par le gouvernement ».
Si le gouvernement ne peut assumer publiquement une telle position, l'armée d'Algérie sait qu'elle a le soutien des principaux responsables politiques et avant tout du nouveau responsable des opérations, Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de l'Intérieur du gouvernement Edgar Faure. Dès le 1er juillet 1955, celui-ci signe avec le ministre de la Défense nationale, le général Koenig, une « instruction fixant l'attitude à adopter vis-à-vis des rebelles en Algérie » qui généralise les conditions dans lesquelles la guerre est menée dans le Constantinois à tout le territoire algérien. Elle prône une réaction militaire « plus brutale, plus rapide, plus complète » et demande « à chacun de faire preuve d'imagination pour appliquer les moyens les plus appropriés compatibles avec [leurs] consciences de soldats ».
Certains impératifs sont précisés : « Tout rebelle faisant usage d'une arme ou aperçu une arme en main ou en train d'accomplir une exaction sera abattu sur-le-champ » et surtout, « le feu doit être ouvert sur tout suspect qui tente de s'enfuir ». Ce texte essentiel indique clairement la généralisation très rapide à toute l'Algérie d'une guerre menée aussi bien aux « rebelles » armés — c'est-à-dire, sans que le mot ne soit jamais employé, à ceux que l'on considère comme des ennemis au sens traditionnel — qu'à l'ensemble de la population algérienne susceptible de soutenir ces « rebelles ».
L'absence de définition des mots « rebelle » et surtout « suspect » laisse la porte ouverte aux interprétations les plus maximalistes. Comme le rapporte un colonel chargé d'une enquête sur des exécutions sommaires : « A peu près partout, les gens se sont enfuis à notre arrivée. Ils sont terrorisés, voilà tout. Et plus nous tirerons sur les fuyards, plus les gens s'enfuiront à notre arrivée. » Et il ajoute : « Il va falloir réviser profondément cette notion de tir sur les fuyards qui a très souvent besoin d'être précisée dans l'esprit d'un certain nombre d'officiers2. » Effectivement, l'autorisation de tirer sur les « fuyards » peut être lue comme une légalisation a priori des exécutions sommaires accomplies par les forces de l'ordre.
A l'été 1955, les principaux jalons d'une violence visant la population algérienne sont donc posés : l'arbitraire des forces de l'ordre est autorisé ; les militaires n'ont de comptes à rendre à personne en cas d'exécutions sommaires, dès lors qu'elles peuvent être maquillées en « tentative de fuite » de « suspects ».
Le soulèvement coordonné de milliers d'Algériens du Nord-Est constantinois, le 20 août 1955, met fin à l'illusion d'une révolte limitée et en voie d'extinction. Il est réprimé avec une violence telle que Max Lejeune, devenu secrétaire d'État aux Forces armées/terre, admettra quelques mois plus tard qu'il n'est pas faux de parler de « répression aveugle »3 ; le chiffre de 12 000 victimes n'est pas infirmé. Cette date est un tournant indéniable de la guerre, marqué notamment par le rappel des réservistes, par de grandes rafles dans l'émigration algérienne en France et par l'extension de l'état d'urgence à toute l'Algérie.
1956 : Robert Lacoste et les pouvoirs spéciaux
L'année 1956 marque encore un nouvel approfondissement de la guerre. Pourtant, les partisans de la « paix en Algérie » ayant remporté les élections législatives, le socialiste Guy Mollet est chargé en janvier de diriger le gouvernement. Il décide de nommer à la tête de l'Algérie le général Catroux, connu pour ses idées libérales. Mais, lors de son premier voyage à Alger, le nouveau président du Conseil est violemment pris à partie par une foule européenne qui le conspue et l'amène, sous la pression, à renoncer au général Catroux.
C'est finalement Robert Lacoste, le député socialiste de Dordogne, qui reçoit cette charge dont le titre dit l'importance particulière qu'on lui accorde : « ministre résidant ». Assisté des secrétaires d'État à l'Intérieur et aux Forces armées chargés des affaires algériennes, il reçoit, outre les pouvoirs habituels des gouverneurs généraux d'Algérie, de nouveaux pouvoirs.
