Ben M’Hidi
Yacef Saâdi
Chronique livresque. Saâdi* qui donne l’impression de scruter l’âme de Ben M’Hidi fut étonné par sa mine sombre alors qu’habituellement il avait la sérénité d’un Soufi. Il voulut connaitre les raisons de ce changement. Ben M’Hidi lui apprit qu’après plusieurs heures d’échanges et de débats, le CCE avait pris la décision de déclencher une grève politique de huit jours dès l’ouverture de la session de l’ONU :
« Je ne te cache pas, me dit-il, ma propre part de responsabilité dans cette décision. Abane Ramdane, auquel revient en toute légitimité la paternité de l’initiative, a dû recourir à un véritable plaidoyer pour nous convaincre du bénéfice qu’il y a à en tirer si l’opération est suivie sur une grande échelle. Subsidiairement, je t’apprends que Dahlab et Ben Khedda se sont rangés à ses côtés. En revanche, Krim Belkacem n’était pas chaud sur la durée du débrayage ».
Ben M’Hidi : « On se disputera les honneurs, ce sera la lutte acharnée pour le pouvoir… »
À la suite du long exposé de Ben M’Hidi sur la nécessité de la grève et ses répercussions politiques au niveau mondial, Yacef Saâdi posera deux questions. La première concerne la date de la grève, la seconde sur les modalités d’action « pour éviter de laisser des plumes ». Ben M’Hidi répondra que la grève sera lancée en fonction de la date du débat onusien sur la « question algérienne ». Quant aux modalités, il précisera que le CCE n’avait pas encore tranché. Saâdi soulignera qu’il était séduit par la position de Krim. Mais n’étant pas membre du CCE, comme il l’écrira, il n’avait pas voix au chapitre. Comme Ben M’Hidi, surnommé Hakim voulait avoir son avis, il le donna volontiers :
« Vois-tu Hakim, dis-je, nous commettrions une terrible erreur à prolonger la durée de la grève au-delà de trois jours. En optant pour une grève active, au cours de laquelle les attentats ne s’arrêteront pas, peut être parviendrons-nous à rendre moins vulnérable notre organisation et à lui épargner quelque redoutable retour de flamme. Or, j’ai l’impression que les jeux sont faits ».
La réponse de Ben M’Hidi ou plutôt celle que nous donne de mémoire Yacef Saâdi parait décalée dès lors qu’elle ne répond pas aux préoccupations et questionnements du narrateur. Nous la citons in-extenso pour que le lecteur puisse juger de lui-même :
« Il est vrai, dit-il, qu’il n’est pas question de faire marche arrière. La guérilla, tu ne l’ignores pas, ne sert que pour commencer. Ensuite en principe, c’est l’ensemble du peuple qui doit remuer. Aujourd’hui nous sommes dans une impasse alors que l’issue du conflit semble encore lointaine. Il devient dès lors impérieux de saisir cette opportunité pour démontrer, autant que faire se peut, la légitimité de notre lutte. Lorsqu’une bataille politique est engagée nous devons la remporter ».
Yacef nous laisse sur notre faim : quelle est la position de Ben M’Hidi par rapport à la durée de la grève : est-il pour huit jours comme le préconise Abane suivi de Benkhedda et Dahlab ou bien pour trois jours comme Krim et Yacef lui-même ?
Le premier jour la grève fut massivement suivie. Dans la maison des Haffaf, au cœur de la Casbah, Yacef, Si Mourad (Debbih Cherif) et Ali la Pointe écoutent Ben M’Hidi faire le point sur la situation : « Commencer une révolution est certes très difficile. Mais la poursuivre l’est encore davantage. Ceci n’est rien comparé à ce qui attend les survivants. C’est en effet lorsque nous aurons vaincu que les difficultés s’amplifieront car, sous divers prétextes, naitront des inimités. Le côté factice de prééminence des uns sur les autres sera privilégié au détriment de la valeur essentielle des hommes. On se disputera les honneurs. Ce sera la lutte acharnée pour le pouvoir. Nous sommes en pleine guerre et certains y pensent déjà ».
Terrible prophétie de Ben M’Hidi le pur qui a vu, comme dans une boule de cristal, l’avenir de l’Algérie indépendante et ses luttes de pouvoir. Mais Ben M’Hidi a-t-il réellement prononcé ces paroles prophétiques que cite aussi Bigeard dans ses mémoires et même Ferhat Abbes ? Difficile de le savoir. Pourquoi aurait-il eu ces mots alors qu’il n’y avait pas alors des divergences entre les chefs de l’intérieur et de l’extérieur ? Abane était encore vivant et aucun crime fratricide n’avait entaché la révolution.
