Les vérités amères d’un ancien président de la République
Chronique livresque. On avait tout faux sur Chadli Bendjedid*. On pensait qu’il était le fils d’un pauvre paysan, on découvre que son père était un riche cultivateur de Tarf plus précisément de Sebâa (sept) que l’administration coloniale surnommait « El Hadi le subversif » à cause de ses activités nationalistes. On pensait que l’ex-président était orfèvre en langue de bois, ménageant la chèvre et le choux, on découvre un papy dézinguant à tout va avec une sorte d’allégresse.
La Révolution est une machine à relooker. À légitimer. Et à pérenniser. Il déballe, Chadli ? Jusqu’à un certain point comme on le verra plus loin pour Amirouche et El Haoues. Je suis sûr que ce premier tome de ses mémoires était encore plus percutant avant que l’éditeur ne fasse son travail de polissage. Plongeons dans la vie de Chadli revue et corrigée par lui-même.
Chadli en découvreur des restes d’Amirouche et El Haoues
Commençons par le début. Question études, il n’ira pas loin. Quelques années seulement où il apprendra les rudiments du français à l’école élémentaire. À Annaba et Mondovi. Pourquoi ? « J’ai dû les abandonner très tôt à cause de l’exil de mon père et des contraintes de déplacement de ville en ville ».
Il n’a pas fait de grandes études, mais il avait en son caractère quelque chose de plus important encore que n’importe quel diplôme supérieur : le bon sens. Il y était même agrégé dans cette école que Napoléon tient pour la plus importante dans le caractère d'un chef.
Franchement, à quoi bon être un génie dans les études si on ne sait pas mener sa vie et diriger les hommes ? En général les génies dans les études ne vont jamais loin en politique, domaine qui a horreur justement des surdoués. Notre génie aurait terminé au mieux sous-lieutenant, au pire en victime de la bleuite. Cheikh Saleh, l’instituteur de l’école coranique ne s’y est pas trompé lui qui dira à son père : « Ton fils aura un grand destin ! »
Recherché par la gendarmerie coloniale à cause d’une plainte déposée contre lui, il rejoignit le maquis en févier 1955. Il avait 26 ans. Contrairement à ce qui a été écrit par Harbi, Stora et Meynier pour ne citer que ces historiens, Chadli précise qu’il n’a jamais fait partie de l’armée française, ni participé à la guerre contre le peuple vietnamien. « Il est clair que ces fausses informations qui ont été répandues sur ma prétendue appartenance à l’armée française sont le fait de certains politiques, à la tête desquels Ahmed Ben Bella… ».
Première salve contre BenBella. D’autres, plus dures, suivront. Mais qu’on ne se méprenne pas. Si Chadli rejette avec irritation les manipulations sur sa prétendue appartenance à l’armée coloniale, il ne jette pas, pour autant, l’anathème sur ceux qui ont servi sous le drapeau tricolore : « Je compte, parmi ceux qui ont fait partie de l’armée française, un grand nombre d’amis qui ont servi cette armée avant de retourner leurs armes contre elle, dès qu’ils eurent pris conscience que l’heure de vérité a sonné ; ceux-là se sont battus avec bravoure contre ceux qui furent leurs chefs dans les casernes françaises… ». Chèque en blanc pour tous les anciens de l’armée française ? Aucunement. Il considère que les « déserteurs de l’armée française » qui ont « rejoint le maquis très tard furent source de beaucoup de désaccords pendant et après la Révolution. » On verra plus loin qu’il s’agit notamment des officiers qui entouraient Krim.
En 1956, il rencontra à Souk Larbaa Amirouche qui rentrait de Tunis. Le chef de la wilaya III lui fit bonne impression par son esprit fédérateur. Il ajoute : « Le sort a voulu que je sois celui qui allait découvrir -j’étais alors président de la République-que les corps d’Amirouche et de Si El Haouès se trouvaient dans une cave du commandement général de la gendarmerie nationale. J’ordonnais alors, sans attendre qu’ils soient inhumés au Carré des Martyrs à El Alia. » Les restes des deux héros auront droit à des obsèques nationales en présence du président de la République lui-même.
Mais si Chadli a eu le mérite de réhabiliter ses compagnons d’armes, il ne révèle pas, pour autant, pourquoi leurs ossements se trouvaient confinés dans une cave. Secret d’État ? Mais quel secret d’État pour deux inoffensives dépouilles de héros dont la mort a arrangé certains de leurs « frères » de l’extérieur ? Le plus probable est que le silence de Chadli n’a comme objectif que de protéger celui qu’il admire le plus : Boumediène qui régnait alors sans partage. Quant à savoir pourquoi les deux dépouilles ont été cachées, il semble évident que Boumediène ne tenait pas à rouvrir, par la présence apparente et encombrante de deux sépultures à El Alia, le dossier du mystère de la mort de deux colonels qui partaient à Tunis pour demander des comptes aux responsables de l’extérieur dont il faisait partie. On comprend, sous cet angle, le pourquoi des cadavres dans les placards. Combien de cadavres restent-ils encore dans les placards de la Révolution ?
