Mi-juillet, la conseillère départementale LREM Mounia Haddad, 29 ans, a été séquestrée deux jours durant par sa famille d’origine algérienne. Celle-ci n’acceptait pas son projet de mariage avec un descendant de harki. Après avoir décortiqué les structures anthropologiques de l’immigration algérienne, le politologue Jérôme Fourquet se penche sur les traces que la guerre d’Algérie a laissées dans notre société. Dans la France en proie au terrorisme, héritiers des harkis, pieds-noirs et combattants du FLN brassent des imaginaires concurrents.
Entretien avec Jérôme Fourquet (1/2)
1/2 « Dans la communauté algérienne, les mariages mixtes connaissent un coup d’arrêt »
Daoud Boughezala. Le mois dernier, la conseillère départementale LREM Mounia Haddad, 29 ans, a été séquestrée deux jours par sa famille d’origine kabyle. Celle-ci rejetait violemment en effet son mariage avec un petit-fils de harki, lui préférant une union arrangée au bled. Est-ce un fait divers isolé ?
Jérôme Fourquet. Non. Cette affaire est symptomatique d’une pratique qui existe. Le mariage forcé ou arrangé a disparu depuis longtemps en France, mais cette coutume persiste néanmoins dans certaines familles issues de l’immigration. Là où cette affaire est emblématique, c’est que Mounia Haddad présente tous les attributs d’une intégration totalement réussie tant sur le plan professionnel que sur le plan politique. Elle est cadre hospitalière, engagée politiquement à La République En Marche avec le titre d’élue départementale élue en tandem avec l’actuel président du Conseil départemental d’Indre-et-Loire.
Or, y compris dans ce type de famille bien intégrée, on constate la survivance de règles et de pratiques devenues étrangères aux comportements usuels de la société française.
Pour une grande majorité des musulmans, il est encore primordial qu’une jeune femme arrive vierge au mariage.
Qu’indiquent vos enquêtes sur les valeurs familiales de cette contre-société ?
Nos enquêtes attestent par exemple que pour une grande majorité de la population de confession musulmane, il est encore primordial qu’une jeune femme arrive vierge au mariage.
Le statut des femmes et leur champ de liberté, par exemple concernant leur sexualité ou le choix d’un conjoint, diffèrent des conceptions dominantes de la société française. La question du rapport à l’homosexualité reste également extrêmement taboue dans toute une partie de la population issue de l’immigration arabo-musulmane. Pourtant, l’ensemble de la société française connaît une décrispation globale par rapport aux questions de mœurs. Pour reprendre les catégories de Marcel Gauchet, la société française a achevé son processus de sortie de la religion (catholique) alors qu’une frange significative de la population issue de l’immigration arabo-musulmane n’est pas engagée dans ce processus (même si on note un phénomène de sécularisation dans une partie de ce groupe démographique).
Les jeunes hommes restent davantage fixés dans les cités, sont plus discriminés et réussissent moins à l’école que les jeunes femmes.
Il semblerait même qu’une dynamique inverse soit enclenchée. Optimiste à la parution de son essai Faire France (1990), la démographe Michèle Tribalat constate aujourd’hui une crispation morale et identitaire d’une grande partie de l’immigration arabo-musulmane. Les beurettes ont-elles été reprises en main par leurs familles ?
Oui en partie. Le cas de Mounia Haddad en dit long sur cette reprise en main. Dans nos enquêtes, on remarque en effet le raidissement de toute une partie de la population d’origine algérienne concernant la capacité de ces femmes/jeunes filles à choisir leur parti et leur vie. L’évolution du nombre de mariages mixtes est aussi révélatrice. Dans la communauté algérienne, les mariages mixtes ont connu un début de décollage rapide entre les années 70 et 90. Puis au tournant des années 1990 et 2000, s’est produit un coup d’arrêt.
Au sein de la population d’origine arabo-musulmane, on note dans certaines villes (comme Toulouse par exemple) des écarts assez marqués de la proportion d’hommes et de femmes selon les quartiers. La proportion de femmes est la plus faible dans les quartiers sensibles (type Mirail à Toulouse) alors qu’elle est plus élevée en centre-ville et les quartiers de classe moyenne. Cela signifie qu’une partie de ces femmes engagées dans un parcours d’ascension sociale et scolaire prend le parti de quitter cet univers, où leur population d’origine se concentre, pour vivre leur vie librement. Et ce, alors que les jeunes hommes restent davantage fixés dans les cités, sont plus discriminés et réussissent moins à l’école que les jeunes femmes. C’est pourquoi certains développent un sentiment de frustration vis-à-vis de la société française. Comme l’analyse Farhad Khosrokhavar, c’est un des ingrédients qui contribue à fabriquer dans ces quartiers un terreau sur lequel prospèrent le djihadisme et la radicalisation.