Le 16 mars 1956, afin d'obtenir le vote de ces « pouvoirs spéciaux* », nécessaires pour « assurer l'ordre » et « promouvoir les réformes », le gouvernement a dû poser la question de confiance : incertains de l'usage qui en serait fait, les députés rechignaient en effet. Le Parti communiste, alors soucieux de ses relations avec les socialistes, s'y rallia, au contraire des poujadistes, sceptiques sur les intentions réellement répressives du gouvernement. Les pouvoirs spéciaux furent votés par 455 voix contre 76.
Le gouvernement reçut donc ainsi les pouvoirs de légiférer par décrets pour l'Algérie dans le domaine du maintien de l'ordre, de l'économie et de l'administration. En janvier, les électeurs s'étaient majoritairement prononcés en faveur du triptyque « cessez-le-feu, élections, négociations ». En réalité, celui qui aurait dû mettre en oeuvre cette nouvelle politique, Robert Lacoste, allait s'affirmer comme l'artisan principal d'une guerre de plus en plus dure, où les pouvoirs civils sont progressivement abandonnés aux militaires.
Le renforcement de la position de la France sur le terrain militaire est primordial. Pour cela, une lourde décision est prise dans la foulée du vote des pouvoirs spéciaux, en avril 1956 : le maintien ou le rappel sous les drapeaux des militaires des derniers contingents appelés pour leur service4. Les effectifs engagés en Algérie doublent ainsi rapidement.
Au sein du gouvernement, Robert Lacoste, Max Lejeune et Maurice Bourgès-Maunoury, ministre de la Défense nationale, sont les trois maîtres d'oeuvre de cette escalade. Mais « tout le monde est dans la même charrette. [Il n'y a] pas de politique Robert Lacoste. Il s'agit d'une politique gouvernementale5 », comme le martèle Guy Mollet à ses ministres après la démission d'Alain Savary en novembre 1956.
Ce dernier, secrétaire d'État aux Affaires étrangères, entendait ainsi protester contre l'arraisonnement illégal de l'avion transportant les chefs historiques du FLN* en octobre 1956. Sa démission, acte de courage d'un homme fidèle à ses principes, à ses idées et à ses amitiés, témoignait de l'impuissance des défenseurs du respect des lois, du droit, et de l'homme dans cette guerre. Paul Teitgen l'éprouverait quelques mois plus tard.
Janvier 1957 : la torture et la guerre contre-révolutionnaire
Paul Teitgen est secrétaire général de la préfecture pour la police à Alger quand le ministre résidant décide de confier au général Massu, commandant la 10e division parachutiste, la responsabilité du maintien de l'ordre dans le grand Alger, ce qui signifie en particulier que le préfet lui confie ses pouvoirs de police. Rendue possible par le vote des pouvoirs spéciaux, cette décision porte en germe des violations du droit accomplies avec la caution préalable des autorités civiles. Son application à Alger à partir du 7 janvier 1957 offre aux militaires une marge de manoeuvre quasi illimitée.
Alger, secouée par le terrorisme depuis l'automne 1956, devient le champ d'expérimentation modèle de la théorie développée par la nouvelle équipe à la tête de l'état-major de l'armée d'Algérie, dirigée depuis fin décembre par le général Raoul Salan. Ce brillant officier supérieur a acquis en Indochine la certitude qu'il est nécessaire d'adapter l'armée et ses méthodes pour vaincre des ennemis installés au sein de la population. Analysant la guerre comme « révolution-naire », lui et ses hommes prônent des moyens de lutte « contre-révolutionnaires ».
A Alger, où les habitants algériens — auxquels s'ajoutent les Européens suspectés de les soutenir — sont globalement considérés comme favorables au FLN, les méthodes mises en place par l'armée vont de la propagande à l'enlèvement d'opposants en passant par la détention arbitraire ou l'intoxication de l'adversaire par des agents infiltrés.
