Elle... Suzanne Planturier, Suzie pour les amis, une Canadienne de Montréal, infirmière de son état : d'aventure en aventure. Au départ, elle croyait vivre une grande et belle histoire d'amour. Mais, cela ne dura que... cinq années. Son compagnon, un Canadien médecin de son état, Sylvain Beauregard, la quitte pour aller soigner, loin d'elle, très loin, les malades démunis du monde. Dépression... Psy'... Elle se retrouve affectée dans un service de soins palliatifs d'un autre hôpital de Montréal. Elle re-découvre la vie, la vraie vie et, surtout, des raisons de ne pas désespérer, et surtout l'espoir de re-découvrir... l'amour, même s'il est numérique.
Lui, 8.000 km plus loin,... Dahmane, un Algérien de Hassi El Ghella, technicien des télécoms : de peur en peur. Dans un pays qui verse peu à peu dans la violence et sous la coupe (non officielle mais bel et bien présente, tout particulièrement dans les quartiers populaires des villes, les villages et la campagne) des terroristes islamistes.
Les années 90 ! Une guerre civile ne disant pas son nom. La mort qui pourchasse tout le monde. Les massacres collectifs, la lutte anti-terroriste... La quête du «pouvoir»... le pouvoir, l'abîme, le trou noir, le crime, le désastre et la honte...
Pour fuir la peur et la terreur, Hamdane part au Canada. Il rencontre (en fait, il avait déjà établi un lien virtuel -en «tchatchant»- grâce à internet) Suzie et il l'épouse. Cinq années de bonheur, deux enfants et la paix des corps et des esprits. Dieu que le Canada est accueillant !
Puis, comme tout Algérien, ne voilà-t-il pas qu'il a des «envies» d'Algérie... Revoir la maman. D'abord, un séjour -avec femme et enfants- de rêve aux Andalouses... puis, le départ au village natal.
Le cauchemar va débuter sur le chapeau des roues : Papiers confisqués par les «tangos» du coin... obligation de réparer du matériel de télécommunications... arrêté par les forces de sécurité... enlevé par des terroristes... Cela ne va s'arrêter à ça. Suzanne voulant s'enfuir avec ses enfants est, elle aussi, enlevée par un groupe de terroristes et séparée de ses deux enfants. Moutabaridja à la peau blanche et douce «comme du yaourt», considérée comme butin de guerre» (ghanima harb). Devenue «esclave», comme beaucoup d'autres femmes kidnappées, elle est brutalisée, exploitée, violée par le chef puis livrée aux autres... Aucune limite à la sauvagerie. Au nom d'un Islam d'une autre dimension...
Un jour, elle retrouvera (dans un maquis des monts du Tessala) son époux, lui aussi otage (un otage utile, en tant qu'«ingénieur», spécialiste des télécoms). Ils s'enfuiront. Il périra. Après vingt-cinq mois séquestrée dans le maquis terroriste, elle repartira («extradée» et soupçonnée d'aide aux terroristes, pour avoir «participé» à la mise en place d'une infirmerie) au Québec... mais sans ses enfants, Sajid Jean et Okba Romuald... disparus. Certainement, elle reviendra, un jour, les (re-)chercher. Un autre livre dans une Algérie cette fois-ci réconciliée ? Elle a, de nouveau, beaucoup d'espoir, car... tenez-vous bien, elle s'est convertie à l'Islam... demandant même à son futur (et ex-compagnon) époux, le Canadien bon teint... de se convertir avant. Une drôle de chute, n'est-ce pas ? Syndrome de Stockholm ? Elle ne nous dit pas si elle va porter désormais le djilbab.
A signaler une annexe avec des «Notes et Contexte historique» en fin d'ouvrage. Très riche... Mais notes trop nombreuses et contexte trop fouillé. On s'y perd.
L'auteur : Longtemps journaliste en Algérie, près de 35 ans, résidant actuellement au Canada, écrivain, auteur, déjà, de plusieurs livres en Algérie ; livres publiés aussi à l'étranger, dont «Le grain de sable» traitant de l'assassinat du président Mohamed Boudiaf et «Le Tycoon et l'empire des sables» traitant de l'affaire Khalifa (livre rapidement «épuisé» car «ramassé» par ??? des librairies et des dépôts de distribution). L'auteur était alors directeur de l'édition au sein de la Sn. Anep. Il ne fera pas long feu.
Extraits : «Tout au début de cette effervescence religieuse, il falait l'orienter ou la stopper ; mais le temps avait fait son œuvre et ce fut ainsi que la bêtise incontrôlable s'érigea en intelligence, et la force remplaça l'idée motrice conduisant toute une nation vers un rituel préhistorique au sein duquel les frontières entre le bien et le mal n'étaient pas encore clairement définies» (p. 55), «Il est des particularités dans l'utilisation des klaksons des véhicules chez les conducteurs algériens, bizarres : on se salue à coups de klakson, on fait la fête à coups de klakson, on étale sa vantardise à coups de klakson, on s'insulte à coups de klakson, on drague à coups de klakson, on s'invite, on s'interpelle, on se parle, on communique, on s'avertit à coups de klakson.» (p. 109).
Avis : Long, très long, trop long... et très cher... roman. Une histoire qui se traîne dans des longueurs, parfois avec des digressions souvent inutiles. Il est vrai que l'auteur est un amoureux du détail. Journaliste un jour, journaliste toujours ! Et, l'utilisation de termes (inconnus chez nous) franco-canadiens ne facilitent pas la lecture, obligeant à avoir un dico près de soi... sans être certain de trouver de significations, l'Académie française n'ayant pas encore décidé. Un ouvrage surtout destiné aux Canadiens... Québécois, par le biais des multiples digressions et explications sur le fonctionnement des institutions et de la société algérienne. Et, aux Algériens par le biais des multiples digressions et explications sur le fonctionnement des institutions et de la société canadienne qui, elle aussi, a connu, dans son passé, des moments «pas roses» suite à l'emprise de l'Eglise.
Appel à l'éditeur bien plus qu'à l'auteur : Attention aux «coquilles». Ce n'est pas parce que c'est la langue française qu'il faut la «mal-traiter». Problème de respect des lecteurs... qui payent.
Citations : «Si tu cours après le bonheur, jamais tu ne le rejoindras. Si tu t'assoies pour l'attendre, jamais il n'arrivera. Si tu le cherches, jamais tu ne le trouveras. Va simplement sur ton chemin et au moment où tu t'y attendras le moins, tu rencontreras le bonheur... » (p. 38), «Les Algériens sont devenus des zombies, depuis que le pays s'est embourbé dans cette horrible guerre ! Plus personne ne réagit devant la mort. Plus personne ne se sauve de la mort. C'est plutôt la mort qui pourchasse tout le monde» (p. 181), «Pour quelqu'un qui subissait la torture physique et le diktat de l'oppression, c'était toujours la première gifle qui faisait le plus mal. C'était celle qui rabaissait, qui plongeait dénudé, qui écorchait. Elle éloignait sa victime des proportions de l'estime de soi» (p. 280), «Dans les société en guerre, il n'y avait pas que les faux dévôts, ceux qui guerroient, le dénuement, les privations, les restrictions des libertés, les violations des droits de la personne qui étaient les ennemis avérés de l'humanité ; il y avait aussi les profiteurs qui trouvaient, dans ces situations exceptionnelles, un terreau favorable pour se développer» (p. 319)
PS : Le créneau des romans à l'eau de rose, ou encore la romance, un genre littéraire un peu tabou en Europe depuis plusieurs décennies, et encore plus chez nous d'autant que son importation s'était trouvée grandement réduite, cartonnerait. Les études de marché montrent que tous les profils existent. «À force de lire des classiques, j'avais besoin de me détendre, d'aller au-delà d'un certain snobisme littéraire et j'ai trouvé un espace d'évasion», témoigne une lectrice.
Le créneau cartonne donc. Ainsi, en France, la maison d'édition Harlequin, n°1 du genre, vend 5 millions de livres par an. Si l'univers des auteur(e)s reste très anglo-saxon, les français(es) commencent à prendre de la place, déclarant vouloir «faire passer des messages sur l'évolution de la société et de la femme». A noter que bien des auteur(e)s sont d'illustres inconnu(e)s produisant, bien souvent, une grande quantité de titres sans pour autant se prévaloir du titre d' «écrivain(e)». «C'est un sous-genre qui est décrié, mais il brasse quand même énormément de gens, donc je trouve ça un peu dommage de pointer du doigt ce lectorat», explique une spécialiste.
Nos éditeurs (existants ou à venir) devraient, quand même, tenir compte de cette tendance internationale et arrêter de «mépriser» ce genre. Et nos «critiques» devraient ne pas le décrier ou de l'ignorer. Il faut donc encourager de nouveaux auteurs (en français et en arabe) à écrire des romans «à l'eau de rose». Cela (re-)boosterait, peut-être, le marché de la lecture et du livre... et, surtout, sortir nos jeunes de la déprime sans issue en leur offrant certes du «rêve» mais surtout l'espoir d'un «mieux-être»... grâce... à l'Amour... dans leur pays même.
Il ne faut pas se voiler la face : la chanson a déjà bien réussi dans ce crénaeau. Et on se souvient encore du début des années 90, années de grande liberté dans l'expression et l'information, du succès rencontré par la nouvelle presse... «rose» (qui publiait entre autres énormément de lettres sentimentales de jeunes lectrices et lecteurs)... ce qui a fait la fortune de certains... Aujourd'hui, l'hypocrisie ambiante, sous l'effet d'une religiosité mal assimilée, a créé des freins, mais les problèmes sentimentaux sont partout. «L'eau de rose» est partout présente chez nous... Hélas, nos nez sont bouchés.
par Belkacem Ahcene-Djaballah
http://www.lequotidien-oran.com/?news=5265602
L'otage. Roman de Salah Chekirou. Editions El Qobia, Birkhadem/Alger 2017. 1.800 dinars, 351 pages.
Vous pouvez lire une grande partie de ce livre sur :
On pourrait se demander, une fois refermé ce roman ambitieux, si les belles âmes dans ce récit ne sont pas celles que des critiques ont descendues en flammes avant que ne s'abatte une implacable censure sur un précédent ouvrage du même auteur, Le Tycon ou l'empire des sables, ramassé et détruit au terme d'une exceptionnelle première semaine de ventes...
Alors, pour mieux saisir la trame de L'Otage, il faut savoir —ou se rappeler— qu'au début des années 1990, les jeunes filles montréalaises se targuaient d’avoir un «chum» (copain) outre-Atlantique, notamment dans notre pays. Grâce à internet, Suzanne, une jeune infirmière québécoise, arrive donc à Alger sans connaître la réalité sécuritaire du pays. Suzanne trouve alors un pays en proie à une violence inouïe. Les hordes terroristes semaient mort et désolation dans les villes et les villages. Au cours d'un trajet qui devait lui permettre de rejoindre Hamdane Benahmed, le père de ses deux garçons, elle est enlevée par un groupe terroriste. Suzanne sera ainsi séquestrée durant 25 longs mois. «On m’a battue, torturée, violée, exploitée au point de me réduire à un débris humain. Je suis séparée de mes deux chers enfants depuis mon kidnapping, alors que je tentais de m'enfuir de ma première séquestration. Je fus réduite à l'esclavage et à la servitude dans des conditions atroces que nul humain ne peut supporter... J'ai vécu l'enfer dans ma chair», se remémore-t-elle à travers la plume de Salah Chekirou. Et de poursuivre : « Si ce n'étaient l'élan de solidarité et la mobilisation des Québécoises, des Québécois et des femmes et des hommes libres à travers le monde, y compris dans le pays où j'étais retenue, jamais je n'aurais pu tenir durant cette très longue et douloureuse tragédie que j'ai subie (...).» Le premier tort de cette jeune infirmière québécoise, qui s'extirpe d'une grosse déception suite à une douloureuse rupture avec l'amour de sa vie, Suzanne Planturier, car c'est d'elle qu'il s'agit, est d'avoir intégré le service des soins palliatifs d'un grand hôpital montréalais, pensant qu'en côtoyant les malheurs de ceux que la vie n'a pas choyés, elle se remettra sur ses pieds. Plutôt courageuse dans ses choix ultérieurs qu'on peut ne pas partager, elle a eu le tort, durant son séjour algérien entaché d'un séquestre de vingt-cinq mois dans les maquis, d'avoir voulu protéger ses deux enfants, Sadjid-Jean et Okba-Romuald, nés d'une liaison avec l'ingénieur en télécommunications Hamdane Benahmed.