Notons simplement, sans pour autant trancher sur la véracité des propos attribués au chahid, que Yacef, Bigeard et Ferhat Abbes ont tous pour une raison ou une autre, matière à en vouloir à ceux qui ont pris le pouvoir : Yacef et Ferhat ont été écartés, quant à Bigeard, il était l’ennemi de l’Algérie indépendante. Chacun des trois donc, pour des motivations d’ordre politique, apporte à sa position la caution supposée de l’âme de la révolution qu’était Ben M’Hidi, le pur, le révolutionnaire absolu.
Départ des membres du CCE pour le Maroc et la Tunisie : un acte de lâcheté sans précédent…
Assiégé par plus de 1000 parachutistes de Massu, Bigeard et Godard, la Casbah plie mais ne rompt pas. Les maisons qui abritent 80.000 âmes furent passées au peigne fin. Un officier, lieutenant, se distingue particulièrement par sa férocité. Son nom de guerre : Marco. Son vrai nom : Jean Marie Le Pen. Il fit torturer une dizaine de personnes dont « Mustapha Bouhired (oncle de Djamila et mari de la moudjahida Fatiha Hattali « Oukhiti »).
En dépit des fouilles porte par porte de la Casbah, aucun membre du groupe de Yacef ne fut arrêté. Leurs caches étaient introuvables. À la fin de la Bataille d’Alger, Yacef Saâdi qui risquait d’être pris à tout moment, pose alors une question qui donne un avant-gout de l’ambiance de suspicion qui y régnait et des doutes qui le tenaillaient : « Mais où étaient donc les membres du CCE ? Tôt ou tard, cette question devait être posée. Autant donc la poser tout de suite, pensai-je. En ce qui concerne Ben M’Hidi, je savais qu’il avait comme nous traversé son chemin de croix. De cachette en cachette, il avait enduré de nombreuses épreuves durant la grève avant de décider de rejoindre ses collègues dont nous n’avions plus eu de nouvelles depuis plus d’un mois ».
Très vite, il aura de leurs nouvelles. Il reçut un message en provenance du massif blidéen l’informant que Krim Belkacem, Benyoucef Benkhedda , Abane Ramdane et Saad Dahlab se trouvaient chez le colonel Bouguerra, chef de la wilaya IV. Yacef confie qu’il fut soulagé et heureux d’apprendre qu’ils sont vivants et qu’ils ont choisi le maquis pour continuer la lutte. Patatras ! Le lendemain, un autre agent de liaison en provenance de la même wilaya l’assommera : les membres du CCE vont prendre, par groupe de deux, la route du Maroc et de la Tunisie ! Il l’informera également de la capture de Ben M’Hidi.
À la douleur, la plus atroce de son existence selon lui, succèdera la stupéfaction puis l’indignation : « …Voilà donc qu’un responsable était arrêté alors que les autres collègues fuyaient à l’étranger, adoptant la politique du « sauve qui peut » ». N’étant pas sûr de leur départ, il ajoutera que s’il se confirme, « ce que ce serait pour le moins un acte de lâcheté sans précédent ».
Quelques jours plus tard, il aura la confirmation de leur arrivée en Tunisie et au Maroc. Alors, il laisse éclater son dépit et sa colère longtemps contenues contre des chefs qu’il ne semble pas estimé-à une ou deux exceptions près- : « Singulière démarche que celle de ces gens qu’on avait vus, à la faveur d’un congrès clandestin, se hisser au niveau le plus noble de la responsabilité et qui à la moindre petite secousse se laissaient séduire par la honteuse tentation de fuir le champ de bataille. (…) Nos « leaders » avaient non seulement accompli un acte monstrueux mais, toute honte bue, ils avaient eu la prétention de continuer à diriger le combat de l’extérieur…Quelle fatuité ! » ».
Petite secousse, vraiment, quand on sait que Ben M’Hidi a payé son courage de sa mort. À tout prendre, la révolution algérienne avait besoin d’un Ben M’Hidi vivant fut-il en Inde, que d’un Ben M’Hidi mort même en martyr. En outre, Yacef lui-même, dans les pages ci-devant, reconnaissait que si par malheur les membres du CCE disparaitraient « Massu et consorts auraient décrété un « second » 14 juillet pour marquer l’évènement. La survie des membres du CCE représentait une exigence révolutionnaire dont peu d’entre nous avaient soupesé les conséquences. Leur disparition serait, en revanche, une catastrophe ». Phrases frappées au coin du bon sens. Pourquoi alors s’énerve-t-il ? Pourquoi les blâme-t-il ? C’est la colère du combattant de l’intérieur qui se sent lâché par ses chefs qui passent, avec armes et bagages, dans le camp des « touristes » de l’extérieur si exécrés et si craint.