Alors que la « guerre révolutionnaire » menée par le FLN repose sur la terreur, selon les théoriciens militaires, la torture permet de lui opposer une « contre-terreur » et de lutter donc à armes égales. Son efficacité est double : elle permet éventuellement d'obtenir des renseignements, tout en faisant régner la terreur dans la population. La relation entre les militaires et le « suspect » arrêté et torturé n'a en effet de sens que par l'existence d'un tiers : un membre du FLN recherché, par exemple, mais surtout l'ensemble de la population à maintenir par la terreur dans le giron français6.
Cette analyse est défendue notamment par le colonel Lacheroy, qui semble avoir reçu le soutien du ministre de la Défense Maurice Bourgès-Maunoury. Avec d'autres officiers proches du général Salan, Lacheroy appelle de ses voeux la mise en place d'un bureau chargé au sein de l'état-major de « l'action psychologique » : c'est le 5e Bureau, créé officiellement en janvier 1957. En ce début d'année, tout est donc réuni pour mener la guerre voulue par les responsables de l'armée d'Algérie. La nomination de Maurice Bourgès-Maunoury à la tête du gouvernement, le 13 juin 1957, conforte encore cette orientation.
Dans ce premier semestre 1957, la guerre s'est considérablement durcie, que ce soit dans les montagnes de Kabylie ou dans la Ville blanche. L'armée française a recours à des méthodes interdites par les lois de la guerre, mais tolérées voire encouragées au nom de l'efficacité. La torture, couplée aux arrestations arbitraires, aux internements administratifs, voire totalement clandestins, et aux exécutions sommaires, assorties parfois de la disparition des corps ou, au contraire, de leur exposition, est la pièce centrale de ce dispositif militaire validé par le pouvoir politique.
L'effervescence du printemps 1957
En ce début d'année 1957, les premiers témoignages de soldats sont publiés en France. Leur force réside dans cette banalité de l'extrême violence qu'ils décrivent avec précision. Ainsi du journal du routier Jean Muller que Témoignage chrétien édite en brochure ou du récit de Robert Bonnaud, « La paix des Nementchas », paru dans Esprit. Au même moment, l'opinion publique commence à être informée sur les méthodes utilisées à Alger. Les morts suspectes d'Ali Boumendjel et de Larbi Ben M'Hidi en mars augmentent un trouble qui ne cesse de grandir. Des intellectuels se mobilisent, Vercors renvoie sa Légion d'honneur. Le général Pâris de la Bollardière, le militaire le plus décoré de France pour faits de guerre et de Résistance, demande même à être relevé de son commandement plutôt que d'appliquer les ordres de son supérieur, le général Massu.
Le gouvernement Mollet ne peut demeurer inactif : il annonce la constitution d'une commission de sauvegarde des droits et libertés individuels chargée d'enquêter sur les éventuelles violations de ces droits et libertés par les forces de l'ordre françaises en Algérie tout autant que sur le caractère calomnieux des éventuelles plaintes à ce sujet.
Cette commission est avant tout une opération de communication politique destinée à calmer les esprits. Les douze commissaires commencent leurs enquêtes en mai 1957 et l'un d'entre eux reçoit, en juin, la charge d'éclaircir le sort d'un disparu auquel est progressivement identifiée la pratique de la torture en Algérie : Maurice Audin. Ce militant communiste a en effet disparu après son arrestation par les parachutistes en juin 1957. La thèse officielle de son évasion est immédiatement contestée par sa femme, et des intellectuels fondent un comité de soutien pour faire pression sur les autorités. Dès 1958, l'historien Pierre Vidal-Naquet démonte méticuleusement les rouages de l'affaire Audin et les mensonges officiels7.
Le malaise des députés
En juillet 1957, Maurice Bourgès-Maunoury demande aux députés la reconduction de la loi sur les pouvoirs spéciaux pour son gouvernement et l'extension de certains de ces pouvoirs au territoire métropolitain.
Les députés, à l'image d'une opinion publique inquiète des révélations et témoignages publiés depuis le début de l'année, hésitent. Cependant, les espoirs qu'avait pu faire naître, chez les opposants à la torture, l'effervescence du printemps 1957 s'évanouissent avec l'été. La majorité des députés — à l'exception des communistes et des progressistes — soutient la reconduction. Le gouvernement est cependant contraint de poser la question de confiance pour obtenir l'extension de certains pouvoirs spéciaux à la métropole.
