L'histoire se passe à... Oran. Les années 30-40. Quartier eupropéen. Immeuble du centre-ville. Un médecin... qui rencontre, tôt le matin, dans l'escalier, le cadavre d'un ... rat. Il y en aura d'autres. La peste est là, mais personne n'y croit, chacun ne voyant que «midi à sa porte». Et pourtant, elle est bien là. Le roman est publié en 1947 juste après la Seconde Guerre mondiale, donc écrit certainement à partir de 45.
Comme dans «L'Etranger» (1944), le premier roman, qui y voyait un (seul) Arabe, sans nom... assassiné, dans «La Peste», il n'y en a aucun. Même pas un pestiféré, rien qu'un seul, ne serait-ce que pour le principe, Oran se trouvant en Algérie bien que peuplée majoritairement d'Européens. Un racisme conscient ou inconscient, comme l'avance le préfacier ? Pas si sûr, sa lecture étant assurément subjective... celle d'un Algérien considérant que tout écrit sur le pays ne doit être centrée que sur son peuple et aucunement sur l'occupant... ce dernier ne devant avoir que le rôle de «méchant». C'est oublier que Camus qui, en fait, n'a été «condamné» par nos critiques post 62 (on excusera les prises de position et les analyses produites durant la guerre de libération nationale comme celles de Ahmed Taleb Ibrahimi ou de Malek Haddad, analyses et critiques plus politiques que littéraires, basées sur une «petite phrase» dite lors d'une cérémonie pleine d'émotion (Prix Nobel), petite phrase reflétant l'amour pour la mère (qui n'en a pas aujourd'hui comme hier ?).
En fait, si dans «L'Etranger», il laissait poindre, certes avec prudence (mais pouvait-il faire autrement ?), son horreur devant l'«inexistence» des Arabes (lui qui a si bien ressentit et décrit leur misère et leurs conditions de vie au début des années 40), dans «La Peste», il a, en fait, «décrit» et «condamné» la naissance et la montée, et la difficulté de le combattre, du fascisme et du nazisme (la «peste brune») et du racisme, sous couvert, d'abord du pétainisme au sein de la société européenne d'Algérie. Ne pas oublier qu'Oran était la ville la plus européanisée d'Algérie et les Arabes vivaient en marge et en dehors de la cité.
L'auteur : Né à Drean, ex-Mondovi, (près de Annaba, ex-Bône) en novembre 1913. Fils d'un ouvrier agricole et d'une femme de ménage d'origine espagnole. Elevé (à Belouizdad, ex-Belcourt) par une grand-mère autoritaire et un oncle boucher... il y «apprend la misère». Lycée, football, bac en 1932, militant communiste (35-37), études de philosophie, petits boulots, animateur de théâtre, mariage, militant dans un mouvement de résistance en 1942, journaliste... et ouvrages («L'Etranger», «Le Mythe de Sisyphe»... ). Mésentente avec les surréalistes (A. Breton) et les existentialistes (J-P Sartre). Octobre 57, 44 ans : Prix Nobel... dédié à son instituteur de CM2 «qui lui a permis de poursuivre ses études». Mais, le même jour, une réponse publique «malheureuse», en liaison avec la «guerre d'Algérie», sur le choix entre la mère et la justice. Une attitude décrite comme «douloureusement circonspecte et régressive» (A. Cheurfi), «scandaleuse» selon le préfacier.
4 janvier 1960 : il se tue dans un accident de voiture. Il avait emprunté le véhicule à son éditeur, Gallimard. Dans une de ses poches, il y avait un manuscrit inachevé et... un billet de chemin de fer. Albert «pas de chance» ! Il a tout «esquivé» sauf une «petite phrase» qui l'a «effacé» de la mémoire algérienne... puis un arbre sur la route de Paris qui l'a tué.
Extraits : «Puisque l'ordre du monde est réglé par la mort, peut-être vaut-il mieux pour Dieu qu'on ne croie pas en lui et qu'on lutte de toutes ses forces contre la mort, sans lever les yeux vers ce ciel où il se tait» (p. 152), «Chacun la porte en soi, la peste, parce que personne, non, personne au monde n'en est indemne. Et (qu') il faut surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d'un autre et à lui coller l'infection. Ce qui est naturel, c'est le microbe. Le reste... c'est un effet de la volonté et d'une volonté qui ne doit jamais s'arrêter» (p. 288)
Avis : Une œuvre qui, après «L'Etranger», avait confirmé un talent remarquable... à tous points de vue. Derrière le romancier, il y a le journaliste, le grand reporter, l'homme engagé... «solitaire» et «solidaire». Engagé auprès des siens mais sans cécité idéologique. Seulement «partagé» avec un amour immodéré, «aveuglé» et «aveuglant», pour celles (la maman et la terre) qui l'ont enfanté. Je cite au passage une phrase de Carlos Fuentès : «Je ne connais pas mon père ; seulement ma mère... Ils (les Mexicains) ne savent jamais qui est leur père ; ils veulent connaître leur mère, la défendre, la racheter... ». Doit-on lui en vouloir, aujourd'hui encore ? N'est-ce pas trop cher payer !
C'est aussi une œuvre qui nous marque par sa contemporanéité
avec toutes les (anciennes, mais) nouvelles maladies... le choléra (choléra, dites-vous !), l'incivisme, l'intolérance religieuse, le racisme, l'extrêmisme, le terrorisme... des «pestes» aux couleurs diverses et aux dégâts multiples.
Citations : «Personne ne sera jamais libre tant qu'il y aura des fléaux» (p. 53), «Il vient toujours une heure dans l'histoire où celui qui ose dire que deux et deux font quatre est puni de mort» (p. 156), «Le bien public est fait du bonheur de chacun» (p. 106), «On se fatigue de la pitié quand la pitié est inutile» (p. 110), «Cette épidemie (la peste)... chacun la porte en soi,... parce que personne, non, personne au monde n'en est indemne. Et il faut se surveiller sans arrêt pour ne pas être amené, dans une minute de distraction, à respirer dans la figure d'un autre et à lui coller l'infection... L'honnête homme, celui qui n'infecte presque personne, c'est celui qui a le moins de distrcations possible. Et, il en faut de la volonté et de la tension pour ne jamais être distrait» (p. 288), «Le bacille de la peste ne meurt ni ne disparaît jamais, (qu)'il peut rester pendant des dizaines d'années endormi dans les meubles et le linge, (qu)' il attend patiemment dans les chambres, les caves, les malles, les mouchoirs et les paperasses, et (que), peut-être, le jour viendrait où, pour le malheur et l'enseignement des hommes, la peste réveillerait ses rats et les enverrait mourir dans une cité heureuse» (p. 349)
Enag Editions, Alger 2012 (livre de poche), 250 dinars, 349 pages.
par Belkacem Ahcene-Djaballah
Les commentaires récents