- En 1957, la guerre d'Algérie fait rage. Le FLN décide de mener le combat pour l'indépendance sur tous les fronts, même celui du sport. Douze joueurs algériens quittent la France pour rallier Tunis. L'année d'après, l'équipe de France s'envole pour la Suède privée de joueurs présélectionnés pour le mondial. L'équipe nationale d'Algérie naîtra après l'indépendance en 1962.
Les footballeurs du FLN : des patriotes entre deux rives
Quarante-cinq années après la fin des “opérations [1][1] La loi n° 99-882 du 18 octobre 1999 substitue l’expression... de maintien de l’ordre” dans les anciens départements d’Algérie, à l’heure de l’inflation mémorielle et de la concurrence victimaire entre des migrants, leurs descendants (notamment les plus de 2 millions de soldats français, pieds-noirs et harkis rapatriés en métropole dès 1962) et le peuple algérien en lutte pour sa libération, force est de constater que les relations entre la France et l’Algérie sont encore passionnelles [2][2] L’article 4 de la loi n° 2005-158 du 23 février 2005.... La nation algérienne, enfantée dans le sang, dirigée par un pouvoir encore jeune qui « recherche une légitimation en se revendiquant de l’héritage du combat pour l’indépendance » [3][3] STORA, Benjamin, Histoire de l’Algérie depuis l’indépendance :..., construit donc des “lieux de mémoire” visibles dans la sphère sportive.
La victoire historique — 3 buts à 1 — de l’équipe nationale contre la redoutable équipe d’Allemagne (alors rfa) championne d’Europe en titre le 16 juin 1982 au Mondial espagnol en est un et « est partie prenante du patrimoine de l’Algérie indépendante » [4][4] MOURLANE, Stéphane, “Algérie-Allemagne, la victoire.... L’équipe fln est elle aussi un autre “lieu de mémoire”, ciment de l’identité nationale en Algérie. En témoigne la stèle rendant hommage à cette équipe inaugurée en 2002 en face de la Grande Poste d’Alger.
Entre 1958 et 1961, les départs successifs à Tunis — où se trouve la base du Front de libération nationale (fln) — de 29 footballeurs algériens [5][5] Sont en activité au moment de leur départ : à Angers... du championnat de France professionnel afin de fonder la première équipe nationale algérienne renvoient effectivement à des enjeux mémoriels — unité de la nation, sens du dévouement et de l’exemplarité — largement instrumentalisés par le pouvoir politique. Vue à juste titre par certains journalistes hagiographes [6][6] Cf. BENFARS, Djamel ; SAADALLAH, Rabah, La glorieuse... et chercheurs algériens [7][7] Cf. FATÈS, Youssef, Sport et politique en Algérie...., français [8][8] Cf. LANFRANCHI, Pierre, “Mekhloufi, un footballeur... et britanniques [9][9] Cf. AMARA, Mahfoud ; HENRY, Ian, “Between globalization... comme ambassadrice de la lutte de libération nationale et efficace organe de propagande dans la recherche de reconnaissance internationale à travers les 91 matchs qu’elle réalise dans le monde entier, cette « équipe de la liberté » mérite une nouvelle approche.
Il s’agira ici d’interroger non pas ses fonctions déjà mises en évidence, mais bien ceux qui la composent. Qui sont vraiment ces footballeurs algériens qui viennent jouer en métropole — avant de la fuir — et qui derrière les Yougoslaves et les Argentins constituent la troisième population sportive étrangère à évoluer dans le championnat de France de première et seconde division [10][10] Avec 174 footballeurs de 1932 à 2003. Voir BARREAUD,... ? De quel milieu social sont issus ces corps d’excellence ? Où grandissent ces « héros immigrés » tels que les présentent Pierre Lanfranchi et Alfred Wahl ? [11][11] Cf. LANFRANCHI, Pierre ; WAHL, Alfred, “The immigrant... Comment découvrent-ils le football ? Comment peuvent naître leurs désirs d’exil en métropole ? Dans quelles conditions viennent-ils et y sont-ils accueillis ? Quels regards portent-ils aujourd’hui sur la France ? Le patriotisme, l’amour de leur patrie algérienne en construction, l’engagement physique pour l’indépendance et le sens du sacrifice — se manifestant dans l’arrêt brutal de leur carrière professionnelle — dont certains font preuve pendant quatre ans sont-ils radicaux et anti-français ?