Cent quatre-vingt-trois députés votent contre. Vingt-neuf décident de s'abstenir. Coincés entre les nécessités d'une guerre et les méthodes choisies pour la gagner, les abstentionnistes ne veulent ni s'opposer à l'Algérie française, ni cautionner les abus de la répression qui leur sont bien connus. Leur abstention prend valeur de symbole d'une démocratie déchirée, ayant abdiqué devant la guerre que réclament les militaires.
L'abstention de François Mitterrand exprime, plus qu'aucune autre, ce malaise. Il a été un des piliers des gouvernements qui se sont succédé depuis le début des « événements ». Ce partisan de l'intégration a estimé que les pouvoirs spéciaux étaient nécessaires pour mater la « rébellion » : il les a soutenus et a signé avec Guy Mollet, Robert Lacoste et Maurice Bourgès-Maunoury le décret élargissant la compétence de la justice militaire8. L'action des parachutistes à Alger a révélé un ministre de la Justice inquiet mais solidaire du gouvernement. A la chute de celui-ci, en mai 1957, il retourne à l'Assemblée : son abstention semble indiquer une réserve sur les méthodes dont il a pu observer de près l'application, mais le président de l'UDSR ne s'exprime pas à ce sujet et continue à soutenir le gouvernement.
Même si les pouvoirs spéciaux sont reconduits, le malaise demeure chez certains députés et dans l'opinion. En novembre, comme la loi l'impose, le gouvernement Félix Gaillard doit demander aux députés la reconduction des pouvoirs spéciaux. Comme en juillet, ce vote pourrait être l'occasion pour les députés de reprendre en main les pouvoirs qu'ils ont donnés au ministre résidant.
A côté de certains qui, comme Me Isorni ou Jacques Soustelle, soutiennent une accentuation de la répression, en particulier en métropole, Pierre Cot et Pierre-Henri Teitgen sont les plus brillants représentants d'une démocratie parlementaire soucieuse de ses pouvoirs et de ses valeurs.
Le 12 novembre, Pierre Cot9, qui avait déjà en juillet 1957, voté contre les pouvoirs spéciaux, tente de faire voter une motion par laquelle l'Assemblée surseoirait à la discussion jusqu'à la communication de tous les rapports de la commission de sauvegarde10. « Nous avons besoin de ses rapports [...] pour être en mesure de remplir notre devoir de contrôle, particulièrement important dans des matières qui, vous le savez, sont réservées par la tradition constitutionnelle à la compétence exclusive du Parlement, et pour pouvoir vérifier sur des cas précis l'exactitude des informations qui, depuis plus d'un an déjà et dans de nombreux journaux, nous ont montré que des méthodes inadmissibles, contraires à la tradition française, étaient utilisées dans la poursuite des criminels et dans la recherche du renseignement. »
Son rappel des prérogatives du Parlement n'est pas pure rhétorique : les violences illégales perpétrées par des militaires ou des policiers, couverts éventuellement par des membres de l'exécutif, sont un réel danger pour la démocratie. Pratiques interdites et occultes, leur existence signale un espace politique qui échappe au contrôle des élus, des ministres qui abusent de leurs pouvoirs et des militaires ou policiers hors la loi en toute impunité, voire bonne conscience. Maintenir secrets les rapports de la commission de sauvegarde, c'est pour le gouvernement bafouer les principes du régime en refusant ouvertement le contrôle du Parlement. Comme l'affirme le député progressiste, les pouvoirs spéciaux contiennent déjà cette dérive d'une instrumentalisation des élus, juste bons à donner à l'exécutif le droit de gouverner autoritairement. C'est d'ailleurs logiquement que Pierre Cot avait voté contre la loi de 1957, refusant de « violer la Constitution » — après l'avoir tout de même fait en mars 1956.
