Contre une politique de désenchantement!
La mort de braves gens, aux yeux de cette politique morbide menée par l’État, est quasi-insignifiante ; et les bien-pensants se déchaînent contre ces hommes de la marge.
Mais il y a toujours un seul récit qui soit authentique: c’est la recherche d’une humanité perdue et d’une dignité qui est portée disparue dans leur pays d’origine.
1- “Parler de ses peines, c’est déjà se consoler” (Albert Camus):
Le drame est survenu. Ce n’est ni le premier ni le dernier. Il y en a eu et il y en aura encore. Samedi, une embarcation destinée à transporter des migrants clandestins, partant de l’île de Kerkenah, a fait naufrage alors qu’elle se dirigeait vers les côtes italiennes. L’Eldorado demeura un conte de fées où la fin n’est pas forcément heureuse. “Le vent se lève!… Il faut tenter de vivre! L’air immense ouvre et referme [leur] livre” (Paul Valéry, Le cimetière marin). Hélas, ils sont rattrapés par la mort et seuls quelques-uns ont déjoué leur destin. ace à une telle tragédie, mentionner le nombre des survivants, des disparus ou des morts serait absurde, voire incongru, puisque la mort – comme la vie d’ailleurs – ne se comptabilise pas. La mort appelle au recueillement solennel et sincère devant “ce cimetière marin”, et à faire le deuil qu’un gouvernement sans état d’âme, tel que le nôtre, en est incapable, pour au moins sécher les larmes des mères qui, à force de pleurer, ont fait sombrer toute l’humanité dans leur peine inconsolée.
Le traitement médiatique ne manquait pas d’absurdité, puisqu’il est la reproduction du même discours qui sonne désormais faux. C’est du déjà-dit et du déjà-vu. Pourtant les journalistes et les relayeurs d’informations – au même titre que la société – trouvent leur compte dans l’autoflagellation, et continuent à servir la même soupe en invitant les politicards justiciables afin d’en parler, oubliant que ce n’est pas avec cette soupe qu’on fait le soldat.
Nous sommes tous noyés dans notre douleur qui nous habite depuis longtemps, et il nous faudrait un brin d’espoir auquel semblent s’accrocher ces hommes faisant de leur corps des offrandes à Poséidon. Ou c’est plutôt le gouvernement qui en fait offrande afin que leurs prières de rester au trône le plus longtemps possible soient exaucées malgré tout.
La mort de braves gens, aux yeux de cette politique morbide menée par l’État, est quasi-insignifiante ; et les bien-pensants se déchaînent contre ces hommes de la marge pour leur faire assumer à leurs dépens et leur insu, puisque leur corps ne saurait rétorquer, l’affliction de leurs géniteurs et de leurs proches.
Plaider la “bonne” raison d’État ne pourrait que noyer le poisson, et aucun, paraît-il, ne pardonnera à tous ceux qui se sont succédés au pouvoir leur crime. De quel crime s’agit-il? Il s’agit bien entendu du crime le plus horrible et le plus obscène, c’est-à-dire celui de dissiper l’espoir chez tout un peuple. Je n’en dirai pas davantage étant donné que le monde en a parfaite connaissance et en est tout à fait conscient.
“L’espoir, disait Albert Camus, est le pilier du monde”. Pourquoi ces hommes dont la mort ne devrait point être souillée avaient-ils choisi de se lancer désespérément dans cette expédition “punitive”? Une amie, pour qui j’ai beaucoup de respect, a soutenu l’idée selon laquelle les migrants que nous qualifions de “clandestins” sont tentés par la traversée de la méditerranée à cause des affabulations qu’on leurs racontait sur l’Europe. Il se peut qu’elle ait raison vu que son travail consiste à écouter ces arrivants à Paris pour leur porter conseil. Je pense qu’il existe d’autres récits qui sont aussi différents.
Mais il y a toujours un seul récit qui soit authentique: c’est la recherche d’une humanité perdue et d’une dignité qui est portée disparue dans leur pays d’origine. Dans leur pays d’origine, le gouvernement signe un accord de libre-échange économique avec l’Union Européenne. En contrepartie, les pays de l’Union Européenne durcissent les conditions de libre-circulation et rendent les frontières plus barbelées qu’elles étaient. La politique migratoire, dans certains pays d’Europe gouvernés par la droite – toutes formations confondues –, met en péril les valeurs de diversité, du vivre-ensemble et rend toute forme d’altérité impossible.
