Première parution : Abderahmen Moumen, « Quelles mémoires de la guerre d’Algérie ? », Historiens et géographes (revue de l’Association des Professeurs d’Histoire et de Géographie de l’Enseignement Public), n°º. 440, 2017, p. 29-35
Traiter du concept des mémoires de la guerre d’Algérie, revient de prime abord, à revenir sur la complexité de la guerre d’Algérie, voire des multiples affrontements qui se sont déroulés entre les différents acteurs de 1954 à 1962. Cette guerre protéiforme, son déni initial après l’indépendance et les malaises engendrées au sein de la société française, conjugués à la présence en France de l’ensemble des acteurs de la guerre d’Algérie, et par extension d’autant de porteurs de mémoire, constituent d’emblée des clefs de compréhension des enjeux mémoriels après 1962.
1- La guerre d’Algérie, une guerre complexe
Nommer la guerre en France et en Algérie
La guerre d’Algérie est une guerre multiforme. Elle est tout d’abord à insérer dans le mouvement de la décolonisation entraînant les possessions coloniales à s’émanciper progressivement de l’État français. La guerre d’Algérie est ainsi une guerre de décolonisation survenant après la guerre d’Indochine (1946-1954), et pendant les combats au Maroc et en Tunisie (1952-1956)1. La guerre d’Algérie est aussi à contextualiser dans la période dite de guerre froide et d’émergence du mouvement des non-alignés, dans le sillage de la conférence de Bandung d’avril 1955. Néanmoins, du fait du statut particulier de l’Algérie, rattachée juridiquement et administrativement à la France, la guerre d’Algérie est aussi perçue, par certains, et surtout par ceux qui ne souhaitaient pas l’indépendance, comme une guerre de sécession.
L’Algérie est partagée en départements et ce depuis 1848, et la grande majorité des habitants de l’Algérie sont de nationalité française2. Dans son discours à l’Assemblée nationale du 12 novembre 1954, Pierre Mendès-France, alors président du Conseil, clame qu’il « n’y a pas de sécession concevable ». En 1958, le Général de Gaulle déclare, en Algérie, que la France va de Dunkerque à Tamanrasset. Les contemporains utilisent le terme « événements »3. Et officiellement, appelés et engagés effectuaient des « opération de maintien de l’ordre » face à des « rebelles », « terroristes » ou « hors-la-loi » (HLL). Cette absence officielle du mot « guerre »4 explique l’usage après l’indépendance de la notion de « guerre sans nom »5. Il faudra finalement attendre 1999, et le vote d’une loi par l’Assemblée nationale, pour que l’expression « opérations de maintien de l’ordre » soit remplacée par « guerre d’Algérie ».
Du point de vue des nationalistes algériens, il s’agit d’une guerre de libération nationale (El harb al-tahrir al watani), opposant un mouvement de résistance et de libération, soutenu par l’ensemble du peuple algérien, à une force d’occupation. Dans les discours du Front de libération nationale (FLN), ainsi que dans ceux du Mouvement national algérien (MNA), et parmi l’ensemble des militants et combattants de ces deux mouvements nationalistes, le terme de Révolution (thawra) est aussi amplement utilisé jusqu’à aujourd’hui. Une révolution armée à laquelle doit ensuite succéder une révolution pour la transformation de la société algérienne vers le progrès. Certains historiens français arguent que « guerre d’indépendance algérienne » est l’expression la plus adéquate permettant finalement d’aller au delà du marqueur territorial où se déroule principalement le conflit (guerre d’Algérie), mais de désigner finalement l’enjeu de cette guerre où s’affrontent les partisans de l’indépendance aux adversaires de l’indépendance6.
Une guerre ou des guerres d’Algérie ?
La guerre d’Algérie ne fut pas seulement un conflit opposant l’Armée française à l’Armée de libération nationale (ALN), même s’il s’agit du conflit principal par le nombre de combattants engagés et de tués des deux bords. En marge, et avec la multiplication des acteurs, se déroulent d’autres guerres d’Algérie, conduisant à cette complexité des mémoires de la guerre d’Algérie après l’indépendance. Par certains de ses aspects, se déroule une double guerre civile : une guerre civile franco-française et une algéro-algérienne.