Cette contribution issue d’une recherche doctorale en cours ne prétend pas à l’exhaustivité et souhaite redonner leur place aux acteurs et non aux institutions analysées par Youssef Fatès [12][12] Cf. FATÈS, Youssef, Sport et politique en Algérie,.... Elle repose sur des entretiens du type « récits de vie » [13][13] BERTAUX, Daniel, Les récits de vie, Paris : Éd. Nathan,... d’approximativement deux heures chacun menés principalement en Algérie (à Alger, à Mohammedia, à Oran, à Saïda et à Sétif) en 2006 avec 10 joueurs encore vivants ayant rejoint l’équipe du fln de 1958 à 1960, à savoir Saïd Amara, Kaddour Bekhloufi, Smaïn Ibrir, Hamid Kermali, Abdelkrim Kerroum, Mohamed Maouche, Rachid Mekhloufi, Amokrane Oualiken, Abderrahmane Soukhane et Abdelhamid Zouba. En nous efforçant de mettre en relation les « variables d’origine » [14][14] « Les caractéristiques permettant d’apprécier la position... et les « variables d’aboutissement » [15][15] « Les différences qui séparent les immigrés (dans leurs... de ces champions, nous nous demanderons ce que révèle la manière dont ces membres de l’équipe du fln objectivent et associent leur désir d’exil en métropole où ils mènent des carrières professionnelles et leur engagement avec l’équipe du fln.
Traverser la Méditerranée pour jouer et travailler : naissance d’un désir
Au-delà de l’étude des conditions de possibilité juridiques de cette migration, qui semble passer outre « le perfectionnement de tout un arsenal juridique à l’égard de l’immigration algérienne en France » [16][16] STORA, Benjamin, Ils venaient d’Algérie : l'immigration... pendant la guerre d’Algérie, il s’agit ici de mieux comprendre comment peut naître le désir d’exil et de déracinement. Et ce d’autant plus que certaines étoiles du championnat de France comme Rachid Mekhloufi, Saïd Amara ou Abderrahmane Soukhane affirment que venir en métropole n’était ni un rêve ni un objectif, et qu’en 1962, une fois l’indépendance obtenue, ils y reviennent. En effet, ces départs semblent possibles et désirables une fois trois types de conditions réunies impulsant cette migration : d’abord socioéconomiques accentuées par un contexte politique tendu ; ensuite culturelles ; enfin, géographiques et relationnelles.
Échapper à la misère et à la violence
Contrairement à Nicolas Bancel, Daniel Denis et Youssef Fatès qui affirment que « les pratiques d’origine occidentale sont souvent choisies par des groupes sociaux autochtones proches des milieux dominant les sociétés coloniales européennes » [17][17] BANCEL, Nicolas ; DENIS, Daniel ; FATÈS, Youssef, “Introduction”,..., ces footballeurs ne constituent pas à leurs débuts en Algérie une élite en formation à l’interface des mondes coloniaux et colonisés. Ils sont bel et bien des “indigènes” connaissant la relégation sociale dans les quartiers populaires d’Alger, d’Oran, de Saïda et de Sétif où ils grandissent, relativement près de la côte algérienne. À de rares exceptions près, ils connaissent le dénuement durant l’enfance, un dénuement d’ailleurs accentué par les privations de la Seconde Guerre mondiale. Des parents illettrés, musulmans pratiquants, peu francophones, une famille nombreuse, un logement vétuste, un père journalier, pas sportif et plutôt réticent à la pratique sportive de ses fils, voilà les conditions de vie — ou de survie — de ces futurs champions. Abdelkrim Kerroum, par exemple, se confie : « Moi, j’habitais dans une petite ruelle, vous savez, on dormait sur la terre. Sur des choses pleines de punaises… Ah ouais !, on était malheureux, vraiment la misère… Une petite pièce, deux pièces, une pièce cuisine pleine de terre. On a souffert, on a souffert… On était six ». Partir jouer et travailler en métropole pour tenter de se hisser socialement est bien leur objectif principal. Le discours d’Abdelhamid Zouba est sans équivoque quand il explique que « c’est ce besoin d’améliorer, d’améliorer les conditions de vie qui a fait que… on s’est débrouillé. Qui a fait qu’on s’est accroché à cette carrière de footballeur. On s’expatriait pour aider ».