Quant à Pierre-Henri Teitgen, il s'était abstenu lors du vote du mois de juillet précédent. Cette fois, il demande au nouveau gouvernement de procéder à des enquêtes et propose de « prendre rendez-vous avec [lui], pour qu'il puisse dire [aux députés], lorsqu'il aura pu faire la lumière sur ces affaires, quels sont les faits qui paraissent véridiques, quels sont ceux qui sont mensongers et qu'il puisse nous présenter les mesures qu'il aura dû prendre pour rétablir la légalité et la moralité »11. Alors que la loi de 1957 prévoyait simplement que chaque nouveau gouvernement demande et obtienne les pouvoirs spéciaux dans les dix jours suivant son investiture, et pour toute la durée de son mandat, il propose l'ajout d'une date d'expiration aux pouvoirs spéciaux qui maintiendrait le contrôle du législatif sur la politique menée. Mais il se laisse finalement convaincre de retirer son amendement.
L'affirmation par le ministre résidant, artisan majeur du durcissement de la répression, de son souci de l'humanité de la guerre et l'engagement de sa parole d'honnête homme semblent lui avoir suffi. Avec lui, plus de 60 % des députés choisissent de reconduire les pouvoirs spéciaux, ce qui marque une très légère progression par rapport au 19 juillet, alors même que le nombre des députés présents dans l'hémicycle a augmenté.
Que savait le gouvernement ?
Cependant, au cours des semaines suivantes, des députés réclament régulièrement la publication du rapport de la commission de sauvegarde ; Maurice Deixonne en fait même la demande au nom du groupe socialiste. Mais le gouvernement fait le gros dos. Robert Delavignette, ancien membre de la commission de sauvegarde, décide alors de rendre publique sa démission. Il a peut-être pris sur lui également de transmettre un exemplaire du rapport final au journal Le Monde. C'est en effet dans ce quotidien que paraît finalement le texte, en décembre 1957, révélant l'ampleur des violences illégales — tortures, exécutions sommaires, disparitions — accomplies par l'armée française en Algérie12.
La fin de l'année 1957 est donc particulièrement agitée politiquement. En Algérie, l'armée se félicite d'avoir démantelé le réseau du FLN et de ses sympathisants dans la ville d'Alger. Or cette action a laissé des traces profondes. L'opinion publique, informée des méthodes employées en toute bonne conscience par le commandement, est de plus en plus attentive à une guerre dont la fin n'apparaît toujours pas à l'horizon. Le pouvoir politique, quant à lui, informé précisément de la réalité des violences illégales accomplies par des militaires français, laisse l'armée agir sans tenter davantage de contrôler ses actions.
Mai 1958 : qu'est ce qui change avec de Gaulle ?
Cependant, les désaccords sur la manière de conduire la guerre vont croissants en France. En mai 1958, l'armée d'Algérie s'en mêle et impose des Comités de salut public sur tout le territoire cf. Michel Winock, p. 66. Le 14 mai, le général Salan déclare « assumer les pouvoirs civils et militaires, afin d'assurer le maintien de l'ordre, la protection des personnes et des biens et la conduite des opérations » et, le 21 mai 1958, il crée un commandement civil et militaire dans chaque région et département d'Algérie.
Le 9 juin, le général de Gaulle, appelé à la tête du gouvernement par le président René Coty, entérine ces décisions en le nommant délégué général et commandant en chef des forces en Algérie, dépositaire des pouvoirs civils et militaires. L'autorité civile est dépossédée ; les premiers mois qui suivent l'arrivée du général de Gaulle aux commandes du pays sont marqués par une grande liberté de mouvement laissée aux militaires.
La nouvelle répartition des pouvoirs en Algérie ferme la voie à tout contrôle de l'armée par le pouvoir politique. En juin 1958, pourtant, André Malraux, délégué à la présidence du Conseil, a déclaré solennellement qu'« aucun acte de torture [..e devait plus se] produire »13.
Parallèlement, le général de Gaulle tente très tôt de cerner la réalité des violences illégales commises en Algérie : il décide de réactiver la commission de sauvegarde des droits et libertés individuels, en sommeil depuis l'automne 1957, et choisit de nommer à sa tête un président de chambre de la Cour de cassation, Maurice Patin, estimant que « cette mesure manifestera l'importance que le gouvernement entend attribuer à la commission de sauvegarde »14.