Après avoir qualifié la colonisation française en Algérie de crime contre l’humanité, Macron a a fait un tabac parmi les Français immatriculés dans les consulats en Algérie.
Parmi les symptômes et les leviers de mobilisation de cette contre-société, on trouve l’antisémitisme. En son sein, détectez-vous comme Georges Bensoussan une matrice spécifiquement algérienne de haine de la France et du Juif ?
Sans être spécialiste, j’ai lu avec grand intérêt votre entretien avec Georges Bensoussan. Un peu comme dans Al-Andalous, l’idée que toutes les communautés vivent en harmonie doit être sévèrement réinterrogée. Chez certaines familles originaires d’Algérie, un antisémitisme populaire et traditionnel s’est transmis de génération en génération. Et ce sentiment judéophobe est bien antérieur au moment où la puissance coloniale a décidé de favoriser les Juifs par le décret Crémieux.
Pour ce qui est du sentiment antifrançais, l’histoire spécifique de l’Algérie pèse lourd. Par exemple, après qu’en pleine campagne présidentielle, Macron a fait sa fameuse sortie controversée sur la colonisation française en Algérie qu’il a qualifiée de crime contre l’humanité, il a obtenu des retombées électorales révélatrices. S’il a fait un tabac parmi les Français immatriculés dans les consulats en Algérie (51,9% au premier tour), il a en revanche obtenu un score moins spectaculaire, quoique élevé, dans les consulats en Tunisie (36,8%) et au Maroc (31,6%). Il s’est donc manifestement adressé à un électorat algérien.
Entretien avec le politologue Jérôme Fourquet (2/2)
« Il y a un nombre non-négligeable de descendants de harkis parmi les radicalisés »
Pour la gauche empreinte du schéma binaire dominant/dominé, les harkis étaient du mauvais côté de l’histoire.
Dans votre essai co-écrit avec Nicolas Lebourg La nouvelle guerre d’Algérie n’aura pas lieu, (Fondation Jean Jaurès, 2017) vous soulignez le rôle pionnier qu’ont joué les enfants des enfants de harkis dans la construction de l’islam de France et dans la Marche des beurs (1983). Pourtant, leur cause est plus souvent défendue par le Front national que dans la mouvance antiraciste. Comment expliquez-vous cette occultation ?
Chaque cause politique doit être intégrée dans une grille de lecture historique ou un schéma plus large. Traditionnellement, le FN et une partie de la droite ont toujours eu à cœur de défendre la cause des rapatriés ainsi que celle des harkis. Parmi les figures emblématiques de cette famille de pensée, on trouve Jeannette Bougrab. Dans l’autre camp, la matrice idéologique et historique de la gauche l’inclinait en revanche à glorifier le FLN pour s’inscrire dans la tradition des porteurs de valises et des manifestants de Charonne. Cette inscription symbolique s’est prolongée après la décolonisation dans les combats antiracistes et dans la lutte pour l’intégration. La cause harkie s’insérait mal dans ce schéma global car avec son surmoi marxiste, la gauche entendait se placer du côté des opprimés. Pour la gauche empreinte du schéma binaire dominant/dominé, les harkis étaient du mauvais côté de l’histoire.
Le cas des harkis renvoie en effet à la mauvaise conscience du gaullisme et de la droite.
Abandonnés par la France, parqués dans des camps de transit, les harkis n’ont obtenu que très tardivement des excuses officielles des autorités françaises, par la voix des présidents Sarkozy puis Hollande. Ont-ils été enfin intégrés au grand récit national ?
Sans doute davantage que par le passé. La société française a mis des décennies à digérer les années de la guerre d’Algérie. De la même manière qu’il a fallu attendre les années 1970/80 pour qu’on porte un autre regard que le mythe gaullo-communiste sur l’Occupation et la Résistance, il a fallu patienter jusqu’aux années 2000 pour qu’on s’intéresse de nouveau à ce sujet de la guerre d’Algérie qui a coupé le pays en deux et qui est longtemps resté occulté notamment pour ce qui est de la question des harkis.
Le cas des harkis renvoie en effet à la mauvaise conscience du gaullisme et de la droite. De Gaulle avait en effet donné l’ordre de désarmer les harkas tandis que les fellaghas se préparaient à les massacrer. Symétriquement, par parti pris pro-indépendance de l’Algérie, la gauche aussi s’est totalement désintéressée de cette population et de ses descendants après leur immigration, malgré leurs conditions de vie inacceptables. Dans ces conditions, le combat des harkis a été investi par le Front national.
Dans la guerre des mémoires, chacun a choisi ses Arabes : le FN les harkis, la gauche les descendants des indépendantistes.