Échapper à la misère mais aussi à la violence des discriminations qu’ils subissent et qui ne leur laisse en Algérie aucun espoir d’accéder à une véritable égalité juridique, sociale, économique et de dignité avec les colons qui « composent une société complexe, avec tous les métiers, tous les statuts possibles, et non une caste de riches et d’exploiteurs » [18][18] VERDÈS-LEROUX, Jeannine, “Les Français d’Algérie de.... Hamid Kermali se souvient du Sétif qui l’a vu grandir : « La rue de Constantine là, eh bien ici, vous passez pas ! Vous avez pas le droit. À l’époque, t’es musulman, tu passes pas ici. Et travailler, c’est des postes pour nettoyer la rue ».
Après la Toussaint Rouge, le 1er novembre 1954, cette violence risque même d’être physique et meurtrière. Fuir les dangers locaux devient donc une nécessité pour Abderrahmane Soukhane et les autres : « Notre départ en France… Ça commençait la guerre entre l’Algérie et la France, et nous, il fallait qu’on échappe à ce truc-là, à cette guerre ; donc on est parti en 56 ». 1956 ou l’année de la rupture. Rupture fondamentale dans la mesure où le fln interdit aux clubs “musulmans” ainsi qu’aux joueurs musulmans de clubs européens de participer aux compétitions algériennes. Cet ordre impulsera donc une vague sans précédent de départ de footballeurs algériens vers la métropole [19][19] Lors de la saison 1956-1957, 32 d’entre eux évoluent... : Saïd Amara (« Subitement, ils te disent : “Nous, on arrête”. “Bon, tu m’arrêtes. Et qu’est-ce que je dois faire, moi ?” ») à Strasbourg, Mohamed Maouche à Reims, les deux frères Soukhane au Havre avec leur oncle Smaïn Ibrir.
Ces migrations semblent d’ailleurs être conditionnées en Algérie par l’accord du fln. Abderrahmane Soukhane précise bien qu’« à ce moment-là, nous, pour partir, on est parti mais on a payé. “Bon, vous donnez 2 500 dinars par personne…”. Pour aider la révolution si vous voulez. On a payé avec notre prime à la signature… On a donné de l’argent au ». Ces arrivées de “Français-musulmans” sont déjà facilitées en métropole par « la règle du 27 novembre 1955 qui interdit toute entrée de nouveaux joueurs étrangers » [20][20] WAHL, Alfred ; LANFRANCHI, Pierre, Les footballeurs... dans le championnat de France afin d’éviter une évasion excessive des disponibilités financières du football français et de favoriser une meilleure éclosion de jeunes joueurs.
Ce sont donc tout d’abord pour des raisons socioéconomiques et politiques que ces footballeurs quittent l’Algérie pour la métropole. Cependant, notons que ces départs ne sont pas systématiquement spontanés et volontaires. Appelé à faire son service militaire, Abdelkrim Kerroum est contraint de venir à Albi en 1956 avant d’être recruté par Sète et Troyes en première division. Tout comme lui, qui est déjà venu en métropole auparavant, et Smaïn Ibrir, qui traverse pour la première fois la Méditerranée pour la caserne de Belfort, des liens de proximité semblent s’être tissés entre certains footballeurs et la métropole avant qu’ils n’y mènent leurs carrières professionnelles. Hamid Kermali, par exemple, la connaît déjà pour y avoir passé une partie de son enfance, son père étant engagé dans l’armée française et logeant dans les casernes de Bergerac et d’Arles.