Ces deux mouvements parallèles — concentration des pouvoirs civils et militaires aux mains du général Salan et mise en place de réseaux d'information du pouvoir civil parisien sur la réalité de la guerre — progressent pendant les premiers mois du gouvernement de Gaulle, tandis que se profile une nouvelle Constitution pour la France, approuvée par les Français. A la fin de l'année, l'équilibre des pouvoirs en Algérie peut être modifié par le général de Gaulle sans craindre de révolte : Paul Delouvrier, un civil, est nommé délégué général en Algérie, secondé par le général Challe, commandant en chef.
1959 : Les Dop ou la torture institutionnalisée
Le départ du général Salan n'est pas pour autant synonyme de la fin de la torture. Des hommes comme le colonel Lacheroy sont certes invités à quitter l'Algérie, mais les objectifs définis par Robert Lacoste dès 1956 — l'anéantissement des groupements militaires et la destruction de la structure politique de l'adversaire15 — restent inchangés. Le général Challe ne modifie en rien les méthodes employées pour obtenir des renseignements et, plus généralement, pour terroriser la population. Au contraire.
C'est en effet sous son commandement, et avec le soutien constant du ministre des Armées, Pierre Guillaumat, que les Détachements opérationnels de protection DOP* reçoivent une impulsion décisive. Il s'agit en réalité de cellules spécialisées dans l'obtention de renseignements à partir des interrogatoires de prisonniers ou de « suspects ». Leurs méthodes sont brutales, expéditives, incontrôlables. Les DOP forment peu à peu une sorte d'armée dans l'armée : une branche à part, de plus en plus autonome, régie uniquement par un souci d'efficacité — puisque c'est par elle qu'ils justifient, in fine, leur statut exceptionnel.
La délégation générale à Alger est consciente du danger que ces officines représentent : elles sont le signe d'une véritable institutionnalisation de la torture au sein de l'armée d'Algérie. Néanmoins, le soutien du ministre des Armées et du général Challe les rend inattaquables.
1960-1961 : les ambiguités de la reprise en main
En janvier 1960, le général Massu est sorti de la réserve attendue de sa fonction pour déclarer à un journaliste allemand qu'il doutait du général de Gaulle, menaçant même le pouvoir d'une nouvelle intervention de l'armée. Il est immédiatement rappelé en France. Le soulèvement qui s'ensuit dans le milieu européen pro-Algérie française d'Alger la semaine des barricades, du 24 janvier au 1er février 1960 fournit aux autorités politiques l'occasion d'une clarification des places et des rôles de chacun.
Le 5e bureau est rapidement dissous et les principaux théoriciens de la « guerre contre-révolutionnaire » encore en exercice en Algérie remerciés. Les DOP font l'objet d'une plus grande surveillance à partir du printemps 1960. Néanmoins, ils imposent leur fonctionnement et leurs méthodes jusqu'à la fin de la guerre : la population reste l'enjeu majeur d'un affrontement plus que jamais politique, alors que le général de Gaulle a proposé la voie de l'autodétermination.
La lutte contre les violences illégales de l'armée doit être comprise dans cette perspective plus globale : il s'agit de contrôler une armée que des missions souvent trop politiques ont pu éloigner de son rôle de simple agent de l'État et d'éviter que ces violations manifestes du droit et des principes affirmés par la France ne deviennent une arme utilisée par le FLN.
Les prérogatives de la justice sont ainsi réaffirmées avec la mise en place de procureurs militaires, magistrats chargés de seconder les troupes au plus près du terrain. Le Premier ministre Michel Debré avait certes souhaité, dans une lettre à Paul Delouvrier le 20 juin 1960, que « cette réforme ait pour corollaire l'application en toutes circonstances d'un traitement humain aux personnes appréhendées et la disparition totale du recours, pendant leurs interrogatoires, à des méthodes de coercition physique quelles qu'elles soient »16.