Cette guerre civile franco-française s’illustre tout d’abord par les tensions qui clivent la société française autour de cette guerre d’Algérie, ainsi que le fossé qui se creuse entre les politiques français et l’Armée française, ainsi qu’entre la métropole et les « Européens d’Algérie » (« journée des tomates » en 1956, manifestations d’Alger dites de « fraternisation » en mai 1958, « mouvement des barricades » en janvier 1960). En avril 1961, des généraux français en Algérie s’oppose, par un tentative de putsch, à la politique algérienne d’autodétermination du général de Gaulle. Si celui-ci échoue par l’arrestation ou le passage à la clandestinité du « quarteron de généraux à la retraite », il symbolise le paroxysme de cette tension Armée française / État français. En 1961-1962, la politique d’autodétermination du général de Gaulle s’imposant progressivement, s’affrontent les combattants de l’Organisation armée secrète (OAS) aux forces de police et aux forces armées françaises d’une part, et aux combattants et militants du FLN/ALN d’autre part, dans une période violente marquée par le terrorisme. Du côté algérien, la situation est peut-être encore plus complexe.
La société algérienne est fortement divisée entre ceux soutenant et combattant au sein des mouvements nationalistes (FLN et MNA) et ceux s’étant rallié à l’État français (fonctionnaires, élus politiques) et l’armée française (engagés, appelés, supplétifs). Dans le camp des nationalistes, des combats opposent aussi les combattants et militants du FLN à ceux ayant pris fait et cause pour le MNA, une guerre qui se déroule à la fois sur le territoire algérien, qu’en métropole et ce, bien au-delà de l’indépendance dans certaines régions comme le Nord-Pas-de-Calais.
De la multiplicité des acteurs à la polyphonie des mémoires
Après la guerre, la France retrouve sur son territoire national l’ensemble des acteurs de cette guerre, porteurs d’autant de mémoires différentes, de visions différentes de ce conflit. C’est en premier lieu, par leur nombre, la mémoire des anciens combattants7 : appelés, rappelés et engagés ; et celle de ceux que l’on désigne par la qualité de « rapatriés d’Algérie » ou l’expression de pieds-noirs8. Ces deux groupes s’organisent d’ailleurs en associations pendant la guerre d’Algérie : la Fédération nationale des anciens d’Algérie (FNAA) est créée en 1958, et prend le nom de Fédération nationale des anciens combattants d’Algérie, Maroc, Tunisie en 1963. En 1956, l’Association nationale des Français d’Afrique du Nord, d’outre-mer et leurs amis (ANFANOMA) est créée9. Les harkis constituent aussi un groupe social, qui se forme en France après l’indépendance, et portant aussi une mémoire de cette guerre d’Algérie10.
D’autres porteurs de mémoire sont aussi présents après l’indépendance en France : les militants anticolonialistes dont certains, soutiens du FLN, ont été affublés du terme de « porteurs de valises », des militants et combattants du FLN et du MNA, présents au sein de l’immigration algérienne et qui sont restés ou qui se sont installés après l’indépendance en France11, et des militants de l’OAS12 ou des familles des victimes de cette organisation13. Il faut d’emblée préciser qu’il ne s’agit pas d’une mémoire homogène au sein de chacun de ces groupes. Il y a autant de mémoires différentes que d’acteurs ou témoins de cette guerre. Les expériences de la guerre sont diverses au sein du monde des anciens combattants (selon les zones d’affectation en zone de combat ou non, confronté au terrorisme urbain ou non, selon la période concernée…), pour les rapatriés d’Algérie (en fonction du lieu de résidence, de la situation sociale en Algérie, du contexte du départ en France…) comme pour les harkis (selon la région, les conditions d’engagement ou d’enrôlement dans l’armée française, ou d’arrivée en France…).
En Algérie, la mémoire officielle de la « Révolution » s’est confondue avec celle des anciens combattants (moudjahidin) et des familles de martyrs (chouhada). Plusieurs associations sont d’ailleurs créées après l’indépendance pour protéger les intérêts et la mémoire des concernés. A partir des années 1990, avec la parenthèse démocratique (1988-1991), et surtout des années 1990, émergent la mémoire des messalistes, combattants et militants du MNA, avec la réhabilitation de la figure de Messali Hadj, ainsi que celle des Européens d’Algérie qui ont milité ou combattu avec le FLN/ALN. Néanmoins, d’autres mémoires restent absentes -ou difficilement visibles – du paysage mémoriel algérien : les pieds-noirs et juifs d’Algérie restés en Algérie (autres que ceux ayant soutenu le FLN) et surtout, par leur nombre, les Algériens qui ont été élus ou fonctionnaires de l’État français durant la guerre, ainsi que ceux qui ont été dans l’armée française comme engagés, appelés ou supplétifs14.