Quant aux attaches de Mohamed Maouche avec la métropole, elles sont saisissantes. Adolescent, il s’y rend à plusieurs reprises dans le cadre sportif et extra-sportif : « La France déjà, j’y venais tout seul, avec les copains… On partait avec 130-150 francs et ça nous durait un mois… On se débrouillait, on dormait partout… »). Avec son “club européen” de l’Association sportive Saint-Eugène (asse) à Alger — sur lequel nous reviendrons — il fait l’apprentissage du voyage à visées touristique et sportive et du dépaysement en Suisse et en métropole. En effet, avec ses jeunes coéquipiers, il est pris en charge par le club chaque mois d’août de 1951 à 1954. À 18 ans, Genève, Berne, Versailles, Saint-Jean de Luz, Paris, où il échoue en 1953 au pied du podium du concours national du Jeune Footballeur, n’ont pas de secret pour lui. Il y a donc également des facteurs culturels à appréhender pour comprendre cette migration privilégiée vers la “mère patrie”.
Une acculturation à la langue du dominant
Malgré leur scolarité courte, l’école constitue le premier lieu d’acculturation au monde occidental. Ils y apprennent la langue française — dont la maîtrise est indispensable en métropole — et le respect de l’autorité du maître, très souvent “européen”. Ils sont alors assis sur les mêmes bancs que des jeunes “Français”. Ils les côtoient peu hors de l’école, si ce n’est lors des matchs improvisés dans la rue où ils découvrent le football et le pratiquent dans un vaste espace proche de leur domicile. Ils y acquièrent une maîtrise technique et reproduisent parfois les rivalités communautaires. Les matchs opposant enfants “arabes” et “français” sont nombreux et préfigurent les oppositions footballistiques — révélatrices et génératrices de tensions intercommunautaires — faisant rage dans toute l’Algérie entre les 254 clubs “musulmans” et “européens” [21][21] Données de 1962, selon Stéphane Mourlane se référant....
Bien avant d’être recrutés dans ces clubs — dont la prospection est parfois organisée et déléguée à des recruteurs comme Ali Layas qui fait signer à l’Union sportive musulmane Sétif (usms) Rachid Mekhloufi et Hamid Kermali — grâce à leur notoriété locale grandissante, ils fréquentent les salles de cinéma où va se renforcer ce “désir de France”. Une ouverture vers un monde attirant, comme s’en souvient Abdelkrim Kerroum : « Il y a quelque chose qui nous a frappé, quand on était jeune, on allait au cinéma, on voyait des jolis coins en France… J’ai dit : “Moi, punaise, il faut que je connaisse la France”. On pensait toujours à voir ces belles choses en France ». Puis, dans les clubs algériens, ils deviennent titulaires de l’équipe première. C’est le début pour eux de la “starification”, des avantages financiers tant espérés. Grâce à l’affirmation progressive de leur excellence sportive, ils jouissent désormais de nouvelles prérogatives dans le cadre d’une Algérie française qui jusqu’à présent ne les rejetait pas mais les ignorait.
Ce qui est remarquable, c’est que tous ces joueurs rencontrés et venus en métropole sont surclassés en Algérie, c’est-à-dire qu’ils sautent la catégorie junior pour évoluer directement en équipe senior. Ce surclassement va, selon nous, leur permettre, d’une part, de développer un sens de l’adaptation hors norme et un perfectionnement technique exigés dans leurs futurs clubs professionnels ; d’autre part, d’être repérés directement par des clubs métropolitains (Rachid Mekhloufi de l’usms part faire un essai à Saint-Étienne en 1954) ou par de puissants clubs européens en Algérie [22][22] Notons tout de même que malgré les alléchantes propositions..., tel Abdelhamid Zouba, qui passe de l’Olympique musulmane Saint-Eugène (omse) à l’asse et rejoint Mohamed Maouche : « Pourquoi je quitte l’omse pour l’asse ? C’est pour le travail. Je me suis retrouvé à travailler au port. J’aidais ma famille, etc., et puis, je m’habillais correctement parce qu’à l’asse, c’était une autre dimension que l’omse ».