Cela dit, d’emblée, Suzanne met les points sur les «i» : «Nous sommes tous des otages de quelqu'un, de quelque chose. En ce qui me concerne, moi, Suzanne Planturier, citoyenne canadienne, toute ma vie, j’étais otage : otage de mes sentiments. Otage de ma sensibilité à fleur de peau. Otage de mon amour. Otage de ma bêtise. Otage des hommes que j’ai aimés. Otage de mes grandes déceptions. Otage du mal qu'on m'a fait. Otage des conditions désastreuses d'une vie tumultueuse. Otage des terroristes islamistes et otage de ceux qui étaient eux-mêmes otages de l'islamisme politique. Otage, enfin, de mes deux garçons que l'on a séparés de moi. »
Un roman captivant qui se lit d’un trait
Parsemé d’intrigues, ce tout dernier roman de Salah Chekirou nous replonge dans l’enfer des maquis terroristes de la décennie noire. Des personnages de triste mémoire défilent alors dans les pages de l’ouvrage, comme pour nous rappeler leur «rêve insensé» qui a failli faire sombrer le pays, État et nation, dans les abysses du Moyen Âge. Le roman, auquel ne manque surtout pas la touche de sensibilité qui blesse au cœur les lecteurs les plus blasés, raconte ainsi, sans pleurnicherie ni condescendance, les malheurs existentiels d'une infirmière québécoise qui, pour ne plus tirer le diable par la queue, accepte les souffrances endurées au cours de sa captivité dans les maquis algériens et ce, durant la décennie noire. Écrit dans un style narratif, entrecoupé de dialogues qui donnent une assise à la trame romanesque, L’Otage, qui est récemment sorti aux Editions «Belle Feuille» de Montréal, se lit d’un trait, captivant son lecteur d’entrée de jeu.
Quoi qu'il raconte donc, le talent de Salah Chekirou reste intact. Ce qui serait assurément insupportable, chez d'autres auteurs par exemple, en l'occurrence cette prétendue écriture à la française, devient amusant ici, parce que cette écriture-là, le romancier l'a domestiquée à sa façon. Car ce qu'il raconte dans ce roman, plus sérieux qu'il ne le paraît, c'est un peu lui : accessible à une certaine mélancolie, L'Otage constitue, en effet, une manière d'autoportrait, coulé dans son héroïne, grande infirmière aux semelles de vent et capable de tout, même du meilleur.
En voici quelques lignes : «Dans le refuge, à l’ouest, le chef terroriste, qui retenait Suzanne et Samia en otages dans son harem, entra dans une colère noire. Il envoya son téléphone cellulaire se fracasser contre le tronc d’un pin d’Alep, à la bordure de la petite clairière. Djamel Zitouni, l’autre chef terroriste autoproclamé émir national à qui il avait envoyé deux émissaires depuis trois jours —aux fins— de ne pas toucher aux moines de Tibehirine, venait de l’informer en personne qu’il avait enlevé les sept moines du monastère (…).» Eh oui ! C’était l’époque où les groupes islamistes faisaient parler la poudre et le sabre, de l’Ouarsenis aux confins de Collo, en passant par la Chiffa et les maquis de la Kabylie.
Mais il n'empêche : ce que Salah Chekirou réussit le mieux, ce sont ses commencements. On retiendra ainsi qu'à leur sortie, ses premiers romans ont été fort bien accueillis par la presse et le public d'ici et d'ailleurs. Établi au Québec depuis six ans, l'auteur, qui a plusieurs romans à son actif, notamment Le Grain de Sable, sur l’assassinat du président Mohamed Boudiaf, ou encore Le Tycoon et l’Empire des Sables, inspiré de l’affaire Khalifa, Zone de turbulence et Rendez-vous à El Qods, l'auteur donc explique que son tout dernier roman se veut un hommage aux combats des femmes d’ici et d’ailleurs, comme il est d'ailleurs mentionné en quatrième de couverture. «Ce roman rappelle une époque douloureuse, mais nous renseigne aussi sur des liens déjà étroits entre l’Algérie et le Québec», a-t-il déclaré lors d’une conférence de presse tenue récemment à Montréal. En définitive, on aura compris que, s'il existe aujourd'hui un bonheur de lecture, astringent comme une huile pure, c'est celui que Salah Chekirou apporte avec cette désinvolture nonchalante qui n'appartient qu'à lui. Autre bon signe, à une exception près, l'éditeur ne met en avant aucun nom d'école. Nous laissera-ton supporter longtemps autant de liberté de lire ?
Aujourd'hui, Zoubir Aissi est mort. Le jeune Algérien a disparu dans la fleur de l'âge, tabassé à mort par des parkingueurs dans une plage de Bejaia. Il a laissé une famille orpheline et traumatisée pour avoir refusé de payer le parking sauvage. Paix à son âme !
Le ministre de l'Intérieur a maintes fois insisté sur la gratuité des plages. Oui, mais derrière une caméra. Le littoral est colonisé par la mafia qui squatte encore les plages. Des groupes de lâches ont pu défier une République ! Et quand une mafia réussit, ça prouve que l'Etat est «faible ». Que l'anarchie l'emporte sur la loi. C'est la logique.
Les déclarations des responsables ne deviennent ainsi que blabla et marivaudage. Ils ne s'inquiètent pas parce qu'ils ne passent pas leurs vacances sur les plages publiques parmi les victimes ; ils adorent plutôt cette «Algérie vue du ciel » qui cache sa misère et tue ses propres enfants. Il faut regarder l'Algérie d'en bas pour sentir le poids d'une mort pour quelques dinars.
Le terrorisme de l'espace public est né et il faut désormais commencer à faire l'inventaire des victimes en commençant par Zoubir !
En Algérie, le verbe tuer a été «gracié » tout comme ces condamnés lors de la fête d'Indépendance. Il ne signifie rien. La mort de Zoubir a valu quelques minutes de tristesse hypocrite, de deuil virtuel, et un silence éternel. Il y a eu des morts avant lui, dans l'espace public, pour une banalité. Et il y en aura après lui aussi. L'impunité et l'insouciance règnent. Chaque jour vécu est un échappement à la mort. Autrement dit, le citoyen ne vit pas mais échappe à la mort tant que la menace le guette quotidiennement. Et c'est pourquoi l'Algérie est un pays absurde.
Les islamistes ne se manifestent pas pour ce genre d'affaires. Ils prient dans la rue pour annuler une activité artistique, jamais pour dénoncer un meurtre. Leur hypocrisie leur fait oublier ce verset qui dit que sauver une âme est comme sauver toute l'humanité. La vie ne les intéresse pas ; ils pensent à la mort qui leur offrira houris et miel.
Vu sa profondeur, la mort de Zoubir ressemble à un roman. Un roman précis : l'Etranger de Camus. Les deux ont des points communs : une plage, un soleil de plomb, et un meurtre.
La fiction a été publiée en 1942. Meursault tue un Arabe sur une plage d'Alger et accuse le soleil brûlant. Il sombre ensuite dans la philosophie de l'indifférence pour faire face à l'absurdité de la vie. Une remarque : le narrateur a décrit la plage mais n'a pas parlé des parkings sauvages et des parasols et tentes à louer. Dans les années 1940, il suffisait donc d'un short et d'une serviette pour aller à la plage.
Avec le temps, le roman a été dénaturé en Algérie pour devenir un complexe postcolonial. Un document politique, pas une œuvre littéraire. Tant d'Algériens détestent Camus et ses personnages de papier ; celui qui aime sa littérature est un harki littéraire, un partisan de l'Algérie-Française, et un Algérien qui nourrit les fantasmes colonialistes. Leurs arguments sont les suivants : le meurtre sans raison et la non-dénomination de la victime (Arabe) sont la preuve que Camus a effacé l'identité algérienne et qu'il était contre l'Indépendance de l'Algérie. Voilà une analyse mythique qui se lègue d'une génération à l'autre.
Le roman n'est pas le sujet de cette chronique. Tout ce petit rappel a été fait pour arriver à ce constat : depuis 1942, Meursault, un personnage fictif, dérange la conscience algérienne par son homicide commis dans un contexte colonial; en 2018, dans une Algérie indépendante, Zoubir Aissi, un être humain en chair et en os, a été assassiné par des Algériens et sa mort ne dérange personne.
Contrairement à la victime de Meursault, Zoubir avait une famille, une vie, une histoire, une identité, et surtout un NOM. Paradoxalement, l'Algérie se souviendra éternellement de Meursault, jamais de Zoubir ou ses semblables, morts étrangers dans leur propre pays. L'Algérie est un pays absurde parce que la fiction dérange sa population plus que la réalité amère.
Sur la pierre tombale de Zoubir, il vaut mieux graver ce vers paraphrasé de Baudelaire :
Il suffit d’être un peu attentif pour entendre le nom de Camus dans la bouche de tout un chacun, comme si évoquer son nom ou une de ses phrases – prise au hasard dans un site de citations ou de vagues souvenirs scolaires –, conférait un label de crédibilité. Les hommes politiques, quelle que soit leur couleur, en sont friands et il est évident que je n’ai ni l’intention ni la possibilité de tout recenser mais plutôt de pointer un phénomène qui, selon son humeur du jour, irrite ou fait sourire, et en tout état de cause, plonge le nom de Camus dans le « politiquement correct ». Ainsi, Henri Guaino, dans une émission politique le 5 février s’y attardait longuement pour expliquer l’inexorable tombée dans le totalitarisme si l’on faisait du principe de transparence une obligation absolue pour tout prétendant à une fonction d’État, en développant assez longuement l’argument de la pièce de Caligula. A la même date, Jean-Luc Mélenchon et Benoît Hamon le citaient dans leur discours, sans absolue nécessité.
Ce n’est pas nouveau et, peut-être, pour cette raison, ne l’avez-vous pas noté tant c’est un réflexe citationnel partagé. Même si on ne peut imputer à un écrivain la citation de ses écrits, il n’en est tout de même pas totalement innocent. On sait aussi que la complexité d’une œuvre littéraire est sa polysémie et donc chaque lecteur peut y trouver ce qu’il cherche, dans des limites raisonnables tout de même. On est en droit de se poser la question : pourquoi Camus à toutes les sauces ? On se souvient de cet été 2006 où on apprenait combien George Bush avait apprécié la lecture de L’Étranger qui le confortait dans sa guerre en Irak, en s’identifiant à Meursault tuant un Arabe par mesure préventive (« George Bush pas étranger à Camus », Libération, 17 août 2006). Sa lecture allait à l’encontre de l’interprétation musicale de L’Étranger par le groupe britannique The Cure, « Killing an Arab« . En février 1979, un premier incident avait eu lieu autour de cette chanson. Des membres du « National Front » (mouvement anglais d’extrême droite), lors d’un concert de The Cure, ont déclenché une bagarre générale, parce qu’ils ont distribué au public des tracts demandant de tuer un Arabe. En 1986, sous la pression et les protestations du « Arab-American Anti-Discrimination Committee », The Cure décidait d’interdire la radiodiffusion de la chanson à cause de cette lecture erronée, à l’encontre de sa lecture critique et de sa réécriture engagée de L’Étranger, prenant en compte le contexte colonial du roman et la répartition des responsabilités entre les protagonistes. Peut-être Donald Trump, faisant la même lecture d’extrême droite, la remettra-t-il au goût du jour ?
Pourquoi cette expression « auberge espagnole » s’est-elle alors imposée à moi ? J’ai d’abord cherché son origine et j’ai appris qu’elle est relativement récente (XVIIIe siècle) « utilisée pour qualifier les mauvais services proposés par les auberges en Espagne » et plus précisément sur la route de St Jacques-de-Compostelle. Le sens dérivé s’est imposé : « chacun voit et interprète une chose comme il le sent » ; et sa définition courante : « une idée creuse où l’on ne voit que ce que l’on souhaite voir au sens figuré ». C’est donc le récepteur qui est mis en cause plus que l’émetteur.
L’expression correspond bien à ce que l’on peut ressentir à chaque sollicitation du nom de Camus, dans telle ou telle bouche, pour telle ou telle citation. Si un choix de lecture est fait, ce qui est retenu existe bien néanmoins dans le texte camusien. Sur un site consacré au recensement des citations des écrivains, il totalise 236 citations. Nous en avons relevé quelques-unes : Mal nommer les choses, c’est ajouter au malheur du monde ! – On ne pense que par image. Si tu veux être philosophe, écris des romans – Celui qui ne fait rien n’a jamais le temps de rien faire – Ce n’est pas la révolte en elle-même qui est noble, mais ce qu’elle exige – Il n’y a que la haine pour rendre les gens intelligents– Il y a dans les hommes plus de choses à admirer que de choses à mépriser – Pour se suicider, il faut beaucoup s’aimer. Un vrai révolutionnaire ne peut pas s’aimer– La révolution n’a pas aboli les privilèges, elle a changé les privilégiés – etc…
Sacré réservoir pour qui n’a pas le temps de lire vraiment une œuvre… Peu importe que l’origine même de la citation ne soit pas donnée et que son contexte d’énonciation soit totalement évacué. L’essentiel est que le nom de l’écrivain claque comme un drapeau qui provoque le consensus et que la phrase choisie prenne place dans « la sagesse des nations » !