2- L’oubli, le déni et l’entre-soi
Après l’indépendance de l’Algérie, reconnue officiellement par l’État français le 3 juillet 1962, les pouvoirs publics français s’orientent vers une volonté d’oubli de ces « opérations de maintien de l’ordre ». La période de la décolonisation laisse la place à une période d’affirmation de la France comme puissance nucléaire et moteur de la construction européenne. Plusieurs lois d’amnistie suivent ainsi les accords d’Évian signés le 18 mars 196215, et cela, quel que soit l’orientation politique des présidents de la Ve République : en 1964, en 1966, en 1982 jusqu’à l’article 13 de la loi du 23 février 2005. À la différence de la Première Guerre et de la Seconde Guerre mondiale, aucune date n’est l’objet de commémorations officielles en souvenir des morts pour la France.
Les anciens combattants affiliés à la FNACA organise pourtant dès le 19 mars 1963 les premières commémorations en souvenir des « camarades tombés en Algérie, Maroc et Tunisie ». Ces cérémonies cristallisent dès les années 1960 les tensions mémorielles. Pour ses partisans, cette journée représente la « quille » ou le retour au foyer, et par extension la fin de la guerre pour tous les combattants. Mais pour ses opposants, cette date représente une défaite pour les militaires essentiellement engagés, et le début de l’exode des pieds-noirs et des violences contre les harkis.
L’État, dès la fin de la guerre d’Algérie, est confronté aux revendications des porte-parole des différents groupes sociaux liés à la guerre d’Algérie. En 1968, le titre de reconnaissance de la Nation (TRN) est attribué à ceux qui ont combattu en Algérie, suivi en 1974 de la carte d’anciens combattants. Pour les rapatriés d’Algérie, la problématique est la réinstallation de plus d’un demi-million d’hommes, de femmes et d’enfants. Les doléances de leurs associations portent essentiellement sur l’amnistie, les indemnisations et la question des disparus. Pour les associations de harkis, c’est essentiellement la question du reclassement (emploi et logement) qui se posent, ainsi que, sur la longue durée, celle de la tutelle sociale imposée dans les camps : « cités d’accueil » et hameaux de forestage.
Enfin, les tensions mémorielles se poursuivent avec la présence d’une immigration algérienne plus importante après l’indépendance16. Les immigrés algériens deviennent la cible privilégiée de discours qui remobilisent les mémoires de la guerre d’Algérie et alimentent un racisme spécifique comme à Marseille en 1973 avec l’assassinat d’une douzaine d’Algériens. L’illusion d’un « retour au bled » se dissipant pour la majorité d’entre eux et l’émergence de la « deuxième génération » contribuent aux mobilisations de l’immigration algérienne et aux « luttes pour l’égalité » de la fin des années 1970 et du début des années 198017.
Des années 1960 aux années 1980, la plupart des acteurs de la guerre d’Algérie se claustrent dans le silence. Plus précisément, il s’agit plutôt d’une période de l’entre-soi où anciens combattants de l’armée française, pieds-noirs, anciens harkis et membres du FLN/ALN ou du MNA en France parlent de leur guerre d’Algérie, mais entre eux, dans un entre-soi protecteur. Certains espaces ne sont cependant pas rétifs à l’évocation de la guerre d’Algérie.
Chaque année et ce dès la fin des années 1960, des œuvres filmiques traitent, en sujet principal ou en fond, le conflit à l’instar de Élise ou la vraie vie (1967) de Michel Drach, Avoir vingt ans dans les Aurès (1972) de René Vautier, RAS (1973) d’Yves Boisset ou Le coup de sirocco (1979) d’Alexandre Arcady. Des chansons évoquent aussi la guerre d’Algérie de Adieu mon pays (1962) d’Enrico Macias à Fleur d’oranger (1972) d’Hugues Aufray. L’Éducation nationale aborde la guerre d’Algérie, et ce dès les années 1970, dans les filières professionnelles. Et en 1983, la guerre d’Algérie est introduite dans les programmes de l’enseignement secondaire, alors que cette dernière n’est toujours pas reconnue officiellement.