Il est possible de voir l’asse — à l’instar des autres clubs “européens” en Algérie — comme un second lieu d’acculturation, où les apprentissages nombreux faciliteront l’évolution prochaine des joueurs algériens en métropole. Apprentissages techniques, tactiques et physiques certes, auprès d’entraîneurs français expérimentés et d’anciens footballeurs professionnels comme Charles Cros et Paul Baron. Mais aussi apprentissages du vedettariat et de la vie mondaine, du privilège de rouler en Vespa ou en Traction grâce aux réseaux de notables qui dirigent les clubs et les rémunèrent : « Les dirigeants de l’asse comme le directeur d’Air France en Algérie me guidaient. J’ai fait des petits métiers comme ça : plomberie, menuiserie, j’ai été commis, comptable… En 52, 53, au Casino de la Corniche, j’étais mannequin pour un grand chemisier à Alger. J’ai appris beaucoup de choses » [Mohamed Maouche].
Avant de partir travailler en métropole, les footballeurs algériens connaissent donc la langue et la “culture française”. La perspective de s’enrichir et de continuer à progresser dans des clubs métropolitains dont ils pensent maîtriser les codes pousse ces footballeurs à émigrer, et ce d’autant plus qu’ils disent avoir admiré alors qu’ils étaient jeunes leurs aînés qui ont réussi à Monaco et à Marseille. L’Algérois Mustapha Zitouni et la célèbre “perle noire” marocaine Larbi Ben Barek [23][23] Dans une précédente recherche, nous nous sommes intéressé... participent donc à la dynamique migratoire des footballeurs algériens d’autant plus qu’ils sont célibataires — à l’exception de Kaddour Bekhloufi — et donc libres de tenter l’aventure professionnelle, et que, pratiquants, ils croient tous en leur mektoub. Il s’agit donc pour eux maintenant de quitter l’Algérie.
Des filières sportives, familiales et amicales
Outre la proximité géographique indéniable — et l’établissement de nombreuses liaisons ferroviaires et aériennes — entre la métropole et l’Algérie, les appuis, les ressorts nécessaires de cette migration sportive doivent être considérés. Trois types de filières se dessinent. Tout d’abord, des filières sportives dont Abdelhamid Zouba laisse présager l’existence : « Je suis allé en France par l’intermédiaire de connaissances, de Français. C’est d’ailleurs le Français qui m’a servi d’intermédiaire qui m’a payé le bateau : le Ville d’Oran ». Avec Mohamed Maouche, il n’est d’ailleurs pas le seul “indigène” de l’asse à se rendre en métropole. Bien avant eux — et notamment à l’as Monaco — y évoluent Abderrahmane Boubekeur et Mustapha Zitouni. Kaddour Bekhloufi, qui défendra aussi les couleurs de la Principauté, est, lui, approché à Oran : « J’ai eu des contacts ici par l’intermédiaire d’un autre entraîneur qui a entraîné ici en Algérie, qui habite Saint-Raphaël, un nommé Fredmann, parce qu’il me connaissait très bien. Il me dit : “Monsieur Bekhloufi, voilà, j’aimerais bien que vous veniez à Monaco, parce qu’à Monaco… j’ai parlé beaucoup de vous”. Bon, je lui ai dit : “D’accord” ».
Hamid Kermali reconnaît, lui, qu’à Constantine, un « nommé Gilbert, qui recrutait les joueurs pour l’Europe », l’a approché. Est-ce ce « Monsieur de Sétif qui s’occupait de l’as Saint-Étienne pour le recrutement » dont parle également Rachid Mekhloufi ? Des filières familiales sont également mises en jeu. Abderrahmane Ibrir, ancien gardien de l’équipe de France [24][24] Né à Dellys en Algérie en 1919, il est sélectionné..., fort de ses contacts et de son prestige, fait signer au Havre son petit frère Smaïn et ses deux neveux, Mohamed et Abderrahmane Soukhane. Ce dernier raconte : « Lucien Jasseron était entraîneur à Boufarik et il devait aller au Havre… Alors, il a essayé de recruter quelques-uns… Il connaissait mon oncle qui avait déjà pris sa retraite du championnat… Il était alors au pays. Ils aimaient discuter du football… Jasseron a négocié avec mon oncle. C’est lui qui nous a emmenés avec lui au Havre ». Et alors que s’enracine l’émigration ouvrière algérienne en métropole (avec 212 000 Algériens en 1954 [25][25] Cf. STORA, Benjamin ; TEMIME, Émile, “L’immigration...), tel Amokrane Oualiken qui retrouve à Paris ses cousins [26][26] Il semble néanmoins que les conditions de sa venue..., Hamid Kermali rejoint, lui, Mulhouse. Il évolue tout d’abord dans un club amateur car il y est accueilli par des amis : « C’était deux Algériens, inséparables. On était tout le temps ensemble ! J’avais confiance qu’ils étaient là-bas. J’étais pris en charge par ces amis qui travaillaient à l’usine… Je dormais chez eux, je mangeais chez eux jusqu’au jour où Mulhouse m’a essayé ».