On ne peut mettre certes tous les hommes politiques dans le même sac et on sait, par exemple, qu’Henri Guaino, conseiller et plume de Nicolas Sarkozy (2007-2012), a une bonne connaissance de l’œuvre de Camus. Il a souvent déclaré combien il s’identifiait à son histoire personnelle puisque, comme lui, il n’a pas connu son père et a été élevé par une mère, femme de ménage. Il le sent, disait-il, à l’antenne de Philippe Vandel, « trop proche de ma raison et de mon cœur pour que je me tienne à distance de lui ». Un des projets qui lui tenait à cœur et qui a été porté par N. Sarkozy était de mettre Camus au Panthéon. De nombreuses oppositions se sont manifestées dont celle de ses enfants. C’est ensuite qu’Henri Guaino publiait chez Plon, Camus au Panthéon / discours imaginaire.
L’historien Benjamin Caraco réfléchit à ces interprétations divergentes de Camus en proposant la lecture de trois ouvrages en 2013, « écrits par quatre auteurs situés sur des cases différentes de l’échiquier politique, [qui] permettent de nous éclairer sur les luttes mémorielles et politiques dont fait encore l’objet Albert Camus, plus de quarante ans après son décès dans un accident de voiture. Ils incarnent tous les trois une tendance ». Ce sont Camus brûlant (Stock) de Benjamin Stora et Jean-Baptiste Péretié ; Camus au Panthéon (Plon) d’Henri Guaino ; Camus et le terrorisme (Michalon) de Jean Monneret. Entre un Camus de droite et un Camus de gauche, la conclusion de l’analyse est la suivante : « Inclassable de son vivant, Camus semble le rester pour la postérité. Son égal souci de liberté, de justice mais aussi de respect l’a conduit à accorder toute sa complexité au réel dans sa compréhension tout comme à refuser certains actes au nom de la morale. Sa pensée n’a souvent guère varié contrairement aux événements qu’il a dû affronter, ce qui explique peut-être la récupération dont il semble être l’objet de la part d’acteurs hétérogènes. […] Camus ferait-il paradoxalement l’unanimité pour des raisons différentes et parfois antagonistes, en particulier au sujet de l’Algérie française, dont les plaies ne semblent toujours pas cicatrisées ? » (« Albert Camus, l’homme réinterprété », Slate, 22 décembre 2013, cf. aussi « Albert Camus : l’homme réinterprété », NonFiction, 16 décembre 2013).
Je souhaiterais pour ma part mettre en valeur le processus de patrimonialisation de cette œuvre — qui s’est accompli à une vitesse étonnante et explique la disponibilité des œuvres en poche et en traduction dans de nombreuses langues —, pour ensuite présenter quelques lectures « francophones » actuelles et réinterroger la « disponibilité » d’une œuvre à être récupérée et ce que cela dit de l’usage de la littérature.
Consécration et patrimonialisation d’un écrivain
Albert Camus est un des exemples les plus intéressants d’une patrimonialisation rapide d’écrivain au XXe siècle. En effet quelles étaient les probabilités qu’un enfant pauvre des quartiers populaires de Belcourt — quartier d’Alger, famille de non-lettrés et, en partie hispanophone, « provincialisme » redoublé de la colonie algérienne —, puisse devenir Prix Nobel de littérature en 1957 ? Ce Nobel est une étape importante d’une consécration qui n’est pas encore patrimonialisation ; mais consécration et notoriété préparent la suite. La patrimonialisation est un processus qui se met en place après la mort de l’écrivain et évolue selon la vision que les institutions ont de l’œuvre, de l’écrivain et de la transmission souhaitée, à partir d’un nombre de motifs entraînant un consensus.
Processus tout à fait actif pour Albert Camus, comme l’a montré l’effervescence autour du cinquantenaire de sa mort avec les articles, ouvrages, émissions radiophoniques et télévisuelles des spécialistes et – surtout – d’intellectuels médiatiques comme Michel Onfray, Alain Fienkelkraut ou Bernard-Henry Lévy et des médias spécialisées dans la culture. Par exemple, les lectures de L’Étranger sont multiples. Je n’en donnerai qu’une, celle de David Servan-Schreiber qui conclut ainsi son ouvrage, Guérir le stress, l’anxiété et la dépression sans médicaments ni psychanalyse (2003) : « comme tous les lycéens, à seize ans, j’ai lu L’Étranger de Camus. Je me souviens très bien de mon trouble. Oui, Camus avait raison, tout était absurde. Nous flottons au hasard de l’existence, nous nous heurtons à des inconnus qui sont tout aussi désorientés que nous, nous nous engageons par des choix arbitraires dans des voies qui déterminent tout le cours de notre vie, et nous finissons par mourir sans avoir eu le temps de comprendre ce que nous aurions dû faire autrement… Si nous avons de la chance, nous pouvons maintenir une certaine intégrité en étant, au minimum, pleinement conscients de toute cette absurdité. Cette conscience de l’absurde existentiel de notre situation est notre seule supériorité par rapport aux animaux. Camus avait raison. Il n’y avait rien d’autre à attendre. Aujourd’hui, à quarante et un ans, après des années passées au chevet d’hommes et de femmes de toutes les origines, confus et souffrants, je repense à L’Étranger en des termes bien différents. Il me semble clair que le héros existentiel de Camus n’était pas connecté à son cerveau émotionnel. Il n’avait pas de vie intérieure ou ne s’y référait jamais : il n’éprouvait ni tristesse ni douleur à l’enterrement de sa mère, ni joie ni affection en présence de sa compagne ; il ressentait à peine sa colère quand il s’apprêtait à commettre un meurtre. Et, évidemment, il n’avait pas de lien avec une communauté à laquelle il aurait tenu (d’où le titre du livre) ».
Cette patrimonialisation ne se fait pas d’un coup de baguette magique : elle s’annonce puis s’efface selon les circonstances de la synergie entre vie d’écrivain et vie de la nation, car la patrimonialisation a à voir avec la culture nationale. Elle se manifeste par des points de non-retour qui, s’ils ne produisent pas leurs effets immédiats, n’en sont pas moins des degrés à franchir sur l’échelle de la reconnaissance nationale. C’est donc cette « montée » pour certains, cette « statufication » un peu mortifère pour d’autres, sur laquelle je reviens à grands traits ici.
Camus est accueilli comme une plume qui compte, dès la publication de L’Étranger en 1942. Ce roman l’a propulsé au cœur du champ littéraire avec la reconnaissance éditoriale de cette maison d’édition NRF-Gallimard, avec la reconnaissance critique de Sartre d’abord puis de toutes les grandes voix de la critique littéraire dont Roland Barthes, Nathalie Sarraute, etc. Cette reconnaissance, du côté des humanistes de gauche, est confirmée par ses éditoriaux et articles de journaliste à Combat, de 1944 à 1947 et s’élargit à une échelle nationale.
Cette auras et cette notoriété prennent du plomb dans l’aile avec La Peste, ses pièces de théâtre et L’Homme révolté qui subit une attaque en règle dans Les Temps modernes. Mais la lecture du public est toujours favorable et bien souvent aux antipodes des réactions institutionnelles car La Peste connaît un succès immédiat. L’idée d’absurde et celle de perte de repères de l’individu dans l’Histoire sont partagées au moment du second conflit mondial et elles le sont toujours. La Peste, bien que se situant à Oran, avance une lecture vers l’Europe et le conflit qui vient de se terminer, faisant de l’Algérie un cadre, un décor sans incidence sur le plaidoyer présenté. Les prises de position et les écrits de Camus la font lire exclusivement comme une œuvre condamnant le totalitarisme du monde socialiste de l’après-guerre au profit de la démocratie occidentale et, en aucun cas, le colonialisme. Si en 1959-1960, Camus est un écrivain controversé, cela n’atteint pas vraiment sa notoriété qui demeure à la fois stable et en constante progression à l’étranger grâce essentiellement à ses deux premiers romans ; par ailleurs, il reste au centre de polémique dans l’événement qui déchire la nation française, la guerre d’Algérie.
C’est donc cet écrivain dont on attend encore beaucoup, qui meurt d’un accident de voiture, le 4 janvier 1960 en revenant de Lourmarin vers Paris et il devient alors une figure centrale de la littérature contemporaine. Citons par exemple le grand écrivain sud-africain, André Brink qui, évoquant ses admirations, écrit dans ses Mémoires en 2010 : « Et, naturellement, Camus. Qui devint promptement et demeure l’un des phares baudelairiens de mon existence. Je fais plus qu’admirer Camus : je l’aime. Lourmarin fut l’un des pèlerinages les plus émouvants que j’aie jamais faits, plus de vingt ans après avoir découvert La Peste. Je m’y suis recueilli devant la simple pierre tombale envahie par le romarin sous l’implacable soleil de Provence. Camus : l’infatigable persistance de Sisyphe, la révolte sans fin, le combat, littéralement jusqu’à la mort, contre l’injustice, contre le mensonge, contre la non-liberté. Il me procura une carte pour mes explorations de Paris, de la France mais aussi un modèle pour le reste de ma vie. »
Le succès de Camus a d’abord été un succès populaire, un succès des lecteurs, de la lecture du grand public dont les critères n’étaient pas ceux des détenteurs de l’interprétation des textes, lecture qui a rendu l’œuvre incontournable. Aussi, à intervalles réguliers, et le cinquantenaire de sa mort en est un exemple éloquent, « on le fait revenir ». On ne fait pas « revenir » tous les écrivains pour les célébrer. On touche du doigt la caractéristique de Camus, écrivain classique, et une des premières caractéristiques de cette marche de Camus vers la patrimonialisation : sa qualité d’écrivain consensuel, inscrit dans aucun parti politique, en mettant la pédale sourde sur ses engagements à certains moments de l’histoire contemporaine et particulièrement quand la guerre d’indépendance est engagée en Algérie : chacun peut trouver de quoi se nourrir dans une palette des « valeurs » humanistes occidentales chez un écrivain qui conjugue sa qualité de « grand témoin », partagée avec d’autres intellectuels de son temps, et sa capacité à faire écho par son style simple et clair et ses thèmes humanistes dans l’imaginaire de quasiment tout un chacun.
Des enquêtes de lecture montreraient cette importance et déjà le nombre de rééditions dans la collection folio est un bon indice de succès pérenne. L’inscription de L’Étrangerdans les cursus de français langue étrangère a également épaulé la diffusion de l’écrivain hors des frontières nationales. Dans l’université française et la recherche en littérature, on serait étonné de la modestie de la présence de l’écrivain en opposition à la pléthore de mémoires dans les universités étrangères. Néanmoins, Camus s’est fait sa place dans l’enseignement secondaire, avec des textes choisis dans les manuels très tôt et des balises précises pour le lire. Il s’est imprimé dans l’esprit de tout scolarisé français comme un écrivain de manuel avec l’Absurde, le soleil, le mythe de la Peste… car, comme l’a écrit Emmanuel Fraisse : « L’humanisme de Camus a un visage d’homme ; cigarette à la bouche, avec ou sans trench coat, il est beau. Et c’est aussi Achille dans le monde des lettres, une icône que la mort a sauvé de la maladie et de la vieillesse. En dépit de la critique savante, mais grâce au manuel scolaire, il y a dans le regard que les élèves ont été conduits à porter sur Camus quelque chose d’analogue à celui que plusieurs générations ont trouvé, hors de l’univers scolaire, dans les portraits de Gérard Philipe, de James Dean, de “ Che ” Guevarra ou de Bob Marley. »
Ce portrait d’un universitaire trouve son écho dans le livre récent d’Abd-Al-Malik (2016) : « Adolescent, j’avais été marqué par une photo de Cartier-Bresson […] où Camus, col de manteau relevé et cigarette au coin de la bouche, tel un Ray Liotta dans Les Affranchis, toise le lecteur. Cette attitude totalement hip-hop, faite de soufre, de frime et de bienveillance, m’était bien connue. Elle était typique de ces grands frères si particulier, ces « b.boys », ces gangsters tranquilles qui allaient encore à l’école et qui traînaient en bas de mon immeuble ».
L’importance de l’édition de poche, décisive pour la diffusion massive, a mis les romans de Camus aux premiers rangs du panthéon scolaire. Des statistiques montrent qu’il est le plus édité des « grands auteurs » contemporains enseignés dans le cadre scolaire. Il y a eu véritablement élaboration d’« un discours scolaire de masse sur Camus », avec une suprématie de L’Étranger et de La Peste. Albert Camus a sa place dans le « Lagarde et Michard » du XXe siècle qui paraît en 1962 avec 16 pages qui lui sont consacrées contre 10 à Sartre : il est sûr que les valeurs que l’on peut déduire de l’œuvre camusienne étaient plus compatibles avec la conception des auteurs du manuel que celles de l’œuvre de Sartre. Par ailleurs, une enquête faite sur les listes d’auteurs présentés au baccalauréat de français montre qu’il arrive en 2ème position des écrivains tous siècles confondus. Le parcours de Camus convient à un certain discours sur la réussite scolaire de la République.