3- Résurgences des mémoires de la guerre d’Algérie dans l’espace public
Un contexte politique et médiatique favorable
A partir des années 1990, les mémoires de la guerre d’Algérie franchissent une nouvelle étape dans l’espace public, résurgences mémorielles, considérées comme des « accélérations des mémoires » selon Benjamin Stora18, ou qualifiée, par Raphaëlle de Branche, de « prurits mémoriels »19. La guerre d’Algérie fait partie, avec la Seconde Guerre mondiale, des deux traumatismes de la société française au XXème siècle. Ainsi, et comme pour les mémoires de la Seconde Guerre mondiale, une génération voire deux a été nécessaire avant la reprise de parole massive à partir des années 1990, un temps nécessaire pour un travail de deuil de ce « passé qui ne passe pas » pour reprendre la formule d’Eric Conan et Henri Rousso20. Il y a eu ensuite le décès de certains protagonistes politiques directs de cette guerre (général de Gaulle, Georges Pompidou, François Mitterrand entre autres) et l’arrivée d’une nouvelle génération d’acteurs politiques de premier plan marqués par la guerre d’Algérie : Jacques Chirac et Jean-Pierre Chevènement ont fait partie de cette « génération des djebels » en effectuant leur service militaire en Algérie, Lionel Jospin a milité dans les mouvements anticolonialistes, Michel Rocard est l’auteur d’un rapport sur les camps de regroupement en Algérie durant la guerre21.
La guerre civile algérienne des années 1990 réactive aussi les mémoires de la guerre d’Algérie avec l’utilisation de termes qui font écho à la guerre d’indépendance algérienne en ravivant son souvenir. Médias et politiques parlent de nouveau de torture, de terrorisme, d’attentats, d’opérations, d’embuscades, de disparus, de patriotes, de harkis… Dans ce contexte, la guerre d’Algérie devient aussi un objet médiatique traité plus régulièrement par les journaux, revues et documentaires.
Il y a enfin deux moments forts de ces résurgences mémorielles dans l’espace médiatique : le procès Maurice Papon en 1998, durant lequel les associations et médias évoquent son rôle dans la répression des manifestants boycottant le couvre-feu imposé aux Algériens de la région parisienne le 17 octobre 1961 ; et ensuite, en 2000, le débat sur la torture durant la guerre d’Algérie avec les témoignages publiés dans Le Monde, les prises de position d’acteurs de premier plan durant « la bataille d’Alger » comme le général Massu, favorable à une condamnation par la France de ces pratiques, et le général Bigeard minimisant son emploi et l’évoquant comme « un mal nécessaire », les polémiques autour des déclarations d’Aussaresses22 et la soutenance et la publication de la thèse de Raphaëlle Branche sur ce sujet23.
Des revendications matérielles aux exigences de reconnaissance
Après la période des revendications matérielles par les différents porteurs de mémoire organisés en associations (anciens combattants, rapatriés d’Algérie, anciens harkis), les mémoires de la guerre se déploient désormais dans l’espace public français sous forme de demandes de reconnaissance adressées à l’État. Il s’agit d’obtenir une reconnaissance des souffrances vécues et/ou des sacrifices consentis. Usant de démonstration médiatique ou de pressions plus discrètes, chacun tente de faire entendre sa version de l’histoire avec plus ou moins de succès. La FNACA milite pour la reconnaissance du 19 mars comme journée officielle du souvenir. Les associations de rapatriés d’Algérie souhaitent aussi la reconnaissance des drames subis, tels le 26 mars 196224 (répression par l’Armée française de la manifestation à l’appel de l’OAS à Alger) et le 5 juillet 196225 (massacres et enlèvements massifs à Oran de Français d’Algérie).
C’est aussi l’apparition d’une contre-mémoire souhaitant présenter la période coloniale, au-delà des rapports de violence et de domination, comme un espace de rencontres voire, pour certains, justifiant la colonisation comme une œuvre civilisationnelle. Les associations de harkis militent quant à elles pour la reconnaissance de « l’abandon, des massacres et de la relégation dans les camps ». Enfin, il faut attendre 1990 pour que l’association Au nom de la mémoire se crée et porte dans l’espace public la reconnaissance de la répression policière de la manifestation du 17 octobre 1961. Ces revendications s’expriment aussi par le biais de marqueurs territoriaux, expression de cette surenchère dans l’édification de « lieux de mémoire ». Mémoriaux, plaques et stèles sont inaugurées sur l’ensemble du territoire. Des mémoriaux départementaux sont l’objet de cérémonies en souvenir des Morts pour la France en Algérie26, plus de 5 000 communes, souvent à l’initiative de la FNACA, possèdent une « rue du 19 mars 1962 »27, les camps et hameaux forestiers, pour les familles d’anciens harkis, sont dotés de plaques ou de stèles du souvenir28.