Trois filières d’émigration sont donc identifiées. Leur interpénétration est à relever. En effet, Abderrahmane Ibrir fait jouer ses relations sportives et amicales pour faire “sortir” sa famille en métropole. Mais comment Abderrahmane Soukhane et Smaïn Ibrir arrivent-ils en métropole ? Et les autres footballeurs qui s’engageront dans l’équipe du fln ? Comment sont-ils accueillis ? Sont-ils victimes de racisme alors que la guerre fait rage en Algérie ?
L’accomplissement en métropole : une autonomisation de la sphère sportive ?
Lors de la saison 1957-1958, 33 Algériens — dont cinq internationaux français (Abdelaziz Ben Tifour, Saïd Brahimi, Mohamed Maouche [espoir], Rachid Mekhloufi et Mustapha Zitouni) — officient dans le championnat de France de première et seconde division [27][27] Cette migration sportive n’est pas récente. Dès 1932,.... Ayant majoritairement rejoint la métropole en bateau, ils vont y connaître un accueil exceptionnel.
L’émerveillement en métropole : l’autre monde
Bien que ces footballeurs — notamment ceux qui évoluent dans des “clubs européens” — fréquentent colons et voyageurs venus de métropole en Algérie, ils sont dépaysés une fois la traversée de la Méditerranée effectuée. Dépaysés et émerveillés tel Abderrahmane Soukhane, qui se souvient, en parlant du Havre, « d’un autre monde, des grandes places, des grands magasins. Ici, à Alger, il y avait pas les superettes, il y avait pas les Monoprix, il y avait pas… Et bien sûr, là-bas, c’était beaucoup plus luxueux ». Rachid Mekhloufi, lui, se dit « énormément touché à l’arrivée en avion à Lyon. Déjà, j’ai vu, j’ai vu des gens qui ne me ressemblaient pas, qui étaient d’une gentillesse extraordinaire par rapport à nos, à nos Français d’Algérie. Donc, des gens extraordinaires, ils étaient polis, ils me disent : “Monsieur, etc.” ».
À côté de l’Algérie française qu’ils ont toujours connue et où les tensions intercommunautaires augmentent après la répression sanglante des soulèvements algériens de Sétif, Guelma, Batna, Biskra et Kherrata de mai 1945, la métropole leur apparaît comme un « paradis » qui enchante notamment Kaddour Bekhloufi. D’une part, une fois en métropole, ces futurs footballeurs du fln échappent au discriminant régime de l’indigénat institué en 1881 et qui légifère un mode d’organisation socio-raciale de la société ; d’autre part, ils font la rencontre d’entraineurs charismatiques et bienveillants (tels Albert Batteux à Reims, Kader Firoud à Nîmes, Lucien Jasseron au Havre, Élie Troupel à Cannes, Jean Snella à Saint-Étienne, etc.) qui les aident à atteindre un seul but : produire des performances.
Ainsi, qu’ils évoluent tout d’abord dans des clubs amateurs [28][28] Abdelhamid Zouba, amateur à Niort en 1955, cherche... ou professionnels, la manière dont ces footballeurs sont mis dans les meilleures conditions pour réussir au sein d’une sphère sportive autonomisée est saisissante. Les conditions de logement des joueurs — qui déjeunent comme tout footballeur professionnel de l’époque au restaurant — peuvent révéler les espoirs et les attentes qui reposent sur eux et la nouvelle dignité qui leur est vraiment accordée. Placés à leurs débuts à l’hôtel ou chez l’habitant en pension pour les plus jeunes, certains vivent ensuite dans de luxueuses résidences. Hamid Kermali, bien qu’il fût amateur, est projeté une fois sa licence signée d’un modeste appartement à Mulhouse chez ses amis qui l’avaient accueilli à un « hôtel 5 étoiles, un hôtel très chic». Tout comme ses prochains coéquipiers de l’équipe du fln, il est par la suite confronté à une sphère sportive professionnelle exigeante dans laquelle il trouve un espace d’ascension sociale.