Le témoignage de Krim Belkacem
Après la colère et ses outrances, place à l’analyse du départ. Celui qui a ses faveurs et qu’il connaissait le mieux est Krim Belkacem : « Krim Belkacem que je respectais et dont je respecterai la mémoire pour sa bravoure et ses grandes capacités d’organisateur, pour son courage aussi dont il eut maintes fois l’occasion de démontrer les vertus galvanisantes dans la wilaya de Grande Kabylie ». Il voudrait savoir qui a décidé du départ. Il en est malade.
« Mais lequel des cinq avait eu assez d’influence pour les persuader que leur sauvegarde résidait hors du champ de bataille ? Krim Belkacem ? Le connaissant j’en doutais. Larbi Ben M’Hidi ? Lui non plus. Mais alors qui ? Abane Ramdane le politique ? L’homme qui avait réussi à convaincre les chefs de wilaya, pas tous évidemment, mais la majorité d’entre eux, à la Soummam ? Improbable que ce fût lui. Restaient Ben Khedda et Dahlab ! Lequel des deux avait pu influencer le reste du collège ? (…) En fin de compte, Dahlab et BenKhedda n’avaient que peu de voix au chapitre en raison de leur cooptation tardive au sein du FLN. Ils ne pouvaient donc influer sur une décision aussi cruciale ».
N’ayant pas de réponse, il s’est promis d’élucider cette énigme dès qu’il verra l’un des 4 membres du CCE. L’occasion lui fut donnée quelques jours après l’indépendance quand il rencontra Krim Belkacem. Celui-ci accepta de lui révéler ce qui a empoisonné sa vie, la vie de Yacef s’entend. Il lui expliqua d’abord que c’était un miracle s’ils n’ont pas été arrêtés et que la décision de partir fut prise lors d’une dernière réunion, au 133, Bd du Télémly, qui a regroupé Dahlab, BenKhedda, Belkacem, Ben M’hidi et Abane.
« Le consensus pour en tout cas le départ d’Alger s’était immédiatement dégagé, précise Belkacem, Abane, le premier à définir sa position nous dit ceci : « Si nous restons à Alger et si nous nous faisons arrêter ce sera un coup terrible pour la lutte. En ce qui me concerne, je suis prêt à accepter d’être traité de lâche plutôt que de mettre la Révolution en danger. (…) Ben Khedda, Dahlab et moi-même, l’un après l’autre, proposâmes en termes plus ou moins identiques ceci : « Il faudrait peut-être transférer le CCE hors de la capitale. J’étais convaincu que c’était une sage proposition et en outre politiquement irréprochable ».
Belkacem précise que ce repli tactique momentané ne peut avoir lieu qu’en Algérie. Selon lui, Ben M’Hidi proposa de scinder en deux groupes le CCE, l’un restant à Alger pour « assurer une permanence et éviter une rupture avec le champ de bataille » et l’autre s’installant en wilaya III ou IV. Krim précisera qu’il était d’accord avec cette proposition. Mais comme les autres membres du CCE n’étaient pas enthousiastes, Ben M’Hidi, fit une seconde suggestion : « Que le CCE dans son ensemble se rende dans un pays Arabe ».
« Une fois dans le pays de notre choix, ajouta-t-il, nous profiterions de l’opportunité qui nous serait offerte pour mettre de l’ordre dans la délégation extérieure et aux frontières avec notre pays (à l’Est et l’Ouest) et régler la question de l’approvisionnement en armes ».
Abane intervient pour dire qu’il ne faut pas scinder le groupe en deux. Qu’au nom de la lutte, il fallait faire fi des questions d’amour propre, le plus important étant à ses yeux la poursuite. Krim précise qu’il est intervenu pour dire qu’un chef doit rester près de ses hommes dans les moments difficiles « sans quoi il serait fatalement déconsidéré. Si je comprends bien, dit Belkacem, la voix pleine d’amertume, il s’agit de fuite ». Abane Ramdane répliqua vivement : « Non ! Il s’agit d’un repli tactique, forcément limité dans le temps. La situation s’est trop dégradée. Il faut sauver ce qui est encore susceptible de l’être. Après l’orage, ajouta-t-il certain de convaincre, notre séjour à l’extérieur prendra obligatoirement fin un jour ».
Yacef y mettra du sien, en précisant : « Quant à savoir quand cela arriverait, il n’en fut pas question. Krim accusa le coup. Puis, au nom du sacro-saint principe de la solidarité collégiale, et en guise de prévoyance politique, il se rallia non sans réticence à la thèse de Abane ».
Récapitulons : Krim contre le départ à l’étranger, Abane et les autres pour. Décodons : le héros se rallia malgré lui aux 4 fuyards ! On serait tenté de croire cette version si on ne connaissait pas, par ailleurs, l’inimitée avérée de Yacef pour Abane, d’une part, et l’admiration et le respect pour Belkacem, d’autre part, même s’il ne manquera pas de l’égratigner dans le tome 3 quand il refusera de recevoir à Tunis son émissaire.
