Dans un contexte mondial marqué par les crises politiques, sociales, environnementales, les théories de choc des civilisations et les divisions sont instrumentalisées. Des guerres meurtrières touchent de grandes régions. Trois auteurs de l’aire méditerranéenne ont participé, le 15 septembre, au Village du livre à l’échange organisé en partenariat avec la Fondation Gabriel-Péri. Ils ont cherché à démontrer en quoi la culture peut permettre de bâtir la paix face aux violences, au repli sur soi et aux identités figées.
Dans son avant-propos, Chrystel Le Moing donnait le ton : « La culture contient l’acte de s’ouvrir à l’autre, de ne pas le considérer comme un ennemi pour aller à la rencontre des cultures et des histoires multiples. Elle apaise les conflits en les regardant en face, en donnant la parole aux différents acteurs pour démêler les enjeux et entrer dans la complexité des vies humaines. » Elle présentait ensuite ses invités : Gérard Astor, auteur, dramaturge et essayiste, maître de conférences à l’université Paris-IV et coordinateur du projet « Archipel Méditerranées », ancien directeur du Théâtre Jean-Vilar de Vitry (Val-de-Marne), Adel Habbassi, philosophe, enseignant-chercheur à l’université de Tunis, et Yahia Belaskri, auteur et codirecteur de la revue Apulée. La rencontre intitulée « La culture pour construire la paix », qui se déroulait en partenariat avec la Fondation Gabriel-Péri, le vendredi 15 septembre au Village du livre, s’inscrit dans le séminaire « Construire la paix, déconstruire et prévenir la guerre » lancé il y a deux ans.
La revue Apulée a consacré son troisième numéro au thème « Guerre et paix ». Pourquoi ?
Yahia Belaskri Avec Hubert Haddad et de nombreux contributeurs, nous avons lancé la revue annuelle Apulée. C’est une aventure culturelle, intellectuelle et artistique exceptionnelle. La revue est née de la nécessité de dire la vie et le monde, et de le dire aimant et vibrant et non pas déclinant sous la fatalité de la guerre, du rejet et de la marginalisation. C’est la raison d’être de cette revue. Nous l’avons nommée Apulée. Apulée de Madaure est l’auteur du roman Métamorphoses au IIe siècle après J.-C. Un texte d’une grande beauté qu’il faut lire encore aujourd’hui. L’écrivain berbère écrivait en latin. Un jour, on lui fait un procès pour sorcellerie parce qu’il s’est marié avec une femme fortunée, plus âgée que lui. Devant le tribunal, on lui demande : « Mais tu n’es pas un Romain ? » Il répond : « Je n’ai jamais menti. Je suis un Berbère. J’écris en latin. Je suis magistrat. Mais je suis un Romain puisque vous êtes là ! » L’histoire se répète. Dans les années 1950-1960, le Berbère que je suis aurait pu dire à l’État colonial français : « Puisque vous êtes là, je suis français ! » Aujourd’hui, je le suis devenu… Chaque année, nous choisissons un thème. D’abord « La galaxie identitaire ». Vous le savez, cette question de l’identité est importante. On a même créé un ministère de l’Identité. Ce qui est extraordinaire ! Ensuite, nous avons abordé « Les imaginaires et les pouvoirs ». Troisième édition, nous ne pouvions passer à côté de cette question de la guerre qui gangrène tout partout. En Syrie : quel drame ! Des centaines de milliers de morts, plus de 8 millions de réfugiés vivent en dehors de leur pays. La Libye, on nous a menti. Pourquoi la guerre ? Nous voulions faire démentir Zarathoustra pour qui : « C’est la bonne guerre qui sanctifie toute cause. » Non, l’état normal n’est pas la guerre qui n’est qu’horreur, deuil et mort. Nous, nous voulons au contraire la paix, regarder l’autre avec bienveillance. Nous avons fait appel à des poètes, des romanciers, des nouvellistes pour qu’ils expriment leur ressenti vis-à-vis de la guerre et de la paix. Notre revue est francophone, mais nous publions les textes dans la langue de leurs auteurs (arabe, grec, italien, etc.), toujours traduits en français. C’est un travail décentré de la Méditerranée et ouvert sur le monde. La paix est notre destin. En tant qu’écrivains et auteurs, nous pouvons maintenir une mèche allumée en vue d’une explosion poétique. Cette mèche incandescente de la vie, c’est la poésie. C’est nous tous ! Lorsque nous nous regardons, nous parlons et nous sourions, c’est déjà de la poésie. Les va-t-en-guerre veulent nous arracher cela, nous enlever la chose la plus sacrée : la vie.