« Populaire », l’œuvre l’est aussi au sens où même si on ne l’a pas vraiment lue, on cite fréquemment Camus. L’écrivain affectionne le présent de vérité générale et les formules frappées et généralisantes qui, sorties de leur contexte, peuvent servir à d’autres moments de la vie sociale ou politique… Le travail a été fait : Camus est un des contemporains les plus cités pour ses formules et belles pensées dans le dictionnaire… Séisme à Haïti ? … une phrase de Camus. Souhaits de bonne année ? et une petite citation de Camus se glisse… Révolutions arabes… Camus l’avait prédit (sic). Oui Camus est présent éditorialement, télévisuellement. Peu importe que les productions ne soient pas toujours de qualité, son nom est, en lui-même, une référence. On décèle quelques dominantes dans les analyses de sa création et de ses interventions, choisies et répétées un peu partout. On a affaire à un écrivain « lissé » : tout ce qui fâche ou fâcherait est passé sous silence. Le débat est évité comme s’il allait entamer son image et faire obstacle à une transmission dont le but n’est pas d’introduire à la richesse d’une œuvre mais de servir une certaine idée de la France, de la nation, des valeurs qu’elle est censée défendre. Qui mieux que l’enfant pauvre de Belcourt, faubourg populaire algérois, peut être porteur d’une certaine méritocratie républicaine ?
La réédition des œuvres complètes dans la prestigieuse collection de La Pléiade est aussi à la fois fait d’érudition et fait de patrimonialisation. La première édition, sortie en 1962 – deux ans après la disparition de l’écrivain, fait unique dans la collection –, est due au travail passionné de Roger Quilliot et la préface de Jean Grenier annonce la pérennité de l’œuvre camusienne : « Les milliers de pages qui ont été, sont et seront écrites sur Albert Camus prouvent la profondeur de l’action qu’il a exercée. Elles constituent le témoignage d’une génération et font pressentir l’accord des générations suivantes. » Toute cette préface annonce les grands thèmes gravés dans le marbre et participent alors à une consécration. La seconde édition de ces œuvres complètes, sous ce titre, paraît en 2006, entreprise initiée par Jacqueline Lévi-Valensi avec un grand nombre de collaborateurs et est, cette fois, pièce maîtresse au dossier de la patrimonialisation, en proposant un redimensionnement du savoir sur l’œuvre camusienne et un autre parcours dans les textes.
Quoi qu’il en soit, que faire d’un tel écrivain si on le réduit à quelques propositions ni justes, ni fausses mais schématiques et sorties de leur contexte et qui enlèvent à la portée de son œuvre tout son dynamisme ? Un très bel exemple du geste patrimonial, réduisant « Les grands écrivains français » à leur formule la plus passe-partout : dans la collection des Mini Larousse, le petit volume – très bien présenté et illustré, léger et pratique pour le transport –, Les grands écrivains français – De Rabelais à Camus où, pour donner les connaissances de base au grand public, Camus est, en 2011, un des 18 écrivains sélectionnés depuis la Renaissance ; la piqure de rappel, pour retourner vers son œuvre, est de cinq pages. Le chapeau sélectionne caractéristiques de l’intellectuel et faits marquants : « Homme de théâtre, journaliste, romancier et philosophe, Albert Camus a traduit dans son œuvre le sentiment de l’absurdité du destin humain né du choc de la Seconde Guerre mondiale. Il reçut le prix Nobel en 1957. » Le voilà lavé d’une naissance et d’une partie de vie dans l’Algérie coloniale. L’Absurde, lui-même, est ancré au Nord de la Méditerranée et non à son Sud et n’aurait rien à voir avec les contradictions vécues par un homme de gauche en colonie.
« Vivre avec Camus »
En 2013, pour le centenaire de la naissance de Camus, Joël Calmettes a voyagé à la rencontre de lecteurs de Camus, « aux quatre coins du monde ». Le résultat a été un documentaire de 54’, « Vivre avec Camus », tout à fait étonnant dont le DVD (Chiloé productions) offre une version longue du reportage en 75’ et un bonus de 20’. C’est dire qu’il y a de quoi écouter et apprendre en plus d’une heure trente d’images et de paroles. Le documentaire commence par le choix de phrases clés qui accrochent le spectateur et caractérisent l’intervenant. Une jeune femme déclare, « je pense que je suis un peu amoureuse de Camus » ; une autre, en allemand, affirme, « Camus m’a aidée à surmonter ma peur de l’escalade » ; une autre encore qu’il lui a permis d’être heureuse. Un homme le nomme, « mon oncle Camus », un autre encore le perçoit comme « un compagnon de route ». Immédiatement s’éclaire le titre de l’émission : toutes et tous vivent vraiment avec Camus. Le commentaire cadre alors la réception de l’écrivain « il a mis l’homme au centre de son œuvre pour donner du sens à sa vie, confronté au désordre du monde moderne ». On entend ensuite la voix de Camus lisant le début de L’Étranger. Toute l’émission sera ainsi ornementée par ces lectures : on sait combien la voix d’un auteur accentue le processus d’identification du lecteur. Sont associées aussi de très belles images de l’auteur, seul, en famille ou avec des amis : Camus est là, vivant.
Il n’est pas possible de décrire toute l’émission. Relevons-en quelques éléments : ce sont douze intervenants qui se succèdent avec, en apothéose, la chanteuse Patti Smithqui, le 10 décembre dernier, a représenté Bob Dylan à Stockholm pour la cérémonie de remise du Prix Nobel de Littérature. La chanteuse affirme qu’elle rend souvent visite à Camus, en le lisant. Sa lecture régulière lui donne « la soif d’écrire ». Le premier roman lu, une vingtaine de fois, est La Mort heureuse. L’émission finit sur une chanson qu’elle interprète en son honneur. Ce témoignage est rejoint par celui de Richard Carrick, pianiste à New York. Lui est fasciné par L’Étranger et, tout particulièrement, par la scène du meurtre. L’interprétant au piano, il veut faire sentir « les tourments que traverse Meursault », de la flûte de l’Arabe aux « cymbales du soleil » qu’immortalise l’écrivain. Dans cette postérité musicale, on peut aussi noter Anne Kathrin Reif à Wuppertal en Allemagne, journaliste mais aussi danseuse de tango qui est, pour elle, la danse même qui personnifie Camus ; Camus est « un compagnon », « un interlocuteur » qui lui a appris à savourer « le bonheur de l’instant ». Cette présence de Camus dans des gammes musicales très variées, nous la retrouverons plus loin avec Abd-Al-Malik.
Camus a aussi une importance conséquente pour les humanitaires : le reportage s’ouvre avec Thierry Brigaud, ancien président de Médecins du monde, qui avoue une sorte d’identification car Camus l’aide à se convaincre qu’au-delà de l’absurde, il faut vivre. L’Étranger et Le Mythe de Sisyphe sont naturellement cités. Son de cloche semblable chez Khaled Redouane à Alger à qui Camus a appris à dire non. Son livre est L’Homme révolté, « Je me révolte donc nous sommes ». Il est fasciné par l’intemporalité de cette voix, lui l’étudiant de mathématiques qui participe à des actions caritatives auprès de SDF. Rupert Neudeck à Cologne en Allemagne, fondateur d’une ONG, Cap Anamur, en 1979, déclare que La Peste était leur bible avec, en son centre, le message du Dr. Rieux, « il peut y avoir de la honte à être heureux tout seul ». Les candidats à leur ONG recevaient, en s’inscrivant, le roman de Camus, en poche. Tout au long de ses actions, Rupert Neudeck dit que Camus « lui glissait des choses à l’oreille ». Ronald Keine, à Détroit aux USA, gracié neuf jours avant d’être exécuté, témoigne avoir lu, miraculeusement, L’Etranger dans le couloir de la mort. Il a fondé ensuite un groupe « Certifié innocent » contre la peine de mort ; il donne des conférences et parle de Camus qui l’« aide à toucher les gens sur l’essentiel ».
Du côté de la transmission plus attendue, les enseignants : un professeur japonais, Hiroki Toura, à Osaka, a trouvé en Camus « son double » car, pour lui, il est indubitablement « japonais », par son amour pour sa mère, sa pudeur, sa discrétion, sa sobriété. Il travaille sur cette œuvre depuis vingt ans. Camus l’a réconcilié avec le monde, la réalité et lui-même. On sait que l’on va échouer mais on le fait quand même, « C’est très japonais » : une force pour vivre. Le rejoint Anne-Lise Roche-Brun, professeur de français à Versailles et… gendarme de réserve pour être en accord avec la morale de l’action, puisée dans Camus, son « maître ». Les trois lecteurs témoins ont des usages plus individualisés de l’œuvre camusienne : l’écrivain est leur « maître », leur « guide » dans la vie quotidienne par cet absurde affirmé mais qui n’est pas porteur de démission : tout au contraire cette affirmation invite au dépassement et à un entêtement à vivre : c’est le cas du poseur de parquet canadien, Peter Sariosek à Toronto, de Léo Tsimi à Douala au Cameroun qui se récite Le Mythe de Sisyphecomme un mantra dans sa voiture tous les jours et qui a fini par contaminer sa femme – Camus l’aide à surmonter les mauvais moments –, d’Islem Meghiref à Alger, que Camus a sauvé du suicide, « il n’y a pas d’amour de vivre sans désespoir de vivre ». Il est fier de rejoindre les 400.000 fans de Camus sur les réseaux sociaux. L’émission plus longue et le bonus réservent d’autres surprises avec les témoignages d’un prêtre français, d’un astrophysicien américain, d’une militante anti-nucléaire japonaise, d’une avocate américaine militante des droits de l’homme, d’une étudiante camerounaise qui a crée un club de lecture « Les Camusiens émus ». Six autres témoignages dans le bonus dont celui d’Abdl-Al-Malik, en train de peaufiner son spectacle sur et avec Albert Camus. Il a édité, chez Fayard, en novembre 2016, Camus, l’art de la révolte.
On éprouve des sentiments mêlés à la vision de ce DVD : étonnement, parfois même ahurissement quand l’étudiante camerounaise, Parfaite Mbaya, comme Anne-Lise Roche-Braun, se déclare amoureuse de Camus et serait prête à accepter sa demande en mariage s’il était vivant ! Étonnement aussi du besoin de guide : quand un livre est « choisi », il reste une sorte de livre sacré auquel on se réfère à chaque instant de sa vie sans tenter de le mettre dans le contexte de son écriture. Camus est lu et repris à satiété sans véritablement le resituer dans son époque. Intérêt certain enfin quand il s’agit d’artistes musiciens : l’interprétation au piano de la scène du meurtre de Richard Carrick ne laisse pas indifférent(e). Chacun extrait Camus de la vie qui a été la sienne pour pouvoir vivre avec lui, dans sa propre vie.
C’est le même constat que l’on fait avec Abd-Al-Malik. L’Art de la révolte (Fayard, 2016) est agréable à lire mais, comme les livres précédents du musicien, pèche sans doute par excès de bons sentiments et ne retient de l’œuvre et de la vie de Camus, comme bien des témoins du DVD que nous venons de parcourir, que ce qui fait écho à son propre parcours et à sa propre expérience. Il y a d’abord une identification au prix de quelques entorses à la réalité connue. Ainsi, la première partie donne un titre qui est une expression de Camus, « Dans ce monde de pauvreté et de lumière ». Belcourt devient une cité comme le Neuhof à Strasbourg ; peut-être un peu gêné par l’appellation constante que Camus donne des autres habitants de l’Algérie, « les Arabes », l’artiste la remplace systématiquement par « les Algériens », preuve même d’une incompréhension du texte camusien et de petites touches rectificatrices de l’icône : « Ce Camus dont je fais la connaissance est avant tout un homme, un être de chair et de sang. L’exact contraire d’une figure de papier, c’est un miroir. Une figure christique qui ne parle ni le langage du martyr, ni celui du divin, du saint ou du prophète. Sa transcendance est ailleurs, et se loge pourtant dans cette famille monoparentale où j’évolue… » Camus devient « un grand de la cité », « un grand frère » personnage récurrent dans tous les livres d’Abd-Al-Malik. Il a trouvé son héros :
« Quand j’ai lu Albert Camus J’étais Meursault en jean baskets Et Sergio Tacchini Condamné parce que je n’avais pas pleuré Quand papa était parti… »
On trouve ensuite une sélection assez drastique de ses textes : la question n’est pas de connaître toute l’œuvre de Camus mais d’en élire des pages exemplaires pour se les répéter et les transmettre à satiété. Le spectacle musical, « L’Art et la révolte », qu’Abd-Al-Malik joue depuis trois ans a sûrement une portée encore plus grande que le livre de 2016, grâce à la musique, à l’interprétation de l’artiste et au mélange de textes : « Écrire un livre, différent, et l’intituler Camus, l’art de la révolte. Prendre L’Envers et l’Endroit et les Carnets pour références ». La référence à Camus et les textes choisis forment ainsi un écrin de légitimité pour l’artiste populaire. Se hisser sur les épaules d’un « grand » est toujours porteur.