« Exécute l’ordre, sans discuter ni demander pourquoi »
Si Abane a été exécuté pour avoir remis en cause la suprématie des responsables de l’extérieur sur l’intérieur, d’autres moudjahidine qui avaient la même position que lui connaitront le même sort, exécutés cette fois-ci sur ordre du GPRA après avoir été jugés par un tribunal militaire présidé par Boumediène. Leurs noms : les colonels Lamouri, Nouaoura de la wilaya I, le commandant Aouachria de la base de l’Est ainsi que le capitaine Lakehal du commando Ali-Khodja.
Chadli qui s’est déplacé à Tunis avec d’autres compagnons plaidera la cause de Lamouri et des autres détenus. Bentobbal et Krim promettent pourtant de ne pas passer par les armes les moudjahidine qu’ils ont suppliciés par d’affreuses tortures avant de les jeter au peloton d’exécution. L’ex-président de la République notera avec amertume que « ces exécutions vont avoir des conséquences néfastes sur le moral des soldats et des officiers qui ne feront plus confiance au GPRA, et encore moins aux trois « B ». Les tentatives de dissidence, de désobéissance et de désertion vont se multiplier ». C’est dans cette ambiance de défiance que le ministère des forces armées essaya d’imposer à la base Est le plan du commandant Idir, transfuge de l’armée française, qui consistait à faire d’une armée de guérilla et donc d’embuscade une armée régulière donc de confrontation alors que le rapport de force penchait largement du côté de l’armée coloniale.
Commentaire désabusé de Chadli : « Krim s’était entouré au ministère des forces armées d’officiers dont la désertion de l’armée française ne datait que de quelques mois et accordait son entière confiance à eux et à leur capacité présumée à réorganiser techniquement l’armée. Ainsi, leur a-t-il confié les unités immobilisées sur les frontières, alors que nous les réclamions pour empêcher l’édification de la ligne Challe ».
Devant cette grave accusation, on reste sans voix. On est bien d’accord qu’il crie à la trahison. Et puis cette autre : « Sur le plan stratégique, le plan Idir avait un but, bien qu’inavoué : liquider sinon neutraliser les « mouchawichine » (les fauteurs de troubles) comme on nous appelait désormais, et faire main basse sur les unités de la base de l’Est, en prévision de l’entrée sur le territoire national, qui découlerait d’éventuelles négociations avec la partie française ».
En d’autres termes, ceux de l’intérieur cherchent à se battre, ceux de l’extérieur à se placer. Dans la voix de Chadli, on croirait entendre Abane, Amirouche et tous ceux qui avaient le ventre vide et le cœur pur des combattants qui ne faisaient pas de leur combat un investissement pour l’avenir.
Chemin faisant, il nous fait le portrait de Mohammedi Said dont les idoles étaient Hitler et le mufti d’El-Quods. « Son engagement dans l’armée allemande avait dû lui inculquer les méthodes des armées classiques, si différentes de la guérilla et, généralement, de la guerre révolutionnaire. Sa devise était : « Exécute l’ordre, sans discuter ni demander pourquoi ». Il ne savait pas que les moudjahidine étaient, en réalité, des frères luttant pour une cause commune et qu’ils n’étaient pas des soldats de l’armée régulière ». Après un long développement, il lâche : « Mohammedi Said a prouvé les limites de sa conception, son incompétence et le peu de cas qu’il faisait de la vie des hommes ».
Pour montrer son peu de consistance, il raconte que lors d’un discours devant les djounoud de la zone 1, il s’est écrié exalté : « Vive l’Algérie ! Vive la Révolution ! Vive les moudjahidine ! Vive Rebbi ! (Dieu) » ce qui plongea, n’en doutons point, l’auditoire dans une profonde perplexité. Gageons qu’il y a eu, aussi, quelques rires sous cape.
Le « fourbe » Ben Bella en bourreau de Chabani
Autre mise au point de Chadli : l’inhumation de Frantz Fanon que « certains ont cherché à occulter ». D’ailleurs, même dans les colloques organisés chaque année sur sa personnalité et sa pensée, on n’a jamais dit que « c’est Chadli qui l’a inhumé ». Étonnante précision, puérile pour certains, mais importante néanmoins pour le mémorialiste qui tient à ce qu’on sache qu’il tenait les intellectuels en grande considération.
Frantz fanon fut enterré au cimetière de Sifana où les honneurs militaires lui furent rendus. Ses ouvrages Peau noire et masques blancs, La cinquième année de la révolution algérienne et les damnés de la terre furent enterrés avec lui, comme il l’avait souhaité dans son testament. Touchante anecdote qui montre un intellectuel dans sa vérité à l’ultime moment de sa vie.