Comment réagissez-vous à ce qui vient d’être dit ?
Adel Habbassi La guerre n’est pas un état naturel humain. Il faut penser la guerre par rapport à la violence. Il suffit de lire Lautréamont. Rimbaud y a beaucoup réfléchi. Les textes de Sade se terminent toujours sur un appel à la vertu citoyenne. La pulsion de violence est individuelle, mais si cette violence est orientée vers l’autre, elle devient une guerre. C’est toute la complexité du vivre-ensemble et du vivre avec l’autre. Je suis tunisien maghrébin. À mes côtés sont assis un Berbère franco-algérien et un Français né en Algérie, qui a choisi de ne pas subir un passé et une présence dans un contexte colonial que vous connaissez. Gérard Astor a développé un théâtre où il revendique ses origines et une terre natale maghrébine. Ne lui parlez surtout pas de « pied-noir » car son rapport au Maghreb est continu. Il existe toujours dans son travail d’écriture.
Vous parlez, Adel Habbassi, de « polyphonie culturelle » et de « théâtre-monde » …
Adel Habbassi Il n’y a pas une identité, mais des identités. L’intérêt du titre d’Apulée dans son ouvrage Métamorphoses est de traverser l’Histoire et de permettre aux Berbères de prendre les habits de toutes les civilisations, de tous les envahisseurs, de tous les aventuriers, de tous ceux qui ont foulé la terre maghrébine berbère. La symbolique de ce conte d’Apulée est ainsi très importante pour les Berbères du monde entier. Pour ma part, je parle de théâtre-monde. Cette façon de combiner les mots est bien sûr empruntée à Édouard Glissant. Chez ce dernier, il y a toute une approche de la relation à l’autre. Lorsqu’il parle de « chaos-monde », de « tout-monde », pour lui, chaque lieu, chaque contexte est habité par toutes les présences qui, à travers l’histoire, ont travaillé l’imaginaire, la tradition et la culture. Glissant nomme alentour un lieu très chargé de la semence et des traces de tous ceux qui nous ont précédés. Dans Des siècles à Grenade de Gérard Astor, l’histoire de l’Andalousie permet de superposer plusieurs histoires qui s’entremêlent du Maghreb, des Arabes et de l’Occident. J’utilise aussi la métaphore botanique du rhizome que Glissant a lui-même saisi chez Gilles Deleuze. Le rhizome conteste la racine unique qui tue alentour. Chez Glissant, cette métaphore du rhizome emprunte à l’existence d’une racine qui ne tue pas les autres racines et évolue de manière horizontale. Dans cette écriture de la relation, cette façon d’écrire et de vivre avec l’autre sous les dalles de la Grenade, Gérard Astor déterre des méthodes d’irrigation, des traces et des motifs architecturaux arabes et maures. Dans son texte, il y a des fragments d’espagnol, de l’arabe, de l’anglais, de l’hébreu. C’est une attrayante polyphonie. Chez Astor, la table des matières s’appelle composition. Penser la guerre et la paix, le rapport à l’autre, se fait dans la musique.
Quelle est, Gérard Astor, votre conception si particulière de l’art dramatique et du théâtre ?
Gérard Astor Je veux d’abord parler de la responsabilité de celui qui écrit. Yahia Belaskri disait l’importance aujourd’hui de la poésie comme lieu de partage avec l’autre. C’est une décision que l’on prend. Tout le monde n’écrit pas de la poésie avec cet arrière-fond, cette volonté ou cet objectif. L’artiste fait un choix d’intervenir ou pas dans la société. En ce qui concerne le théâtre, contrairement à ce qu’il en est de la poésie aujourd’hui (elle ne l’a pas toujours été, Homère disait ses poèmes en public mais, depuis le XIXe siècle, la poésie a malheureusement rejoint les greniers des poètes), il ne peut pas s’écrire et se donner s’il n’y a pas un public. Lorsque j’écris du théâtre, je sais que sa vocation, c’est d’être joué par des acteurs autres que moi et qu’ils vont présenter ce travail à des spectateurs lors d’une réunion collective. Cela met devant des responsabilités. Dès son origine, le théâtre a été confronté aux problèmes de la société, et donc fondamentalement à la guerre et à la paix. Il y a vingt-cinq siècles, l’un des premiers textes de théâtre qui nous reste, la Prise de Milet, évoque l’envahissement guerrier par les Perses de la colonie athénienne Milet. Les Paravents de Genet est une pièce ancrée dans la guerre d’Algérie. Si on emprisonne le théâtre dans des institutions, dans un public déjà configuré, on le tue. En revanche, si on conçoit le théâtre comme étant l’exercice public d’une