Cette sélection s’accompagne d’une essentialisation du texte, lu par citations choisies, sans le replacer dans un contexte. Comme exemple, que l’on peut multiplier, les extraits choisis pour ouvrir le livre : « J’essaie, en tout cas, solitaire ou non, de faire mon métier », extraits d’un discours connu de Camus, « Ce que je dois à l’Espagne » … : rien dans les choix du rappeur du moment où Camus prononce ces mots, de la polémique forte et non-consensuelle qui l’oppose à ses adversaires, du sens de sa fidélité à l’Espagne républicaine. Que reste-t-il d’un texte fort lorsqu’on lui enlève ses pilotis ?
Qu’au prix de ces opérations, on témoigne d’une lecture n’est pas contestable. Mais tout cela pose la question de la lecture de la littérature : on est dans une lecture d’admiration dont on connaît les écueils, de l’exaltation à l’identification. Violaine Houdart-Merot a étudié dans « Le sujet lecteur », ses mécanismes contradictoires, à la fois porteurs de l’amour de la littérature mais obstacles à l’acquisition d’un savoir par la formation à l’esprit critique par la lecture : « Admirer un grand écrivain ou une grande œuvre, c’est donc tout un : c’est voir comment le génie littéraire est l’expression d’une grande âme. La lecture scolaire d’admiration est dans la lignée de la critique d’admiration qui se développe à l’époque romantique, très manifeste par exemple dans les pages que Hugo consacre à Balzac à l’occasion de son éloge funèbre ou à Shakespeare et Eschyle dans son William Shakespeare ».
Remettre en cause la critique d’admiration, dans le processus de transmission des questions que pose une œuvre, a pour objectif de rendre le lecteur plus libre, à même de prendre ses distances et de ne pas utiliser l’œuvre comme un manuel de morale mais de dialoguer véritablement avec elle. La belle phrase de Barthes est rappelée en conclusion : « Ma conviction profonde et constante est qu’il ne sera jamais possible de libérer la lecture si, d’un même mouvement, nous ne libérons pas l’écriture ». C’est à cette libération par l’écriture que nous nous intéressons enfin.
Penser et écrire avec Camus : d’un dialogue
Depuis les années cinquante, des écrivains algériens ont établi un dialogue, plus ou moins musclé, plus ou moins feutré, avec les œuvres d’Albert Camus et particulièrement L’Étranger. L’occasion du centenaire de sa naissance ouvre encore l’éventail de ces écrivains choisissant soit de « dialoguer » avec Camus, soit de le fictionnaliser, autre forme d’échange.
Avec ces plus de deux cent noms recensés et près d’un millier de contributions diverses, le livre collectif, Quand les Algériens lisent Camus, a eu le désir de sortir des clichés à propos de « Camus et l’Algérie », de l’amateurisme ou de certitudes au pays et hors du pays. Le recensement a privilégié plus d’une dizaine de textes qui sont reproduits intégralement et qu’on doit lire en suivant la chronologie car on n’écrit pas sur Camus en 1959 comme on écrit à son propos en 2011 ou 2013 : Mouloud Feraoun, Taleb Ibrahimi, Jean Sénac, Aziz Chouaki, Mohammed Dib, Arezki Metref, Mustapha Chelfi, Messaoud Benyoucef, Omar Merzoug, Karim Amellal. En écrin précieux à l’ouvrage publié chez Casbah Editions, le magnifique portrait de Camus par Denis Martinez, à lui seul, une lecture algérienne de l’écrivain, né à Mondovi en 1913.
Arrêtons-nous sur Salim Bachi qui a publié en 2013, Le dernier été d’un jeune homme. Interrogé en 2010 dans Télérama par Akram Belkaïd, il déclarait : « On ne peut se passer du Camus penseur politique pour comprendre le Camus écrivain et artiste, affirme-t-il. Les deux sont liés, et l’intérêt pour des écrivains de ma génération est de pouvoir penser Camus dans sa totalité et sans a priori idéologique. Camus n’est pas non plus l’écrivain raciste que l’on a voulu nous faire croire. Il est, avant tout, le témoin de son temps et, pour moi, un témoin plus intéressant que Sartre en ce qui concerne l’Algérie. » Se glissant dans le plus intime de l’écrivain, il en adopte le style en un exercice réussi puisque nous avons l’impression d’entendre Camus. La nouvelle mise en mots délivre des significations qui sont celles que le romancier algérien veut faire entendre sur son aîné. En se situant avant la fracture qu’a représentée la publication de L’Homme révolté et avant l’insurrection algérienne de 1954, Salim Bachi opte pour une période moins conflictuelle, déplaçant le regard des lecteurs d’aujourd’hui des points de tension extrême et offre une fiction relativement nouvelle par rapport à d’autres tentatives du même genre. On peut aussi citer des textes ou des récits qui s’installent dans ce dialogue de façon très intéressante comme ceux, parmi les plus récents, de Salah Guemriche, Hamid Grine, Maïssa Bey, Denise Brahimi, Brahim Hadj Smaïl, Alek Baylee Toumi.
Mais, indubitablement, la palme d’or dans la réussite de cet échange revient au roman de Kamel Daoud, Meursault contre-enquête, cette même année 2013. L’extension et la transposition que donne Daoud à L’Étranger comblent les non-dits sur cette affaire « algérienne » et réancrent le roman dans la terre d’Algérie, laissée de côté par de nombreuses études du récit en France et à travers le monde. Kamel Daoud rejoint des interprétations universitaires – même si c’est une gente que le romancier ne porte pas dans son cœur… – qui ont expliqué ainsi l’escamotage de l’Arabe sur la p(l)age. De plus il interpelle la société algérienne postindépendance en un geste salutaire. Maâmar Farah, journaliste, écrivait le 11 novembre 2014 dans Le Soir d’Algérie : « Nous avons perdu un Goncourt mais nous avons gagné une lumière jaillissante dans notre nuit noire, peuplée de fantômes du passé et de zombies du présent. Nous avons réappris à croire en nous et à relever la tête, après tant d’hiers, tant de malheurs et de règnes interminables de l’absurdité à l’état pur tantôt imposés par les douktours prétentieux et incultes, tantôt régentés par des imams cathodiques intolérants et stupides ». De façon très différente d’Abd-Al-Malik, ce roman, en ne faisant pas de concession et en se hissant sur les épaules d’un aîné admiré et bousculé, oblige à regarder plus loin à l’horizon, à dépasser la période coloniale après avoir fait solde de tout compte, pour se regarder en face.
Il était intéressant alors de rechercher cet échange avec Camus, en dehors de ce récit, dans les chroniques journalistiques de Kamel Daoud qui viennent d’être publiées, conjointement en France et en Algérie. La référence à Camus y intervient dès 2010. Une de ses chroniques du Quotidien d’Oran, du 27 avril 2006, « L’Étranger de Camus n’est plus le pied-noir » m’avait frappée. Il y a sous la plume de Kamel Daoud, l’affirmation d’un avenir possible moins déceptif si la mémoire pervertie n’occulte pas ses potentialités ; un avenir sans Meursault, sans Caïn et Abel (les frères ennemis, mythe privilégié par Camus) et en redonnant à l’absurde son sens usuel et non celui d’une philosophie existentielle. Dans un Café littéraire à Béjaïa, Kamel Daoud a affirmé en janvier 2014 : « J’ai démantelé l’œuvre de Camus, mais avec amusement ». Il faut croire que l’amusement n’est pas incompatible avec un travail en profondeur et en connaissance de cause de l’œuvre du « démantelé »…
Les Chroniques retenues dans l’ouvrage qui vient d’être édité chez Actes Sud, Mes indépendances, sont prises aux six dernières années (2010-2016). Aussi la chronique que nous venons de rappeler n’y figure pas mais montre que la référence à Camus n’est pas opportuniste (centenaire de la naissance de l’écrivain) mais présente depuis plusieurs années, sous la plume enlevée et acerbe du journaliste-écrivain.
Son préfacier S.A.S. (Sid Ahmed Semiane), journaliste connu en Algérie, écrit très justement dans sa préface : « Il refuse d’être otage de l’histoire coloniale quand tout le récit national est tissé autour de cette notion. Nous avons décolonisé un pays, il nous reste à décoloniser son histoire. L’histoire est un héritage à préserver et à revendiquer en tant que tel, pas un pénitencier à fortifier ». Dans son introduction forte et substantielle dont on voudrait citer chaque ligne, Kamel Daoud tisse l’éloge de la chronique, « L’exercice au vif » en la qualifiant d’« exercice d’insolence juvénile », d’« espace d’enjeux », d’un « art qui, contrairement aux arts patients, (s’exerce) au rythme fou du quotidien » et il en donne quelques caractéristiques : « une syntaxe brisée, des métaphores qui brassent l’algérien, langue des sens, et le français, langue du sens, ou l’arabe libéré du carcan des siècles ». Se lancer dans l’écriture en français a été, pour lui, une libération et une prise de conscience : « Les Français sont partis depuis très longtemps, mes maîtres d’école ne sont plus là, je suis libre, je peux écrire comme je veux, personne ne me surveille, cette langue est mon intimité et mon chant de dissidence ». Et il conclut par une formule choc dont il a le secret : « La chronique est donc un art majeur en Algérie, signant le retour féroce du journalisme d’opinion ». Notons, en passant, que ces sept pages sur ce « genre », conjuguant journalisme et littérature, ne font aucune allusion à Camus. Pour cela, il faut lire six chroniques.
La première, celle du 28 octobre 2010, est peut-être la plus virulente : « Variantes oisives sur le mythe de Sisyphe ». Résumant en deux lignes ce qu’en fit Camus, il se lance dans « un abîme de variantes » où il croque « Sisyphe croyant », « Sisyphe refusant de pousser la pierre » et attendant que d’autres passent pour faire le travail à sa place ; Sisyphe assassiné par ceux qui veulent le voir disparaître de la terre ; « Sisyphe plus intelligent » qui invente des techniques pour venir à bout de sa tâche ; il y a aussi le Sisyphe kamikaze, le Sisyphe ergoteur, politicien… Que fait Sisyphe quand il dort ? Pourquoi est-ce un homme solitaire ? La réponse à ces questions est pleine d’humanisme.
La chronique du 21 août 2011 est un clin d’œil immédiat à l’aîné ! « Nouvelles misères en Kabylie » auquel elle ne fait allusion qu’en conclusion mais pour toujours revenir à l’Algérie d’aujourd’hui.
« La civilisation et l’anarchie : selon Ould Kablia et Meursault », le 16 mai 2013. A cette période, Kamel Daoud est sans nul doute plongé dans les textes camusiens puisque son roman va sortir cinq mois plus tard au Salon international du livre d’Alger début novembre. Il est à noter que le premier nommé dans le titre de la chronique est alors ministre de l’intérieur. En mettant en écho ce qu’il dit de la passivité et de la paresse des Algériens et les phrases de L’Étranger sur les Arabes, Kamel Daoud propose un parallèle décapant : Ould Kablia parle dans les mêmes termes qu’un « bon colon » — « l’arabe algérien est « par nature » anarchique, paresseux, fainéant, fourbe et glissant, poussé à l’anarchie par pente et rendu à la civilisation par la colonisation ». Si les attitudes sont les mêmes de la part des administrés, c’est qu’administration coloniale et administration nationale ont la même démarche et la même distance vis-à-vis des Algériens.
Le 11 novembre 2013, le chroniqueur touche une question qui déchaîne les passions au pays : « Rapatrier un jour les cendres de Camus ? » Il effleure la qualification d’algérien, décernée ou refusée à Camus en voilant ce qui relève du juridique et ce qui est appartenance à une terre. Si le débat est difficile, « viendra un jour où, pour continuer à vivre, ce pays cherchera la vie plus loin, plus haut, plus profond que sa guerre ». Il faut accepter toute l’ampleur de l’Histoire : « Et nous serons grands et fiers lorsque nous nous approprierons tout notre passé, nous accepterons les blessures qui nous ont été infligées et ce qu’il en naquit parfois comme terribles fleurs de sel ou de pierre ». Quand cessera la brûlure de la blessure coloniale, « on pensera à rapatrier les cendres de Camus car il est notre richesse d’abord avant d’être celle des autres ». Et il conclut : « Cet homme obsède encore si fort que son étrange phrase deL’Étranger vaut pour lui plus que pour son personnage : Hier Camus est mort, ou peut-être aujourd’hui. On ne sait plus. On doit pourtant savoir et cesser ».