2- L’Indifférence ou l’altérité impossible
L’Occident se replie sur soi-même et promeut en revanche en termes de praxisdes valeurs antihumanistes et anti-humanitaires, sous prétexte qu’il se protége. Plusieurs faits confirment ce dire, à commencer par la problématique des migrants de Calais jusqu’au problème des réfugiés syriens et d’autres exilés, en passant par l’affaire Breivik qui a mis à nu les discours sournois et a montré que l’idée de multiculturalisme est un simulacre.
La preuve tangible est cette omniprésence de la question identitaire dans les discours spéculatifs des politiques issus des différentes formations partisanes, ce qui met en péril les valeurs de l’altérité et de la différence. Par ailleurs la littérature, pour reprendre une expression de Stéphane Mallarmé, a été toujours “l’absente de tous bouquets” et on n’y fait pas recours bien qu’elle apporte souvent des réponses très pertinentes et qu’elle nous fasse apprendre des leçons, notamment quant à la question de la différence.
La philosophie, elle-aussi, ne fait plus partie des références des dirigeants politiques qui ignorent le sens même de politique en tant que gestion des affaires de la cité, et semblent oublier que, même en politique, il faut qu’il y ait une éthique et une déontologie. Ainsi l’éthique consiste, quoi qu’il en soit, à porter assistance à une personne en danger et à instaurer plus d’égalité en dépit des différences qui existent. Les politiques occidentales préfèrent en réalité aborder la question de l’altérité en renforçant a contrario leurs frontières contre “les intrus”. D’ailleurs, ô combien les propos du Ministre de l’Intérieur italien furent choquants et déshumanisants en déclarant que “les migrants tunisiens sont des ex-détenus et des délinquants”! Peut-être faudrait-il rappeler à ces dirigeants que les migrants avaient été la force qui avait reconstruit l’Europe après la seconde guerre mondiale, sans oublier que l’immigration avait existé depuis des siècles. L’autre n’est point un monstre. Ce fut le cri de Kafka dans le roman de Haruki Murakami. Le héros était conscient de sa différence et a fini par s’écrier :
Je suis un peu différent des autres, c’est vrai, mais au fond je suis un être humain. J’espère que tu comprends ça. Je ne suis pas un monstre. Je suis normal. Je ressens les mêmes choses que tout le monde, j’agis comme tout le monde. Mais parfois, cette petite différence devient un véritable gouffre. Pourtant, je ne peux rien y faire. (Haruki Murakami, Kafka sur le rivage)
Dans ce contexte, une lecture de Jacques Derrida dont l’œuvre monumentale réfléchit sur la question de l’altérité et sur la culture s’impose. En effet, dans ‘‘L’autre cap’’ (Minuit, 1991) qui propose une réflexion sur l’Europe, on peut lire ceci :
Le propre d’une culture, c’est de n’être pas identique à elle-même. Non pas de n’avoir pas d’identité, mais de ne pouvoir s’identifier, dire « moi » ou « nous », de ne pouvoir prendre la forme du sujet que dans la non-identité à soi ou, si vous préférez, la différence avec soi. [...]
L’Europe est toujours pensée comme un cap vers lequel converge tous. Il faut rappeler à cette Europe qu’il ne faut pas non plus faire remuer, sous prétexte qu’il y a une menace de terrorisme, l’épouvantail de la peur. En effet, installer un climat de peur ne fait qu’aggraver la situation et créer de plus belle des frontières, en l’occurrence par ce recours à des politiques assimilationnistes.
En somme, le rapport nord-sud est très conflictuel et se montre un rapport de dominant face à un dominé. La Fontaine l’a bien dit: “La raison du plus fort est toujours la meilleure”. Je ne puis écrire encore cette tragédie et je demande qu’on rende justice à tous les pays du Sud. Je pense qu’il n’y pas mieux que la poésie pour condenser notre détresse et nos espérances. C’est la seule consolation qui puisse être à la fois refuge et ouverture sur le monde et sur l’humanité comme le montre cette strophe extraite du Cimetière marin de Paul Valéry :
L’âme exposée aux torches du solstice, Je te soutiens, admirable justice De la lumière aux armes sans pitié ! Je te rends pure à ta place première, Regarde-toi !… Mais rendre la lumière Suppose d’ombre une morne moitié.
https://www.huffpostmaghreb.com/entry/limmigration-entre-reve-et-desillusion-contre-une_mg_5b167bf1e4b0428ea75a0594
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