Les associations de rapatriés d’Algérie inaugurent aussi des plaques et stèles en souvenir des Français d’Algérie morts pour la France et « laissés outre-mer » ou organisent des pèlerinages de mémoire à Notre-Dame de Santa-Cruz (Nîmes) ou au Mémorial de Notre-Dame d’Afrique (Théoule-sur-Mer). Des plaques sont posées en hommage aux victimes du 17 octobre 1961 dans la région parisienne, et une place du 8 février 1962 est inaugurée, en 2007, en souvenir de la répression « de la manifestation contre la guerre d’Algérie où neuf manifestants trouvèrent la mort au métro Charonne ».
La multiplication des gestes de reconnaissance par l’État
A partir de la fin des années 1990, l’État multiplie aussi les gestes de reconnaissance envers les groupes de mémoire. La reconnaissance de la guerre elle-même est acquise en 1999 par une loi parlementaire29. Le 25 septembre 2001 est instituée la journée nationale d’hommage aux harkis, pérennisée par décret en 2003. Le 5 décembre 2002, le président de la République, Jacques Chirac, inaugure au Quai Branly, à Paris, le Mémorial national de la guerre d’Algérie et des combats du Maroc et de la Tunisie30. En 2003, le 5 décembre devient la journée nationale d’hommage aux « Morts pour la France » pendant la guerre d’Algérie et les combats du Maroc et de Tunisie31. Le 19 mars est reconnue comme journée nationale du souvenir et de recueillement à la mémoire des victimes civiles et militaires de la guerre d’Algérie, et des combats au Maroc et en Tunisie en décembre 201232, sans pour autant remplacer celle du 5 décembre. Par communiqué du 17 octobre 2012, François Hollande reconnaît la « sanglante répression » du 17 octobre 1961, et le 25 septembre 2016, dans un discours aux Invalides, il reconnaît « la responsabilité des gouvernants français dans l’abandon des harkis, les massacres de ceux restés en Algérie, et les conditions d’accueil inhumaines de ceux transférés en France ». L’État contribue aussi à une écriture plus partagée de l’histoire de la guerre d’Algérie puisqu’en 2008 la majorité des archives de la période est devenue accessible33.
Entre apaisement et tensions mémorielles
Des rapprochements entre la France et l’Algérie, sur les sujets et/ou contentieux concernant la période coloniale et la guerre d’Algérie, n’ont pas été rares en ce début de XXIe siècle. Lors du voyage de Jacques Chirac en Algérie en 2003, la perspective d’un traité d’amitié entre les deux pays était envisagée. Le 20 décembre 2012, le président François Hollande reconnaît devant les parlementaires algériens « les souffrances que la colonisation a infligées au peuple algérien », réchauffant les relations diplomatiques, alors ternes sous la présidence de Nicolas Sarkozy. En avril 2015, M. Todeschini, secrétaire d’État aux Anciens combattants, dépose une gerbe à Sétif au monument aux morts des victimes de la répression de mai 1945. Il rend hommage dans son discours, et au « nom de la mémoire partagée entre les deux pays », aux « victimes algériennes et européennes ». Et pour la première fois depuis l’indépendance de l’Algérie, un ministre des moudjahidin, M. Tayeb Zitouni, effectue une visite officielle en France, en janvier 2016, avec entre autre une visite au cimetière de Douaumont.
Ces gestes symboliques de reconnaissance conduisant à une approche sereine de la question coloniale et de la guerre d’Algérie sont néanmoins interrompus par des tensions mémorielles récurrentes au sein de la société française, et entre la France et l’Algérie. L’idée d’un traité d’amitié est subitement enterrée suite aux polémiques entourant le vote de la loi du 23 février 2005, et surtout son article 4 stipulant que « les programmes scolaires reconnaissent en particulier le rôle positif de la présence française outre-mer, notamment en Afrique du Nord ». Cette mention est finalement supprimée en février 2006, sur demande du président Jacques Chirac précisant que « ce n’est pas à la loi d’écrire l’histoire »34. Et depuis lors, l’exigence d’une « repentance » est régulièrement exigée par les autorités algériennes avant toute relation sereine35.