Le 13 décembre 2014, « Chez Laurent Ruquier mais dans ma tête », est une chronique écrite après son passage à On n’est pas couché, en même temps que de nombreux entretiens et rencontres de presse. Ce « ballet » a repris avec la sortie de Mes Indépendances et l’on a senti à chaque fois, Kamel Daoud, attentif, un peu crispé, vigilant que ce soit à La Grande Librairie ou dans les nombreux entretiens ici et là : « Parler en France pour un Algérien est dur : c’est à la fois choisir des mots, choisir des histoires, choisir un passé, un risque, un trébuchement. On ne dit pas en France ce que l’on se dit entre nous sur l’Algérie : règle une. Règle deux : notre âne est meilleur que leur cheval, précise le manuel du décolonisé. Règle trois : chaque mot a deux visages, trois sens, quatre synonymes et cinq boules de fer au pied. […] Comment dire à la fois que la colonisation est un crime mais que l’indépendance est un désenchantement ? »
La dernière chronique est sur un autre registre : « La rature de Camus », 17 décembre 2015. L’écrivain évoque sa rencontre avec le manuscrit du Mythe de Sisyphe que possède l’université de Yale aux USA. Remarque d’abord sur la calligraphie de Camus : « autant le style de cet homme est une rigueur de chiffres, autant sa calligraphie est une étreinte étouffée d’encre et de brusqueries ». Kamel Daoud est littéralement fasciné par les ratures : « Déchiffrer la rature, c’est surprendre alors le temps dans son imperfection ». Magnifique texte encore une fois qui invite à lire toutes les chroniques oscillant entre immédiateté et formules qui font mouche et réflexion en profondeur sur des objets jamais frivoles.
Pour conclure de façon plus légère cette déambulation en « Camusie », ces deux dessins de Dilem, publiés dans la presse en Algérie, que nous livrons à la sagacité de l’humour des lecteurs…
Parmi les auteurs du putsch d'Alger (21 avril 61) que de Gaulle qualifia de "quarteron de généraux", il y avait Raoul Salan.
Dans L'Express du 27 avril 1961
Il y a un mois, à Madrid, dans une chambre d'hôtel, deux officiers à la retraite discutaient de leurs désaccords et parlaient de l'avenir. Face à face, le colonel Jules Roy, l'auteur de La Guerre d'Algérie, et le général Raoul Salan, l'exilé de "l'Algérie française". Aujourd'hui, cette conversation éclaire, mieux que tout autre témoignage, l'entreprise du "quarteron" d'Alger.
J'ai rencontré plusieurs fois le général Salan en Indochine. Plus particulièrement dans la citadelle de Na-San, chef-d'oeuvre d'aberration mentale, répétition du désastre qui mit fin à la guerre. Sur le plan militaire, je m'étais permis des objections qu'il rejeta négligemment. Non, les Viets ne pouvaient pas tirer sur la piste d'aviation sans être détruits. Quant à Giap, je ne le connaissais pas, il en était à digérer son manuel du gradé d'infanterie. Na-San fut évacué de justesse et ce ne fut pas le général Salan qui paya les pots cassés de Dien-Bien-Phu, mais son successeur. Salan, jusqu'à présent, avait toujours eu de la chance. Si je parle de lui à l'imparfait, c'est parce qu'il n'en a plus.
A Madrid, où j'étais le 12 mars dernier, je lui téléphonai et il accepta de me revoir. "Nous sommes deux officiers, me dit-il, nous pouvons parler librement de ce qui nous oppose".
Si Challe incarne l'ambition et l'autorité, Zeller la ruse et la mesure, Jouhaud la détermination, Salan était à la fois ambition et ruse. Son visage cuit de tigre royal, impassible d'ordinaire, frémissait et se crispait brusquement, ses yeux se plissaient, un sourire vite figé glissait parfois sur ses lèvres. Mince, élégant, vêtu d'un pantalon de flanelle, d'une chemisette de soie beige et d'une veste de tweed, jeune d'allure, mêlant la douceur et le tranchant, le regard baignant dans une eau grise semée d'éclats, il me reçut avec une affabilité marquée et me fit asseoir près de lui dans le modeste cabinet de travail dont le capitaine Ferrandi entrebâillait de temps en temps la porte sur un masque triste et glacé. Chacun de ses gestes était d'un homme sûr de soi, qui observait pour l'instant, en retrait, le conflit.
Sur une table, un jeu de cartes était étalé. Le soir, les parties de poker se prolongeaient avec l'aide de camp. De son amour du faste et de l'apparat, seul héritage qu'il eût reçu du maréchal de Lattre qui le malmenait, que gardait-il ? Un appartement de série dans un hôtel d'exil, des notes de téléphone fabuleuses et beaucoup de clefs de coffres et de valises. L'officier le plus décoré de l'Armée française ne portait plus rien à la boutonnière.
La seule vertu des armes
De ses déclarations, je citerai l'essentiel : "C'est moi qui ai crié : Vive le général de Gaulle, le 13 mai. Et pourtant, si je suis ici, c'est parce qu'on m'a chassé d'Algérie. Pour quelles raisons ? J'ai proclamé que nul n'avait le droit de céder un pouce du territoire national sans trahir. Le ministre m'a convoqué assez gentiment et m'a bouclé en métropole. Que signifient ces procédés ? Ici, du moins, je suis libre de mes actes. Les policiers espagnols me protègent, c'est tout. Écoutez-moi. Nous avons trahi une jeunesse, et cette jeunesse monte. Elle n'acceptera pas que nous lâchions sa cause. Même si cela arrivait, je ne vois pas Ferhat Abbas à Alger, car il devrait y arriver et les Français de là-bas ne seraient pas les seuls à l'en empêcher. Les musulmans veulent vivre et travailler avec nous, à condition que nous soyons des Français nouveaux et non ceux qu'ils trouvent près d'eux. Vous vous êtes élevé contre la façon dont celle guerre se fait. D'accord. On s'est trop tué et trop mal tué. Il n'empêche que nous ne pouvons pas abandonner l'Algérie comme ça, en croyant y rester si l'Armée s'en va. Les gens du F.L.N. nous mettront à la porte d'une façon brutale et dans le désordre. Ils ne supporteront pas notre existence. Et puis, qu'est-ce qui succédera à ce désordre ? Ces gens-là n'arriveront pas à commander leurs troupes. Vous en connaissez quelques-uns de bien parmi eux ? Combien ? Je ne suis pas parti sur un coup de tête : je savais ce que je faisais. La situation évoluera. Les Français d'Algérie se révolteront, je leur fais confiance pour ça, et en France il y aura des braves gens pour ne pas les laisser assassiner. Alors ? Eh bien ! nous avons de quoi lever et équiper une armée de 250 000 hommes là-bas et, avec l'aide des musulmans, nous ferons la véritable Algérie française..."
A quoi servait de l'interrompre ? Je l'ai tenté à deux reprises inutilement. Sur la question des harki, par exemple. Il n'écoutait pas : il ne voulait pas croire que les harki pouvaient rejoindre les rangs du F.L.N. aussi facilement qu'ils s'étaient engagés de notre côté. Et quand je lui dis qu'il se trompait à propos de la métropole, il eut le même geste de la main et le même pli oblique des lèvres pour me laisser entendre qu'il était convaincu du contraire.
Sur l'Armée, il était moins obstiné et moins absolu qu'Argoud. Mais tous les hommes du pronunciamiento se rejoignaient sur le même principe : quiconque osait toucher au dogme de la seule vertu des armes était frappé d'excommunication majeure ; quiconque osait dire ou écrire que l'esprit doit prédominer ou dénonçait les abus de la force commettait l'impardonnable péché qui devait mener, je le supposai, au peloton d'exécution. Il était permis de s'attaquer aux institutions, aux chefs et même à l'Etat, jamais, même quand elle commettait des erreurs de jugement, à cet Etat dans l'Etat qu'était devenue l'Armée, déclarée guide suprême et infaillible, même en ses aveuglements.
Clovis et Francine le jour de leur mariage./ Photo Le Petit Bleu
Soixante ans c’est une vie entière ou presque. Soixante ans séparent la mort de Clovis Creste, décédé en Algérie en 1958, et le décès le 23 août dernier, à 92 ans, de Francine, sa femme. Mercredi à Lafox, le couple se retrouve pour être incinéré selon les volontés de la défunte.
« La mort les avait séparés, mais jamais l’amour. » Dans la voix d’Hélène leur fille, l’émotion d’un enfant qui a vu son père partir. « Il est mort pour la France. » Le 29 octobre 1958, le sergent-chef Creste est inhumé une première fois dans l’Oranais, à Chleff. Il avait 31 ans, les honneurs militaires lui sont rendus et il est décoré de la Légion d’honneur à titre posthume.
Lors de la première inhumation de Clovis, en Algérie./ Photo Le Petit Bleu
Rapatriées par l'armée
D’une vieille boîte en fer que sa mère conservait, Hélène a extrait une image douloureuse des obsèques de son père en Algérie. Deux inhumations « avec ma mère, nous sommes revenues grâce à mon oncle. » Jean Charaire est à l’époque antiquaire en ville. « La famille s’est cotisée pour lui permettre de venir nous chercher. Ma mère et moi nous avons été rapatriées par l’armée française. » Plus d’un an après, le cercueil de Clovis Creste revient en France.
Le 12 décembre 1959, il est inhumé au cimetière Gaillard. « Auparavant » détaille encore sa fille, « il y avait eu une cérémonie officielle avec le préfet, le maire d’Agen et le député. » C’est la deuxième inhumation du soldat Creste. Les anciens combattants lui rendent un dernier hommage au cours d’une cérémonie qui emprunte le boulevard Carnot de cette fin des années 1950.
Lors de la deuxième inhumation de Clovis, en 1959 à Agen/. Photo Le Petit Bleu.
Chaque semaine sur sa tombe
La guerre d’Algérie continue, Francine Creste vit désormais à Agen, où elle et son maris se sont unis en octobre 1951. « Chaque semaine, ma mère fleurissait la tombe de mon père. Elle voulait être incinérée alors j’ai fait exhumer le corps de mon père pour qu’il repose dans un cercueil en bois et qu’une célébration commune l’unisse une dernière fois à ma mère. » Comme en 1959 lors des deuxièmes obsèques du sergent-chef Creste à Agen, des associations d’anciens combattants veulent lui rendre hommage. Il sera double car Francine, veuve de guerre « est restée très fidèle à sa mémoire et elle restait présente auprès des associations. »
Francine encore ne s’est jamais remariée. « Pour ma mère, mon père était mort la veille. Moi je fais un double deuil mercredi. » Née au Sénégal au gré du parcours militaire de Clovis, sa fille parle d’un « amour inouï, fusionnel. À la mort de mon père, ma mère s’est fermée. » Le couple, se souvient Hélène, s’est rencontré à l’Eldorado, un lieu de nuit d'Agen, en 1948.
Le bleu et le blanc pour elle
« C’était à l’occasion d’une permission. » Francine est restée trente ans à la crèche Ducourneau. Hélène assiste mercredi à l’inhumation de son père, la troisième, la dernière. « J’étais trop jeune à l’époque de sa mort. » Avant le crématorium, une cérémonie religieuse en l’église Saint-Christophe de Lafox. Un drapeau tricolore pour lui, du blanc et du bleu pour elle.
Habilement construit, ce premier roman réussi d'une trentenaire interroge les non-dits de l'Algérie française. Et dessine le héros en personnage hanté par une double vie, et un passé qu'il ne surmonte pas.
Comme un air de tango, deux pas en avant, trois autres en arrière. Construit en flash-backs et en aller-retour, ce premier roman s’ouvre sur un bal à l’ambassade de France à Alger, en avril 1970. Rose, “la plus douée, la plus gracieuse” des jeunes femmes présentes, danse avec bonheur sur la piste. Contrairement à Louis, dont on apprendra, peu après, qu’il est son mari. Côté face, la vie avance, belle et fragile comme ces fleurs qui donnent leurs noms à plusieurs des héroïnes féminines. Côté pile, une fêlure s'étend, qui se fera cassure. Le décor est planté, le roman va et vient entre 1958, en pleine guerre d’Algérie, et 1998, un soir de finale de coupe du Monde qui fit hurler de joie une France en liesse.
"Comprendre le silence"
Louis et Rose incarnent un couple typique des années 60. Après avoir été envoyé comme soldat en Algérie pendant la guerre, il gagne bien sa vie dans le pétrole. Il est donc resté, à ce titre, dans le pays où il a combattu (qu'il a combattu ?), pour exploiter les ressources en énergie, pour le compte d'une grande firme pétrolière. En compagnie d'autres expatriées à qui le désert sert de prison, son épouse au foyer s'ennuie, et s'occupe de sa fille unique, Iris -encore un nom de fleur. Rose peine à comprendre cet homme qui crie la nuit, et semble étouffer un cauchemar récurrent. Lui cache ses failles, et peut-être davantage. L’intrigue avance, implacable, et se dénouera sur un coup de tonnerre.