Mais, plus qu'un instrument de lutte contre les illégalités militaires, l'institution de ces procureurs allait en fait offrir à l'armée une justice compréhensive, capable de prendre au quotidien le relais dans la répression17.
La lutte contre les illégalités de l'armée rencontre cependant un écho auprès des représentants militaires en Algérie. Le général Crépin, commandant en chef de l'armée d'Algérie, diffuse l'instruction du Premier ministre, le 30 novembre 1960, en indiquant à ses subordonnés qu'il partage le point de vue du pouvoir18. « En Algérie, écrit-il, tout arbitraire dans les arrestations, toute brutalité dans les perquisitions, tout traitement indigne lors des interrogatoires, toute discrimination dans les contrôles auront leur répercussion au jour décisif du choix. En métropole, le développement des campagnes sur les «tortures» fondées sur quelques faits peut avoir de graves conséquences sur l'état d'esprit de la nation vis-à-vis de l'armée. C'est ainsi que la campagne sur l'insoumission s'est greffée et appuyée sur celle des tortures. Je vous demande donc de veiller à l'exacte exécution de ces directives et au respect de la régularité des procédures, à tous les stades. »
La dimension politique de cette intervention est remarquable : tout se passe comme si c'était le général Crépin qui validait l'initiative du Premier ministre — condition effectivement sine qua non pour que celle-ci ait une chance d'être traduite dans les faits.
Preuve en est, a contrario, le sort réservé par le commandant en chef à la lettre que lui a adressée son ministre, Pierre Messmer, en juillet 196019, au sujet des exécutions sommaires maquillées en tentative d'évasion — largement légitimées a priori dès juillet 1955, on l'a vu. Pierre Messmer souhaite que soient rappelées, « à tous les échelons du commandement, les règles impératives qui doivent présider à la sauvegarde des personnes arrêtées et détenues par l'armée » — telles que le port de menottes, le choix d'une escorte, etc. Or le général, sans en informer le ministre, lui désobéit : il ne transmet pas cette lettre à ses subordonnés et ne tente rien pour limiter ces exécutions sommaires maquillées. Ce n'est qu'à son départ d'Algérie que son successeur, le général Gambiez, retrouvant la lettre, la diffuse.
Deux mois après, le 22 avril 1961, Alger est le théâtre d'un putsch dirigé par un ancien chef d'état-major de l'armée, le général Zeller, par l'ancien responsable de l'aviation en Algérie, le général Jouhaud, et par deux anciens commandants en chef de l'armée d'Algérie, le général Salan et le général Challe, dont le prestige est encore immense un an après son départ. Mais l'armée ne suit pas. En métropole, le désaveu est plus grand encore.
De fait, au printemps 1961, il n'est plus question d'Algérie française mais de dialogue avec les représentants du futur État algérien indépendant. Les « opérations offensives » sont officiellement interrompues le 20 mai, jour de l'ouverture des négociations à Évian. Cependant, l'armée ne baisse pas la garde aux frontières et est toujours autorisée à mener sa guerre du renseignement contre la structure politique et administrative du FLN ; l'interruption des opérations offensives elle-même est rapidement abandonnée.
1962 : l'amnistie
Jusqu'au cessez-le-feu du 19 mars 1962, la guerre continue avec son lot de violences. Les sanctions et condamnations pour torture sont toujours extrêmement rares. Refusant d'appliquer une justice qu'il estime inadéquate face à une logique de guerre, refusant aussi de servir des boucs émissaires en offrande à l'opinion publique, le tribunal militaire de Paris TPFA va même jusqu'à acquitter, en janvier 1962, un lieutenant d'active et deux sous-lieutenants de réserve ayant reconnu avoir torturé à mort une jeune femme à Alger en 1960.
Cette décision, qui provoque la protestation de nombreuses personnalités, conduit le ministère des Armées, dont la volonté a été manifestement bafouée par la justice militaire, à former un recours devant la Cour de cassation. Le jugement du tribunal est cassé en juillet, mais, à cette date, cette décision n'a plus aucun effet : corrélativement au cessez-le-feu, un décret a en effet amnistié les « faits commis dans le cadre des opérations de maintien de l'ordre dirigées contre l'insurrection algérienne »20.