Manifestations et contre-manifestations ponctuent aussi ce début de siècle lors des inaugurations de stèles en l’honneur des membres des commandos OAS ou de l’organisateur de l’attentat du Petit-Clamart, comme à Marignane (2003) ou à Béziers (2009), ou lors de l’inauguration du mur des disparus à Perpignan (2007). En 2010, le film Hors-la-loi de Rachid Bouchareb suscite l’émoi au sein des associations de rapatriés sur le traitement de la question des massacres de la région de Sétif, Guelma et Kherrata. Le 14 mars 2015, le maire de Béziers, Robert Ménard, débaptise la « rue du 19 mars » et la remplace par la « rue Hélie Denoix de Saint Marc », officier putschiste en avril 1961, entraînant l’organisation d’une manifestation d’opposants. La classe politique et les associations d’anciens combattants et de rapatriés se divisent encore tout récemment sur cette « question algérienne ». En 2016, la présence de François Hollande à la cérémonie d’hommage aux victimes de la guerre d’Algérie le 19 mars démontre, s’il en était encore besoin, qu’une date de commémoration nationale n’est toujours pas consensuelle. Enfin, les déclarations, à une chaîne de la télévision algérienne, du candidat à l’élection présidentielle Emmanuel Macron, le 14 février 2017, qualifiant la colonisation de crime contre l’humanité, ainsi que les réactions hostiles à son encontre qui s’ensuivent36, contribuent à confirmer cette politisation des mémoires de la guerre d’Algérie, surtout à l’approche d’échéances électorales37.
Conclusion. Quelle pertinence du concept de « guerre des mémoires » ?
La notion de « guerre des mémoires » est souvent avancée pour désigner ces tensions mémorielles, souvent politisées et (sur)médiatisées. Cette « guerre des mémoires » est cependant à nuancer fortement. Il est important de saisir qu’il y a d’abord une hétérogénéité des rapports au passé colonial et à la guerre d’Algérie, dont l’indifférence et le désintérêt. Il est aussi primordial, surtout en milieu scolaire, de mettre en garde contre l’assignation identitaire de supposés « (petit-)fils de » ou « (petite-)fille de ». De la même manière que l’on n’est pas pied-noir de père en fils, on ne naît pas non plus harki. De nombreux événements autour de la guerre d’Algérie n’ont donné lieu à aucune polémique. En 2012, lors du cinquantième anniversaire de la fin de la guerre d’Algérie et de l’indépendance de l’Algérie, des milliers d’initiatives scientifiques, culturelles ou artistiques n’ont été l’objet d’aucune tension, bien au contraire38.
Il est aussi intéressant de ne pas négliger ces autres rapports à la guerre d’Algérie, au-dessus des querelles mémorielles. Des pieds-noirs, rapatriés avant ou après l’indépendance, ont de tout temps, et ce depuis l’indépendance, effectué des voyages en Algérie afin de retrouver la maison familiale, l’école de leur enfance, le cimetière où reposent leurs aïeuls. Le « tourisme de mémoire » organisé par des associations françaises ou des agences de voyage algériennes accueillent ainsi pour des circuits des groupes de pieds-noirs. Des anciens combattants de l’armée française se rendent seul ou en groupe en Algérie, et rencontrent parfois des anciens combattants de l’ALN. Des anciens harkis, parfois franco-algériens, retournent en Algérie retrouver leur famille et leur village39. Ces trajectoires, souvent discrètes mais nombreuses, déconstruisent le concept de « guerres des mémoires ».
L’enjeu est aujourd’hui de trois ordres : de dépolitiser la mémoire de la guerre d’Algérie, comme le préconise l’historienne Sylvie Thénault40, de poursuivre le travail de recherche et d’écriture de l’histoire de la guerre d’indépendance algérienne que l’ouverture des archives a fortement facilité, et enfin d’accentuer le travail de transmission scolaire opéré depuis 1983, et accentué en 2012 avec le choix proposé aux enseignants de Terminale de traiter « L’historien et les mémoires de la guerre d’Algérie ».
Notes
1Je renvoie aux ouvrages de synthèse historique suivants : Guy Pervillé, Cécile Marin, Atlas de la guerre d’Algérie, de la conquête à l’indépendance, Autrement, 2011 ; Sylvie Thénault, Algérie : des « événements » à la guerre. Idées reçues sur la guerre d’Indépendance algérienne, Le Cavalier bleu, 2012.
2Depuis le senatus-consulte du 14 juillet 1865, « l’indigène musulman est de nationalité française », sans être pour autant citoyen. En 1958, les Algériens deviennent des citoyens français de statut de droit local. Pour plus de détail, Laure Blévis, « L’invention de l’indigène, Français non citoyen », in Abderrahmane Bouchene, Jean-Pierre Peyroulou, Ouanassa Siari-Tengour, Histoire de l’Algérie à la période coloniale (1830-1962), La Découverte, 2012, pp.212-218.