Ne dévoilons pas tout tant la construction de ce roman est finement tissée, tout en suspense et progression. S'il semble si achevé, est-ce parce qu'il a pris tout son temps pour arriver à maturation ? Dans un café au soleil près de Montparnasse, Aurélie Razimbaud, souriante, nous dévoile sa genèse. "Le point de départ, nous explique-t-elle, c’est le silence de mon grand-père autour de la guerre d’Algérie. J’avais envie de comprendre le silence, imaginer ce qu’ils avaient vécu, rendre la parole aux appelés. Restituer, dans ce livre, la guerre qui continue, entre communautés. Tout ce qui se loge dans le cœur des hommes, après une guerre qui n’a pas été nommée".
"Commencer par quelque chose de solaire"
En 2011, pour se documenter, elle plonge dans les indispensables. Dévore la somme d'Yves Courrière sur la guerre d'Algérie ("Les fils de la Toussaint", Le temps des léopards ...) ainsi que les ouvrages de l'historien Benjamin Stora. Côté documentaires, elle visionne les œuvres de Patrick Rotman. En 2013-2014, les allocations-chômage et un temps de latence entre deux contrats dans l'édition lui offrent le temps de rédiger un premier jet, en 2015. Albin Michel y voit les prémisses d'une oeuvre, et lui fait reprendre l'architecture. Elle s'y attelle, jette à la poubelle le début, un peu trop historique. Elle "commence par quelque chose de solaire, en apparence léger. Par le vernis qui va s’écailler". La maison d'édition d'Amélie Nothomb accepte le manuscrit en 2017 ... pour publication en 2018. Elle attend, avec un brin d'anxiété, le verdict des lecteurs. S'il est identique au nôtre, ils ne lâcheront pas cette "Vie de pierre chaudes" placé sous la bénédiction d'Albert Camus, et sous le signe du soleil.
"Une vie de pierres chaudes", Aurélie Razimbaud (Albin Michel, 240 pages, 18 euros)
Extrait
Avant de se lever et de quitter l'atrium, il eut ces quelques mots qui allaient la hanter longtemps, jusqu'au jour où, des années plus tard, elle serait enfin capable d'en mesurer l'ampleur :
- Il y a un temps pour la guerre. Il y a un temps pour l'amour. Il y a un temps pour l'oubli.
Ce qu'il y a de terrible dans cette épidémie de choléra, c'est qu'elle a montré les limites et les graves défaillances du système de santé actuel. Depuis le début de la maladie jusqu'à aujourd'hui, aucun des responsables du secteur n'a donné une quelconque assurance aux Algériens sur le fait que la maladie était maîtrisée. Pis, avec des communiqués contradictoires, sur le peu qu'il y a eu, les responsables en charge de la santé des Algériens n'ont fait qu'aggraver la situation sur le plan psychologique, provoquant un début de panique. En une semaine, il n'y a pas eu également de réactivité du gouvernement, autant pour rassurer les Algériens quant à la prise en charge de cette maladie que pour donner des signaux rassurants aux pays de la région qui suivent minutieusement tous les développements et les informations données, même au compte-goutte, sur la propagation de la maladie.
Fatalement, des pays voisins s'en sont inquiétés et ont mis en place des dispositifs de prévention, alors que dans le pays, en particulier dans les wilayas touchées, aucun dispositif particulier n'a été pris. Ce qui est étonnant et dramatique pour ceux qui craignent pour la santé de leurs enfants, de leurs proches. Depuis le début, le ministère comme les autres autorités sanitaires, dont l'Institut Pasteur, ont montré un grand amateurisme, par ailleurs préoccupant, à prendre en charge une maladie qui risque de devenir problématique pour la santé publique. Autre «couac» de l'action publique, c'est cette incapacité des responsables du secteur à accorder leurs violons et servir à l'opinion publique une information viable, correcte, dépouillée de toute approximation et en temps réel. Au lieu de cela, il n'y a eu que des tâtonnements, des approximations et aucune certitude quant aux causes et l'origine de la maladie, son vrai foyer et les mesures de prophylaxie à suivre pour éviter toute contagion.
Sur un autre registre, il y a lieu de relever ce silence incompréhensible du gouvernement, jusqu'à hier, sur un cas potentiel de menace contre la sécurité du pays, d'autant que les structures hospitalières sont tout à fait capables de prendre en charge cette maladie, mais à condition qu'il y ait une cellule de veille des grandes pandémies. Ce que le secteur de la Santé ne possède pas, et cela est d'autant étonnant que la nouvelle loi sanitaire, défendue «bec et ongles» par le ministre Mokhtar Hasbellaoui, n'en fait aucunement mention. Or, les experts de la santé ont depuis toujours appelé à la mise en place d'une vraie structure sanitaire de veille contre les épidémies, les grandes maladies, avec ses experts et son personnel. Beaucoup estiment ainsi que si une telle structure existait, l'épidémie actuelle de choléra aurait été vite dépistée, son foyer circonscrit et les causes mises en évidence. Hélas ! Les deux dernières lois sanitaires n'ont pas prévu un tel organisme, ce que doit, par contre, le gouvernement revoir pour donner plus de flexibilité à la prévention sanitaire des grandes pandémies.
Certes, aucun pays au monde n'est à l'abri de telles épidémies, mais aucun pays bien organisé et disposant de l'infrastructure, du matériel et du personnel nécessaires ne commet l'erreur de sous-estimer la dangerosité de ces épidémies, ni attendre des ordres «d'en haut» pour prendre des décisions urgentes, radicales, salutaires. La propagation d'un virus comme la rumeur et la peur n'attendent pas des ordres signés. Maintenant, il faut espérer qu'il y ait moins de démagogie dans les explications officielles et plus d'efficacité pour éradiquer la maladie.
Quand la colère prend des dimensions cholériques, elle devient un état de «colérat». Soit un état qui dépasse de loin la coutumière colère que chacun de nous peut piquer à la contradiction du sort ou en face d'un mauvais traitement. Le «colérat» est une colère silencieuse qui se subit sans pour autant atteindre des cimes d'extériorisation. Il se la joue volontairement dans la dérision, et parfois même dans l'hérésie. Quand aucun robinet domestique ne sert à rien, sauf à remplir des chasses d'eau ou à faire couler une flotte indésirable dans la tuyauterie d'une salle de bains, à la limite permettre à son eau de faire bouillir nos états d'âme espérant voir partir en vapeur nos soucis et inquiétudes; c'est dire que la panique est en train de se débiter de ce même robinet. Comme toute épidémie qui peut sévir dans n'importe quelle contrée, elle ne peut que s'inscrire dans le grand registre de la santé publique. Dans le constat, la prévention, l'arrêt de sa contagion, l'éradication de ses causes et la prise de mesures nécessaires. Tout ceci reste cholériquement insuffisant. Et cette santé publique, qui est une mission constitutionnelle, un devoir patriotique et religieux, ne doit pas se circonscrire dans un apaisement en discours ou dans un procès-verbal de cellule de crise. La mobilisation générale, tel un état de siège, est à même d'affronter cette invasion comme un savoir-faire nationaliste envers un ennemi s'apprêtant à envahir pas nos territoires mais nos corps, nos existences et toutes nos espérances. Cette énième tare qui vient, c'est comme si l'on n'en a pas assez, pourrir la vie et la menacer d'extinction, ne peut être un produit engendré par la fatalité ou provoqué consciemment par des manœuvres politiques. Basses et criminelles seraient celles-ci, si c'en était le cas. L'eau n'est pas responsable de ceci, affirme-t-on à l'autorité compétente, mettant par conséquent au banc des accusés «les fruits et légumes mal lavés». Ceci tend à prouver une défaillance dans la chaîne du contrôle tant des services du ministère de l'Agriculture que ceux du Commerce. Le pays est en pleine panique, le robinet, le melon, la pastèque sont boudés, soit le dessert et la flotte des pauvres, alors que l'eau dite minérale prend des pentes et enrichit davantage les puisatiers industriels et les sourciers à grande échelle. Les chargés de ces secteurs peinent à se faire voir et surtout convaincre pour tranquilliser la population. L'on saura d'ici peu un autre jeu de jet de responsabilité. Ce n'est pas moi, c'est l'autre. Assurément, moi et toi. Le citoyen, le consommateur, cet auteur-victime ultérieur. Ainsi, comment ne pas piquer un «colérat» ?
Un film retraçant le parcours militant de Fernand Iveton, un communiste français ayant rejoint la guerre de libération algérienne contre le colonialisme, sera réalisé à partir du mois d’octobre prochain. C’est ce qu’a déclaré, le 23 août, le cinéaste Hélier Cisterne à l’APS.
La vie de Fernand Iveton, le militant communiste et anticolonialiste ayant combattu au côté des Algériens pour l'indépendance de leur pays, guillotiné à Alger en 1957 par l'administration coloniale, sera immortalisée par un film. C'est ce qu'a affirmé, le 22 août, Hélier Cisterne, le réalisateur du long métrage, à l'Agence Presse Algérie (APS).
Tiré du roman «De nos frères blessés» de l'écrivain français Joseph Andras, paru en 2016, le film va notamment s'intéresser «aux dernières années de la vie de Fernand Iveton, sa rencontre avec sa femme Hélène, ou encore son procès devant un tribunal militaire», a affirmé le cinéaste.
Vincent Lacoste est l'acteur français qui interprétera dans cette coproduction franco-algérienne le rôle de Fernand Iveton, et l'actrice luxembourgeoise Vicky Krieps incarnera celui de sa femme Hélène.
Le début du tournage est prévu pour le mois d'octobre prochain. Il se passera entre Alger et quelques villes françaises, a précisé le réalisateur, actuellement en repérage à Alger.
Fernand Iveton est né en 1926 à Alger. Il a travaillé comme ouvrier tourneur à l'usine de gaz d'El Hamma dans la capitale algérienne. Militant communiste, il rejoint les rangs de la lutte armée contre le colonialisme français après l'accord conclu entre le Parti communiste algérien (PCA) et le Front de libération national (FLN), en 1956.
Il a été arrêté le 14 novembre 1956 par l'armée française, après avoir déposé, le même jour, une bombe dans les vestiaires de l'usine de gaz où il travaillait. Une bombe qui n'a finalement pas explosé. Il est jugé, le 24 novembre 1956, par un tribunal militaire qui l'a condamné à la peine de mort.
près le refus de son recours par le Président français René Coty, il est guillotiné le 11 février 1957 dans la cour de la prison Barberousse, devenant ainsi le seul algérien d'origine européenne à être exécuté de la sorte.
Dans sa conférence lors du Forum de la mémoire d'El Moudjahid (le maquisard) tenu le 19 juin à Alger, à l'occasion de la journée nationale des condamnés à mort, Salah Chorfi, lui-même résistant et condamné à mort, a rappelé que 213 détenus avaient été exécutés par la France durant la guerre d'indépendance dont, précise-t-il, «141 à la guillotine, 43 par balles, quatre par empoisonnement et quatre autres brûlés vifs».
Un deuxième «1er Novembre» au cœur de la «métropole»
25 août 1958 – 25 août 2018. Soixante ans auront passé depuis les opérations des commandos de l’OS, l’Organisation spéciale, en France, et qui annonçaient l’ouverture d’un «second front armé» de la Guerre de Libération, cette fois, en plein territoire français, au cœur même de la «métropole».
L’ampleur de ces offensives sans précédent est telle que l’un des membres de «la Spéciale» qui ont pris part à ces opérations, en l’occurrence Abderrahmane Meziane Cherif, écrit dans son livre La Guerre d’Algérie en France : «Le 25 août est en quelque sorte notre 1er Novembre à nous, gens de l’OS.» Jacques Vergès, qui a préfacé le livre, relève pour sa part : «Les expériences du Vietminh et du FLN sont éloquentes.
Mais il est une expérience unique et par delà même méconnue, celle de l’OS en France. Jamais la lutte chez l’ennemi n’a connu une telle ampleur, illustrée entre autres par la destruction du dépôt pétrolier de Mourepiane.» Daho Djerbal dit sensiblement la même chose.
Lors d’une conférence donnée le 25 août 2015 à l’Historial, à Alger, dans le cadre d’une cérémonie commémorative organisée par l’ONM et dédiée au Second front armé, l’historien souligne : «C’est la seule fois au cours du XXe siècle où un peuple colonisé ouvre un front armé sur le territoire même du colonisateur.» «Ni les Vietnamiens, ni les Indochinois, ni aucun autre mouvement de libération, ne l’ont fait.» (voir El Watan du 26 août 2015).