Dans ses mémoires, la page douloureuse concerne son statut étonnant de premier prisonnier après l’indépendance ! Sur fond de conflit entre l’’état-major et le GPRA, Chadli fut emprisonné par le colonel Salah Boubnider, chef de la wilaya II. Celui-ci, instrumentalisé par le GPRA, prenait Chadli pour une taupe de Boumediène et un perturbateur. Il passa environ une trentaine de jours au cachot dans des conditions pénibles : plafond si bas qu’il ne pouvait se tenir debout et le sol si jonchés de planches cloutées qu’il ne pouvait s’allonger. Il ne dut son salut qu’à l’accord politique signé par Boubnider avec Ben Bella et Boumediène. Insistons : Chadli n’a jamais souffert du cachot sous le colonialisme. Mais sous le soleil éclatant de l’indépendance ! On a compris que ’Algérie ne s’est pas levée du bon pied.
Après avoir inhumé Fanon, Chadli rencontre en juillet 63 Che Guevara. Il fut « épaté par son enthousiasme et sa manière d’expliquer les choses les plus compliquées avec les mots simples ». Quelques années plus tard, il remarquera la même simplicité chez Giap. Chadli, visiblement, aime les célébrités.
Chabani victime de Ben Bella ou Boumediène, ou peut-être de la violente rivalité entre les deux ? Chadli, témoin privilégié et même acteur de la lente descente aux enfers du plus jeune colonel de l’ALN-27 an à peine- témoigne : « En vérité, c’est Ben Bella qui avait monté le colonel Chabani contre Houari Boumediène. Ben Bella n’avait pas cessé de manœuvrer et d’ourdir des complots depuis que nous l’avions fait accéder au pouvoir. Il avait la fourberie dans le sang et il n’avait pas changé d’un iota ».
La rébellion de Chabani tourna au vaudeville. Encerclé par les hommes de Chadli, abandonné par ses troupes, il trouva refuge chez son ami le commandant Said Abid à Boussaada avant de se faire arrêter. Un tribunal révolutionnaire fut mis sur pied. Chadli en était membre. Boumediene informe Bendjedid que Ben Bella exige la mort pour Chabani. Il ajoute : « Si vous ne me croyez pas, prenez contact avec lui dès que vous serez dans la capitale ! » Le mémorialiste balaie d’un mot certaines supputations qui font de Bencherif, Draia et Abdelghani des membres du tribunal : « C’est faux. Le tribunal était composé des officiers cités plus haut (Abid, Bensalem et lui-même) et présidé par un juge civil d’Alger, nommé Mahmoud Zertal ». Chadli nous apprend que le procès fut expéditif, ponctué par la peine de mort. Le jury militaire a obéi aux instructions du président. Mais personne n’était convaincu par la dureté du verdict.
Pour sauver le pauvre condamné, Chadli lui demande de solliciter la grâce auprès de Ben Bella. Abattu, Chabani répondit : « Demandez-la lui en mon nom ! » C’est Said Abid qui fut chargé de présenter à Ben Bella la demande en grâce. Refus du président. Chadli demanda alors à Abid de solliciter auprès de Ben Bella une autre grâce en leur nom et qualité d’officiers qui ont obéi à son instruction même s’ils étaient convaincus que le condamné ne méritait pas cette sentence. Abid relança Ben Bella qui lui manqua de respect, selon Chadli : « Je vous ai dit exécutez-le cette nuit ! Si jamais tu me déranges une autre fois, je (…) ! » Pourtant, selon Chadli, au lendemain de l’exécution, Ben Bella s’écria : « Dommage ! Comment a-t-on pu exécuter un jeune officier comme Chabani ? »
Et vogue la galère. Vingt ans plus tard, Chadli réhabilita Chabani en transférant ses ossements au Carré des Martyrs du cimetière d’El-Alia. Vu le nombre de héros de la Révolution tués par leurs frères et enterrés au Carré des Martyrs on se dit que la Révolution n’enfante des héros que pour les manger.
La Révolution ? Pardon, les hommes de la Révolution. Chadli insiste : « J’atteste que Boumediene n’a rien eu à voir dans le procès de Chabani et que ceux qui ont essayé et essayent encore de l’impliquer dans cette affaire, le font dans l’intention de nuire à sa réputation ». On se souvient que Mohamed Lebjaoui, moudjahid au-dessus de tout soupçon, affirme, dans son essai « Vérités sur la révolution algérienne », que Ben Bella lui avait confié qu’il ne voulait pas la mort de Chabani et qu’il a été poussé vers cette extrémité par le groupe de Boumediène. Vrai ce que dit Ben Bella ? Pour celui qui cherche la consistance, il la trouve plutôt du côté d’un jury, Chadli en l’occurrence, témoin direct que du côté d’un confident si honnête soit-il, qui répercute les mots d’un homme qui fut l’ennemi de Chabani.
Dans ces mémoires, passionnantes de bout en bout, Chadli nous parle aussi du général marocain Oufkir qui voulait le sonder sur le coup d’État qu’il fomentait contre Hassan II, de Tahar Zbiri, putschiste malheureux contre Boumediène et surtout de ce dernier qui répondait souvent à ses questions par un sourire silencieux. Boumediène dont il dit, ému : « Je le vois toujours auréolé de lumière ». Voilà un homme qui ne crache pas dans la soupe.
Chadli Bendjedid
Mémoires, tome 1 Casbah Éditons
https://www.tsa-algerie.com/les-verites-ameres-dun-ancien-president-de-la-republique/
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