3Il n’est pas rare plusieurs décennies après la guerre, qu’anciens combattants de l’armée française ou pieds-noirs utilisent encore l’expression « événements » par habitude ou s’opposant à l’utilisation du mot « guerre ».
4Néanmoins, entre 1954 et 1962, la presse et d’autres acteurs de la guerre d’Algérie emploient les termes « événements » tout comme « guerre ».
5Bertrand Tavernier donne ce nom à son documentaire, sorti en 1992.
6Sylvie Thénault, Histoire de la guerre d’indépendance algérienne, Paris, Flammarion, 2005.
7Environ 1.750.000 hommes combattent en AFN (Algérie, Maroc, Tunisie), dont près de 1.400.000 pour l’Algérie. Parmi ces derniers, près de 1.100.000 sont des appelés. Jean-Charles Jauffret, La guerre d’Algérie, les combattants français et leurs mémoires, Odile Jacob, 2016.
8Près de 650.000 rapatriés d’Algérie quittent l’Algérie durant l’année 1962, près d’un million si l’on rajoutent ceux venus entre 1955 et 1961, et ceux installés en France après 1963. Sont aussi comptabiliser les juifs d’Algérie que d’aucuns associent ou dissocient du groupe social « pied-noir ». Jean-Jacques Jordi, Les Pieds-Noirs, Le Cavalier Bleu, 2009.
9L’ANFANOMA est d’abord créée par des rapatriés du Maroc et de Tunisie avant d’être composée majoritairement par ceux en provenance d’Algérie.
10Ceux que l’on distinguent par le terme générique de « harkis » ne sont en réalité qu’une composante de ces Algériens qui quittent l’Algérie après l’indépendance pour éviter massacres, représailles, emprisonnements ou marginalisation sociale. Les « harkis » désignent seulement les supplétifs de l’armée française aux appellations pourtant diverses : Groupes mobiles de police rurale (GMPR) devenus groupes mobiles de sécurité (GMS), moghaznis/mokhaznis, assès, groupes d’autodéfense et les harkis stricto-sensu. D’autres Algériens (appelés, engagés, fonctionnaires, élus…), que l’on pourrait englober par le terme de « Français musulmans rapatriés » portent aussi en France une mémoire de la guerre d’Algérie. On peut estimer à environ 150.000 le nom de ces réfugiés/rapatriés algériens. Fatima Besnaci-Lancou, Abderahmen Moumen, Les harkis, Le Cavalier Bleu, 2008.
11Après l’indépendance, de nombreux militants et combattants nationalistes se sont réfugiés en France pour des raisons politiques, car devenus opposants aux différents régimes en place : partisans du MNA en opposition au FLN, partisans du Parti de la révolution socialiste (PRA de Mohamed Boudiaf) et du Front des forces socialistes (FFS de Hocine Aït Ahmed) contre le FLN de Ahmed Ben Bella, puis les partisans de ce dernier contre Houari Boumédiène après le coup d’État de juin 1965. Benjamin Stora, Linda Amiri (dir.), Algériens en France. 1954-1962 : la guerre, l’exil, la vie, Paris, Autrement, 2012.
12L’association pour la défense des intérêts moraux et matériels des anciens détenus de l’Algérie française (ADIMAD) est créée en 1967. Sur l’OAS, je renvoie à Olivier Dard, Voyage au cœur de l’OAS, Paris, Perrin, 2011.
13L’association nationale pour la protection de la mémoire des victimes de l’OAS (APROMEVO) et l’association « Les amis de Max Marchand, de Mouloud Feraoun et de leurs compagnons » en sont les exemples les plus notoires.
14Abderahmen Moumen, « Le devenir des harkis en Algérie et en France (1962-1965). Approche comparative pour l’écriture d’une histoire franco- algérienne », in Amar Mohand-Amer, Belkacem Benzenine (dir.), Le Maghreb et l’indépendance de l’Algérie, CRASC-IRMC-Karthala, 2012.
15Ces accords mentionnent des dispositions générales garantissant l’amnistie et la protection contre toute discrimination en raison des actes commis à l’occasion de la guerre d’Algérie avant le cessez-le-feu.
16 Moins de 200000 avant 1954, ils sont près de 350000 en 1962, et près de 850000 en 1982.
17« 1983. La marche pour l’égalité et contre le racisme », in revue Migrance, 2013.