Le FN s’est-il approprié la cause harkie par opportunisme électoral ?
Pour le FN, il s’agit d’abord de rester fidèle au combat pour l’Algérie française. Dans ce cadre, l’empathie des frontistes va logiquement aux harkis, qui furent longtemps les parias de la République. Par ailleurs, ils peuvent ainsi afficher une sensibilité patriotique qui n’est du coup clairement pas basée sur un critère ethnique. Dans la guerre des mémoires, en substance, chacun a choisi ses Arabes : le FN les harkis, la gauche les descendants des indépendantistes.
C’est dire si la guerre d’Algérie semble encore dans toutes les têtes. Depuis la vague terroriste de 2015, les autorités craignent-elles la résurgence d’un début de guerre civile comme l’hexagone en a connu entre 1958 et 1962 lorsque FLN et OAS y multipliaient les attentats ?
Le directeur de la DGSI Patrick Calvar semblait effectivement préoccupé par une hypothétique guerre civile opposant djihadistes et éléments violents d’ultradroite. De son côté, la sphère la plus identitaire de la droite conjecturait une nouvelle guerre d’Algérie, en se basant sur des références telles que la Toussaint Rouge, pendant que les théoriciens du djihad comme Abu Moussab Al-Souri spéculaient depuis des années sur l’opportunité d’embraser les sociétés européennes. Pour Daech, le but du jeu était de créer la guerre civile en commettant des attentats marquants susceptibles de dresser les communautés les unes contre les autres. Par le déclenchement d’un cycle provocation-répression, l’objectif était de fragmenter petit à petit la société française, notamment géographiquement, entre musulmans et mécréants. Craignant la réalisation de ce scénario, Calvar avait prédit que la société française allait de grands risques de vaciller entre fin 2015 et 2016.
Si Daech était parvenu à mettre la société française sous pression, on aurait peut-être eu une sortie de route.
Mauvaise pioche ! Malgré des attentats en série, la société française n’a pas basculé dans la violence…
On a quand même connu un petit moment de flottement en 2016. Souvenez-vous de ce qui est arrivé en Corse, l’une des parties du territoire les plus sensibles à ces problématiques : la ratonnade des jardins de l’empereur d’Ajaccio en décembre 2015, quelques semaines après les attentats du Bataclan et des terrasses parisiennes ; puis les affrontements ethniques de Sisco survenus en août 2016, deux semaines après l’assassinat du père Hamel à Saint-Etienne-du-Rouvray.
Mais depuis l’attaque de Nice en juillet 2016, il n’y a plus eu d’attentat terroriste de grande ampleur dans l’hexagone. On peut penser que, si l’appareil de Daech était parvenu à mettre la société française sous pression, on aurait peut-être eu une sortie de route.
Au moment des attentats, on a vu resurgir une palette de références qui nous ramenaient tout droit aux heures sombres de la guerre d’Algérie.
Avec 250 morts en trois ans, le bilan du terrorisme djihadiste sur le sol français n’a rien à envier aux exactions du FLN…
Au-delà de ce triste bilan humain, il reste un fossé entre les capacités organisationnelles dont disposait l’appareil politico-militaire du FLN en France et celles des djihadistes présents dans l’hexagone. A l’époque, en quelques semaines, le FLN avait perpétré des centaines d’attentats partout sur le territoire de la métropole, y compris contre des équipements économiques (voies de chemin de fer, dépôts pétroliers etc..).
Le niveau de menace est donc objectivement moins élevé qu’à l’époque. Reste qu’au moment des attentats, on a vu resurgir une palette de références qui nous ramenaient tout droit aux heures sombres de la guerre d’Algérie : le recours à l’état d’urgence, la capacité de l’appareil d’Etat et des forces de sécurité à quadriller un certain nombre de quartiers et d’empêcher les fixations de l’ennemi djihadiste dans certaines zones. Tout cela a nourri le spectre de la guerre civile qui hante notre société du fait du délitement du vivre-ensemble.
La nouvelle guerre d'Algérie n'aura pas lieu
Le 7 janvier 1957 signe le début de la bataille d'Alger, tandis que le 7 janvier 2015 la rédaction de Charlie Hebdo était décimée par les frères Kouachi. Sommes-nous en guerre ? Cette question est devenue récurrente. Les attentats de 2015 et 2016 ont plongé le pays dans une épreuve d'une intensité inégalée depuis plus de cinquante ans, amenant la résurgence du spectre de la guerre d'Algérie. Le retour de la guerre d'Algérie prenant la forme d'affrontements communautaires est une peur qui travaille la société française, qu'il s'agit d'analyser pour ne pas mélanger enjeux mémoriels et lutte contre le terrorisme.
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