La question de la responsabilité individuelle des auteurs de crimes ou de délits dans le cadre des « événements d'Algérie » ne peut dès lors plus être posée. Celle des hommes et des institutions qui les ont envoyés faire cette guerre non plus. En juin 1999, en votant à l'unanimité pour l'utilisation de ce mot afin de désigner les faits, les députés français ont reconnu qu'il s'agissait bien d'une guerre. Ils ne se sont pas encore penchés sur la manière dont les soldats de la République ont été chargés de la mener.
1. Rapport de la mission parlementaire composée de membres de la commission de la Défense nationale, 5 juillet 1955, 2R 159/3* SHAT.
2. Rapport du colonel Lanusse à Robert Lacoste, 18 juin 1956, cab 12/155* CAOM.
3. Audition de Max Lejeune par la commission de la Défense nationale de l'Assemblée nationale, 1er mars 1956, archives de l'Assemblée nationale.
4. Décrets n° 56-373 et 374 du 12 avril 1956.
5. Notes de Marcel Champeix au conseil des ministres du 23 novembre 1956, archives Champeix, 6 APO 2, dossier 4 OURS.
6. J'ai étudié plus longuement la torture à Alger en 1957 et, plus généralement, pendant la guerre d'Algérie dans ma thèse de doctorat : L'Armée et la torture pendant la guerre d'Algérie. Les soldats, leurs chefs et les violences illégales, sous la direction de Jean-François Sirinelli, IEP de Paris, 2000.
7. Pierre Vidal-Naquet, L'Affaire Audin, Paris, Minuit, 1958.
8. Sur François Mitterrand et l'Algérie, voir le chapitre qu'Éric Duhamel lui consacre dans François Mitterrand, l'unité d'un homme, Paris, Flammarion, 1998, pp. 151-174.
9. Discours de Pierre Cot, Journal officiel des débats à l'Assemblée nationale, 12 novembre 1957, 1re séance.
10. En effet, les membres de la commission de sauvegarde avaient remis des rapports individuels, distincts du rapport de synthèse. Ainsi, le cas de Maurice Audin était abordé par Me Garçon et faisait l'objet d'un rapport spécifique rédigé par le recteur Daure.
11. Journal officiel des débats à l'Assemblée nationale, 12 novembre 1957, 2e séance, p. 4730.
12. Cf. R. Branche, « La commission de sauvegarde des droits et des libertés individuels pendant la guerre d'Algérie. Chronique d'un échec annoncé ? », Vingtième Siècle, n° 62, avril-juin 1999, pp. 14-29.
13. Réponse d'André Malraux à un journaliste le 24 juin 1958, citée dans Pierre Vidal-Naquet, La Raison d'État, Paris, Minuit, 1962, p. 203. Lire aussi l'analyse de ce dernier dans La Torture dans la République, Paris, Minuit, 1972.
14. Lettre du général de Gaulle au président Béteille, le 8 août 1958, copie dans le fonds Maurice Garçon, 304AP702* CAC.
15. Directive générale n° 1 du 18 décembre 1956, 1H 3087 SHAT.
16. Lettre au délégué général du 20/6/60, 1H1261/5 SHAT.
17. Voir le livre de Sylvie Thénault, Une drôle de justice. Les magistrats dans la guerre d'Algérie, Paris, La Découverte, 2001.
18. Instruction aux commandants de corps d'armée, le 30 novembre 1960, 1H 4026/3* SHAT.
19. Lettre du ministre des Armées au général commandant les forces en Algérie, le 18 juillet 1960, 1H 1240/8 SHAT.
20. Décret n° 62-328 du 22 mars 1962. Les effets de ces deux décrets sont étendus à la métropole le 14 avril 1962. La Chambre leur donnera ensuite force de loi, voir Pierre Vidal-Naquet, L'Affaire Audin, Paris, Minuit, p. 173.
Raphaëlle Branche
http://www.lhistoire.fr/torture-la-r%C3%A9publique-en-accusation
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