18Benjamin Stora, « Guerre d’Algérie : 1999-2003, les accélérations de la mémoire », in Hommes et Migrations, n°1244, juillet-août 2003, pp. 83-95.
19Raphaëlle Branche, La guerre d’Algérie une histoire apaisée ? Paris, Seuil, 2005.
20Eric Conan, Henri Rousso, Vichy, un passé qui ne passe pas, Paris, Fayard, 1994.
21Michel Rocard, Rapports sur les camps de regroupement, Paris, Fayard/Mille et une nuits, 2003.
22Il est à souligner qu’à la suite de la publication de l’ouvrage de Paul Aussaresses et les polémiques qui ont suivi, les maisons d’édition ont été submergées de demandes de publications de la part d’anciens combattants de l’armée française souhaitant témoigner de leur expérience de la guerre.
23Raphaëlle Branche, La torture et l’armée pendant la guerre d’Algérie (1954-1962), Paris, Gallimard, 2001.
24L’association des familles des victimes du 26 mars 1962 et leurs alliés a d’ailleurs été créée pour défendre la mémoire des victimes.
25Sur ce sujet, je renvoie aux ouvrages de Jean-Jacques Jordi, Un silence d’État. Les disparus civils européens de la guerre d’Algérie. Paris, Éditions SOTECA, octobre 2011, et Guy Pervillé, Oran, 5 juillet 1962. Leçon d’histoire sur un massacre, Paris, Éditions Vendémiaire, 2014.
26Des inaugurations de mémoriaux départementaux en hommage aux « Morts pour la France » en AFN se poursuivent, avec l’exemple de celui de Rouen en février 2018.
27Pour certaines sans aucune mention, pour d’autres précisant « Cessez-le-feu en Algérie », tandis que d’autres mentionnent « Fin de la guerre d’Algérie ».
28Entre 2014 et 2017, dans le cadre du plan gouvernemental dit « plan harkis », la majorité des 69 communes qui ont accueilli des hameaux de forestage pour les familles d’anciens harkis inaugurent une stèle indiquant « La République française, en hommage au parcours et à l’oeuvre accomplis dans les hameaux de forestage par les harkis, anciens membres des forces supplétives, et aux familles qui y ont vécu ».
29Loi n°99-882 du 18 octobre 1999.
30 Le Mémorial est constitué de trois colonnes sur lesquelles défilent, par afficheurs électroniques, la liste des noms de soldats français et des supplétifs morts pour la France.
31 Décret n° 2003-925 du 26 septembre 2003.
32 Loi n°2012-1361 du 6 décembre 2012.
33 La loi n° 2008-696 du 15 juillet 2008 réduisant les délais de communicabilité des archives.
34Allocution du président de la République, Jacques Chirac, à l’occasion de ses vœux à la presse le 4 janvier 2006.
35Le 1er novembre 2017, le ministre des moudjahidin, Tayeb Zitouni, à l’occasion des cérémonies du déclenchement de la « Révolution algérienne », demande à la France « de reconnaître ses crimes perpétrés durant la colonisation ».
36Quelques jours après, dans une vidéo et un meeting à Toulon, Emmanuel Macron exprime ses regrets d’avoir blessé par ses propos. En utilisant une formule loin d’être anodine « Je vous ai compris », il lance un appel, en direction des rapatriés, des harkis et des anciens soldats, à la réconciliation des mémoires.
37Les mémoires de la guerre d’Algérie ont toujours été convoquées à chaque élection présidentielle sous la Ve République, et, de manière plus ou moins intense, durant les élections locales pour certaines régions ou départements.
38Néanmoins, l’attention médiatique s’est focalisée sur le colloque organisé à Nîmes sur la Fédération de France du FLN, perturbé par une manifestation de rapatriés d’Algérie, soutenue par des élus UMP et Nouveau centre.
39Sans minimiser le fait que des pieds-noirs ou anciens harkis, pour des raisons diverses, ne souhaitent pas retourner en Algérie, ou que, pour ces derniers, certains soient encore l’objet d’interdiction ou de refoulement.
40« Il faut dépolitiser la mémoire de la guerre d’Algérie », in La Croix, 24 septembre 2017.
Posted le 13 septembre 2018 par in Bilan et perspectives, Focus, Histoire, Méditerranées,
https://tempspresents.com/2018/09/13/quelles-memoires-de-la-guerre-dalgerie/
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