Le moudjahid Mohamed Ghafir dit Moh Clichy, ancien responsable de la région Nord de Paris (Clichy-la-Garenne), puis chef de la Superzone de la Wilaya I (Paris Rive gauche) au sein de la Fédération de France du FLN, regrette que cet épisode pourtant crucial «soit tombé dans l’oubli».
Mercredi dernier, au deuxième jour de l’Aïd El Kébir, il s’est déplacé à El Watan pour déposer un document rédigé par ses soins et offrant un très bon résumé des événements du 25 août 1958 assorti d’une compilation d’articles de presse. Il nous disait il y a quelques années que cette offensive spectaculaire était à ses yeux «similaire au 1er Novembre 1954 en Algérie».
242 attaques contre 181 objectifs
C’est sur décision du CCE que cette bataille a été déclenchée sur le territoire de l’Hexagone. Autant dire dans la «gueule du loup». L’idée était dans l’air du vivant même de Abane et sous son impulsion, précise Moh Clichy. Dans les notes écrites qu’il nous a transmises, on peut lire : «La Fédération de France du FLN a décidé de mettre en application les objectifs de l’Organisation spéciale (OS) créée en 1957 (en France), et constituée de fidayins volontaires et de commandos formés en Allemagne et au Maroc pour des opérations paramilitaires sur tout le territoire français.
Il y a lieu de rappeler que l’Organisation spéciale a été placée sous la responsabilité d’un membre du Comité fédéral, Rabah Bouaziz, connu sous le nom de guerre de Saïd, et son adjoint Nasr-Eddine Aït Mokhtar, dit Madjid.» Selon un document de l’ONM, un recensement des opérations menées entre le 25 août et le 27 septembre 1958 fait état de «56 sabotages et 242 attaques contre 181 objectifs».
«Le 25 août, le FLN lance 242 attaques et 56 actes de sabotage dans la région parisienne, le nord, l’ouest et le sud de la France. Ces actes font 88 morts et 188 blessés», rapporte L’Humanité (voir : Le FLN en France : une histoire méconnue, mis en ligne le 22 septembre 2010).
Le journal français ajoute : «Le port de Marseille, où 16 000 m3 de pétrole prennent feu, est en flammes, il en est de même des dépôts de carburant de Gennevilliers, Vitry, du Petit-Quevilly, de Mobil Oil de Toulouse, de Port-la-Nouvelle. Des commissariats de police sont attaqués, des voies ferrées sont sabotées.
Ces actions du FLN en France, trois mois après l’arrivée de de Gaulle au pouvoir, le 1er juin 1958, font la une des médias mais surtout – c’était l’objectif recherché – de la presse internationale.»L’incendie du dépôt de carburant de Mourepiane est qualifié de «catastrophe nationale».
Mohamed Ghafir convoque ces mots du général Giap (né, heureuse coïncidence, un 25 août) : «C’est la première fois dans l’histoire des peuples qui luttent pour leur indépendance que le colonisé porte la guerre sur le sol du colonisateur.» Ces attaques ont surtout permis de «fixer» les troupes qui devaient renforcer le contingent français en Algérie, ce qui a contribué à desserrer l’étau sur les maquis de l’intérieur. «La France est obligée d’immobiliser des dizaines de milliers d’hommes du contingent pour garder les nombreux points stratégiques qui parsèment son propre territoire», indique le document de l’ONM.
Un second front pour souffler
Lors de sa conférence du 25 août 2015 à l’Historial, Daho Djerbal a analysé en profondeur le contexte historique de l’époque, qui était surtout marqué par la terrible répression qui a suivi le soulèvement du Nord-Constantinois. «Le peuple algérien est devenu un élément constitutif de la Guerre de Libération après le 20 août 1955», observe-t-il.
«Cet élargissement du front de la lutte armée à tout le territoire et à toutes les catégories de la population a fait qu’en France, on est entrés de plain-pied dans la guerre (…). Entre 1956 et 1958, les unités de l’armée française sont passées de quelques milliers d’éléments à plusieurs centaines de milliers pour atteindre 400 000 hommes en 1959.» «Les maquis commencent à subir un véritable rouleau compresseur à partir de fin 1957 (…).
Ce rouleau compresseur va atteindre plus de 60% des effectifs de l’ALN qui vont être éliminés. A ce moment-là, le CCE va décider d’ouvrir un second front armé en France, mais cette fois pour souffler, pas pour négocier.» Car, fait-il remarquer, le CCE avait tranché sur le principe de l’extension des hostilités sur le sol français avant 1958 : «Le 25 août, c’était la deuxième tentative d’ouvrir un second front en France.
La première offensive sur le territoire français des militants en armes de la Fédération de France du FLN a commencé en 1957. Elle a été menée simultanément en Algérie et en France. Elle devait constituer pour le Comité de coordination et d’exécution (CCE) un moyen de contraindre le gouvernement français à négocier et à trouver une issue rapide à la guerre. C’était aussi une manière de démontrer sur le terrain la capacité d’intervention du FLN et sa représentativité auprès des masses.» (El Watan du 26 août 2015).
La réunion de Cologne
Sur la genèse des événements, Me Ali Haroun livre des détails importants. Dans El Watan du 25 août 2008, pour le cinquantième anniversaire du Second front, il apporte un témoignage-clé qu’il entame par ce constat amer : «Le 25 août 1958, qui marque une étape importante du combat de l’émigration, mérite de sortir de l’oubli où il se trouve injustement confiné.»
L’auteur de La 7e Wilayaconfirme que le Comité fédéral avait expressément été chargé par le CCE d’étendre la lutte armée au sol français : «Lorsque le Comité de coordination et d’exécution (CCE), organe suprême du FLN, désigne en mai 1957 Omar Boudaoud responsable de la Fédération de France, il l’investit de certaines missions, en particulier celle de créer, dès que les circonstances le permettraient, un climat d’insécurité en France.»
Ali Haroun a raconté ensuite comment les choses ont été préparées un mois seulement avant le passage à l’acte : «C’est ainsi qu’en ce mois de juillet 1958, dans un village de la banlieue de Cologne, sur la rive droite du Rhin, l’auberge des Falken abritait une réunion du comité fédéral et des chefs des quatre Wilayas du FLN en France.
Le comité élargi estime que le FLN est arrivé à installer sur le territoire français une organisation politico-administrative et paramilitaire telle qu’il peut envisager le passage à une forme supérieure du combat. A cet effet, Boudaoud rappelle qu’il est investi d’une mission précise qui inclut, parmi les directives données par Abane Ramdane, celle d’ouvrir en France et au moment opportun un second front.
Le but : élargir le champ du combat, contraignant ainsi le gouvernement français à accroître ses dépenses militaires et son budget de répression, pour rendre sa politique impopulaire, et disperser ses forces, ce qui soulagerait d’autant les maquis. Les participants se donnent alors un mois de délai pour préparer, chacun dans son domaine, l’action envisagée. Levant la séance le 25 juillet, ils fixent le déclenchement au 25 août 1958 à 00h. Et chacun prend le chemin du retour vers sa circonscription.»
«La guerre vient de franchir la Méditerranée»
Au lendemain des attaques : stupeur et tremblements au sein de l’opinion française. «Le peuple français dans sa grande masse découvre par la presse, le 26 au matin, que la guerre vient de franchir la Méditerranée, au moment même où il commençait à s’en accommoder.
Commissariats, postes de police et casernes attaqués, dépôts de carburant incendiés, voies ferrées sabotées, objectifs économiques atteints, policiers et militaires visés, raffineries en flammes et quartiers entiers évacués… tout cela en une seule nuit», écrit Ali Haroun. «Dans la région parisienne, relate-t-il, les commandos, sous les ordres directs de Mohand Ouramdan Saâdaoui et Mohammed Mezrara, dit Hamada, passent à l’attaque.
A 2h05, l’annexe de la préfecture de police, 66 boulevard de l’Hôpital à Paris, est mitraillée. Sur les quatre policiers de garde, trois sont tués, le quatrième grièvement atteint. Les hommes pénètrent dans les lieux, allument des bidons d’essence. L’incendie fait diversion et l’épais nuage de fumée qui s’en dégage va protéger leur fuite.
Menée par Diafi et Messerli, l’action aura permis la prise d’un pistolet-mitrailleur 38 et d’un pistolet automatique de 9 mm. Le commissariat du XIIIe arrondissement est arrosé de rafales de mitraillettes. Quai de la Gare, un dépôt d’essence touché. La cartoucherie de Vincennes est visée. On se propose de la faire sauter.
L’attaque, dirigée par Larbi Hamidi, dit Amar, a lieu à 3h du matin. Mais des policiers alertés quelque temps auparavant patrouillent. Elle se solde par une intense fusillade : un policier tué, plusieurs blessés et du côté FLN, deux tués et huit blessés. Des dépôts de pétrole à Gennevilliers et à Vitry sont incendiés. Toujours aussi visés, mais sans succès, un hangar à l’aéroport du Bourget ainsi qu’une usine à Villejuif.» (Lire le récit de Me Ali Haroun dans El Watan du 25 août 2008).
«Tout ‘‘basané’’ devient suspect»
La réaction de la police française est brutale : «Comme il fallait s’y attendre, la répression se durcit. Un couvre-feu pour les Nord-Africains est instauré dès le 27 août dans le département de la Seine, le 3 septembre dans le Rhône et le 4 en Seine-et-Oise. Les ‘‘chasses au faciès’’ se multiplient à Paris, Marseille, Lyon, Belfort et les ‘‘transferts’’ en Algérie redoublent.
Tout ‘‘basané’’ devient suspect.» Les commandos de la «Spéciale» n’abdiquent pas pour autant, assure l’ancien dirigeant au sein la Fédération de France du FLN : «Le 31 août, attaque réussie de dépôts d’essence à Arles et de l’usine à gaz d’Alès, qui explose.
Le 1er septembre, les commandos essuient un échec devant le siège de l’Office algérien d’action économique (OFALAC), avenue de l’Opéra, à Paris. Le 2, explosion d’une bombe près de Rouen. Le 3, sabotage de la voie ferrée Paris-Le Havre. Les commandos s’attaquent, le 4 septembre, à l’aérodrome de Melun et le lendemain un autre sabotage entraînant le déraillement d’un train de marchandises à Cagnes-sur-Mer, dans le Midi.
Ainsi, les éléments de la ‘‘Spéciale’’ aussi bien que les ‘‘groupes de choc’’ de l’organisation – car de nombreuses actions contre les policiers et les gradés leur échoient – continuent à se manifester sur l’ensemble du territoire français, surtout contre certains commissariats dans lesquels les Algériens sont soumis aux interrogatoires ‘‘musclés’’.»
Désir d’épargner les populations civiles
Dans un communiqué publié dans le numéro 29 d’El Moudjahid, daté du 27 septembre 1958, et dont Mohamed Ghafir nous a laissé une copie, le CCE déclare : «Comme le 1er Novembre, la nuit du 24 août ouvre un chapitre nouveau de la lutte du peuple algérien pour son indépendance.»
S’adressant au peuple français, la direction de la Révolution expose sa stratégie en précisant : «Le CCE attire l’attention de l’opinion française sur le caractère strictement stratégique de notre combat. Le choix des objectifs et des méthodes démontre notre désir d’épargner les populations civiles.
Nous n’oublions certes pas les massacres de plus de 60 000 Algériens sans arme, dont un grand nombre de femmes et d’enfants (…). Il appartient au peuple français de sortir de son indifférence vis-à-vis de la guerre d’Algérie. Cette indifférence, cette apathie, laissent le champ libre à la politique néfaste d’une poignée d’ultras colonialistes.»
Et de rendre un hommage appuyé aux membres de la «Spéciale» en proclamant : «Quant aux moudjahidine des commandos et à tous les patriotes de la colonie algérienne de France, le CCE salue en eux les dignes fils de la fière Algérie. Leur courage force l’admiration. A tous ces héros, le CCE dit combattez farouchement l’ennemi en épargnant ceux qui sont sans défense. Montrez à l’univers que notre cause est juste et qu’elle triomphera (…). C’est cet idéal qui est le gage de notre victoire.»
Camus nous raconte la méchanceté du quotidien, l’ambivalence du soleil, la tendre indifférence du monde et la folie des hommes sacrifiant l’étal de leurs certitudes celui qui, parce qu’il ne sait pas mentir ni pleurer, ne leur ressemble pas. Revoir Camus, l'écrivain fraternel.
Aujourd'hui presque unanimement considéré comme un des grands hommes de la Nation, Albert Camus fut pourtant beaucoup décrié et critiqué par le passé. Camus n'a pas toujours été légitime en son temps. Libertaire refusant les extrémismes, défenseur de la classe laborieuse refusant le stalinisme. Réformiste contre le statu quo. Il faut aussi rappeler le contexte dans lequel s'inscrit la pensée de Camus : celui de la résistance, puis de l'épuration, du début de la consommation de masse, de la guerre d'Algérie, et de la fascination de beaucoup d'intellectuels français pour le système soviétique.
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