citoyenneté qui prend le visage d’une représentation artistique, alors ça change tout. Se pose ainsi un deuxième problème, celui de savoir de quoi on parle et de comment on en parle. Après la première menace de l’isolement du créateur, il apparaît une deuxième menace : le naturalisme ou l’esprit mécaniste. On va aborder les questions de la guerre et de la paix pour qu’il n’y ait plus de guerre et bâtir la paix. On va donc écrire et jouer des pièces de théâtre qui vont montrer l’horreur de la guerre. Ce n’est pas si simple que ça. Lorsque le spectateur sort de la salle de représentation, lui aura-t-on donné l’énergie vitale lui permettant de comprendre le monde et de le transformer vers un monde de paix ? Ce n’est pas évident du tout. Il suffit de regarder le monde qui nous entoure. C’est la raison pour laquelle la métaphore est importante. On ne dit pas au spectateur ce qu’il doit faire. On ne décrit pas des états de guerre ou de paix. En revanche, l’exercice même de l’art et de la littérature ou du théâtre est un exercice de vie contraire à la guerre. Il faut être capable, dans cette vie-là, sous forme théâtrale, d’avoir une énergie suffisante pour proposer aux spectateurs de dégager, eux-mêmes, ce type d’énergie contraire à la guerre et à la mort. De mon point de vue, les spectateurs et les artistes sont devant cette responsabilité.
Oui, mais comment fait-on pour écarter la violence ?
Yahia Belaskri Dans ce débat sur la violence, je voudrais évoquer un texte d’Albert Camus qui s’appelle les Meurtriers délicats et qui a été repris dans les Justes, où l’auteur décrit un seuil dans la violence. Je pense qu’il faut, aujourd’hui, mettre à distance la violence et l’interroger. Il s’agit, avec l’art et le théâtre, de produire du beau pour faire barrage à la violence et à la guerre.
Adel Habbassi On peut aussi citer la Condition humaine d’André Malraux ou encore et surtout son autre texte les Noyers de l’Altenburg, dans lequel est décrit l’usage d’armes chimiques. Devant la souffrance des corps des soldats gazés, les guerriers oublient alors leurs camps respectifs et commencent à s’entraider et à se secourir… La paix ne peut être que le résultat d’un effort ou d’une construction liés à une valeur humaniste. Dans le théâtre de l’histoire comme celui de Gérard Astor, il y a toujours un attrait des corps qui jaillissent vers une sorte d’affrontement et ensuite vers une forme de réconciliation. Dans la force, mais aussi dans une certaine opacité du langage passe ce que j’ai appelé « violence ». Le lecteur ou le spectateur doit donc se hisser à ce niveau pour que l’énergie permette la relation à l’autre. Il y a ambivalence, attirance et répulsion. C’est le désir.
Gérard Astor J’ai envie de parler du spectateur. On pourrait voir les choses de manière courte. Devant cet énorme défi de la guerre et de la paix, on écrit des textes qui condamnent la guerre et font la promotion d’autres rapports humains. Si l’œuvre dit ce qu’il faut faire, cela ne sert strictement à rien. En revanche, le propre d’un théâtre d’intervention citoyenne, c’est d’ouvrir des horizons en montrant qu’il y a différents possibles. Nous sommes, nous-mêmes spectateurs, le choix entre différentes voies possibles. On pourrait concevoir des pièces ou des œuvres artistiques qui ne parlent pas de la guerre et de la paix, mais qui montrent qu’il existe dans un contexte toujours plusieurs possibilités. C’est la question de la polysémie du théâtre. Dans le texte de Camus déjà cité, le crime pouvait avoir lieu, mais il n’a pas eu lieu. On pourrait aussi signaler la pièce de Brecht Celui qui dit oui, celui qui dit non. C’est un peu simpliste. Il part deux fois de la même histoire, mais si c’est oui ou non, ça change du tout au tout. Il faut laisser au spectateur sa liberté. Nous devons cultiver l’art de la métaphore et toujours penser au spectateur, à l’auditeur et au lecteur. Ne rien lui dire, mais lui laisser la possibilité de dire lui-même.
Adel Habbassi L’expression artistique, et le théâtre en particulier, est très bien placée pour déconstruire cette dynamique de la guerre et de la relation à l’autre. La notion de jeu, et de jeu de rôle, est la meilleure façon de mettre dans l’action le comédien ou l’acteur afin de déconstruire les rapports de pouvoir. L’écriture et la lecture sont alors une très bonne manière d’exercer sa liberté.
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