La suite de l’histoire, racontée par des témoins, notamment Hamou et des chercheurs comme Belaid Abane, donnera tort à Yacef Saâdi : c’est Krim Belkacem qui profitera de la dolce vita tunisienne alors que Ben M’Hidi mourra en Algérie et Abane exécuté au Maroc pour les idées défendues au départ par le CCE : prééminence de l’intérieur sur l’extérieur et le politique sur le militaire.
Ainsi meurent les braves…
Sur l’arrestation de Ben M’Hidi, Yacef est catégorique : il a été dénoncé ! Sans preuves, il accuse nommément le chef politique de la ZAA, Brahim Chergui, d’avoir révélé sous la torture l’adresse du studio où logeait Ben M’Hidi. « Soumis à des séances de tortures ininterrompues, il (Chergui) se mit alors à livrer des adresses en vrac, et, bien évidemment, celle du refuge de l’avenue Claude Debussy ». Faux, de la fiction et pas des meilleures : comme on l’avait vu dans la chronique livresque consacrée à Chergui, celui-ci ne pouvait pas trahir Ben M’Hidi puisqu’il a été arrêté après lui !
La rencontre avec Germaine Tillon montre un Yacef impressionné par l’intellectuelle et résistante française. Les superlatifs sont abondants. N’importe, entre gens de bonne volonté on se fait des promesses. Tillon fera tout pour arrêter les exécutions de prisonniers algériens, en échange Yacef fera tout pour ne plus recourir aux attentats par bombes. Pas d’engagement des deux côtés que des promesses. Mais une relation importante pour Yacef et la Révolution algérienne, car Tillon était une voix écoutée. Relevons que l’hommage que lui rend Yacef dans les tomes 2 et 3 « Notre amie de toujours », dit-il de Germaine Tillon, fait ressortir cruellement le silence réservé aux héroïnes algériennes. Syndrome de Stockholm sans aucun doute, à moins que ce ne soit tout simplement et plus douloureusement, le complexe du colonisé.
Trahi par Guendriche, un de ses adjoints, et par Hadj Smain, un agent de liaison, Yacef nous précise que la Casbah tout entière fut encerclée par dix mille hommes. Impossible pour les traqués de s’enfuir. Au 3, rue Caton, il y avait, outre Yacef, Fatiha Bouhired, « la propriétaire » en titre au nom de la ZAA ainsi que Zohra Drif. « Les autres -Ali La pointe, Petit Omar, Hassiba Ben Bouali et Mahmoud Bouhamidi- étaient au 4 (rue Caton) chez les Guemati ». Yacef et Drif sont cachés dans un réduit.
Il lui confie : « Cette fois, c’est fini. Il faut en faire son deuil. Je crois que notre parcours est à son terme ». Alors, comme baroud d’honneur, il dégoupille une grenade et la jette dans le couloir avant d’enchainer avec des tirs nourris de sa mitraillette. « Des soldats s’écroulèrent et, avec eux, blessé le colonel Jean-Pierre. Pendant ce temps, avec une fébrilité décuplée, Zohra était en train de détruire les documents ». Ils décidèrent de se rendre pour ne pas exposer la famille hôte ainsi que Ali et son groupe, dans la maison d’en face, à une mort certaine en cas de dynamitage de leur refuge.
Accusé par certain d’avoir trahi Ali La Pointe et son groupe en indiquant leur refuge au 5, rue des Abderames, Yacef désigne le traitre Guendriche. Ignorant que c’est ce même Guendriche qui a trahi Yacef et Drif, Ali La pointe tomba dans le même panneau : il prit contact avec lui. Comment pouvait-il se douter de la félonie du responsable des groupes armés d’Alger ? La maison où se trouvait Ali La pointe, Hassiba Ben Bouali, Petit Omar et Mahmoud Bouhamidi fut plastiquée. Les occupants du 5, rue des Abderames ont préféré mourir plutôt que se rendre. Les martyrs étaient des révolutionnaires idéalistes qui avaient juré d’offrir leurs vies à l’Algérie. En cela ils ressemblaient à Ben M’Hidi. Combien de Ben M’Hidi restent-il en Algérie, de Hassiba et d’Ali La pointe ?
En dépit de quelques supputations érigées en certitudes, de quelques constructions fictives, de quelques boursouflures d’égo, « La bataille d’Alger » mérite d’être lue ne serait-ce que pour mieux connaitre le mythique chef de la Zone Autonome d’Alger. Rendons aussi grâce à Yacef de n’avoir pas usé de la langue de bois. On le sent désenchanté. Il a tort. Il a donné du sens à sa vie, une vie de héros.
*La bataille d’Alger T II &III
Editions Publisud
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