Une élite footballistique reconnue
Au sein d’un monde professionnel où règne une véritable concurrence entre les footballeurs — « c’est pas une loi de la jungle, mais c’est presque la loi du plus fort faite par les doyens », affirme Saïd Amara — ces footballeurs algériens semblent se rendre rapidement indispensables parmi les effectifs professionnels. Outre leur connaissance préalable de la culture française, quatre facteurs éclairent leur rapide “intégration sportive”.
Tout d’abord, assoiffés de revanche sociale, motivés par de généreux salaires — « il était le triple au moins de l’employé municipal. On avait toujours un supplément », explique Saïd Amara — ils savent tous se soumettre aux assignations à l’intégration qui leur sont faites et changent également de club [29][29] De l’après-Seconde Guerre mondiale à l’année 1969,.... Selon lui, « c’est un monde où tu te dis : “Si je dois passer professionnel, il faut que j’accepte ça” ». Ensuite, la présence d’autres jeunes footballeurs paraît également les aider. Il poursuit : « À Strasbourg, l’accueil a été facilité par l’apport de quelques jeunes qu’ils avaient ramenés à l’époque. J’ai trouvé ma place parmi eux… Donc, pour sortir avec eux, pour parler avec eux, pour jouer avec eux, j’étais plus à l’aise dans ce milieu de jeunes ». En troisième lieu, sa pratique antérieure du haut niveau au Sporting Club de Bellabès en Algérie — au vu de l’émulation sportive incessante avec les clubs “musulmans” — lui permet une plus grande aisance en métropole, comme il le revendique : « À Bellabès, j’ai appris que la performance nécessitait du sérieux, de la volonté, du dépassement dans beaucoup de choses. Et c’est de là, ces dépassements m’ont permis par la suite de m’intégrer dans le milieu professionnel sans trop de risques ni handicaps ».
Enfin, il semble que l’appel sous les drapeaux soit un passage déterminant influençant les performances de ces champions. Non pas parce qu’Abderrahmane Soukhane — sévèrement condamné par le tribunal militaire — Mohamed Maouche et Rachid Mekhloufi rejoignent l’équipe du flnalors qu’ils sont des militaires français, mais plutôt parce qu’à la caserne de Vannes ou au bataillon de Joinville ils bénéficient d’un régime dérogatoire. Après avoir fait rapidement leurs classes en tant que sportifs de haut niveau, ils consacrent presque toute leur journée à la pratique du football et renforcent ainsi indéniablement leur expertise. C’est donc auréolé de son titre de champion du monde militaire obtenu à Buenos Aires en 1957 que Rachid Mekhloufi est libéré à Saint-Étienne à chaque journée de championnat [30][30] Lors de la saison 1957-1958, Mohamed Maouche, souvent.... Mais si ces footballeurs algériens semblent donc autant conditionnés à faire des performances en métropole, sont-ils pour autant épargnés par le racisme ?
Avant le premier départ de l’équipe du fln en avril 1958, ces footballeurs ne paraissent pas avoir été discriminés au sein de leurs clubs. Contrairement aux quolibets inévitables de quelques supporters, les équipes dans lesquelles évoluent ces joueurs algériens font preuve de solidarité et de cohésion “de raison”, leurs membres cherchant avant tout à s’enrichir, comme le rappelle Smaïn Ibrir : « Bonne entraide. On est bien obligé d’ailleurs aussi bien pour eux que pour nous, il fallait gagner cette prime. Il fallait gagner le match ». Le besoin absolu de « gagner des matchs pour gagner sa vie » soumet chaque joueur à une logique communautaire qui permet d’oublier momentanément les “troubles” en Algérie : « Quand on marque, on s’embrasse tous », affirme Hamid Kermali. Après la signature des accords d’Évian en 1962, les plus jeunes footballeurs de l’équipe du fln interrogés (Saïd Amara, Abdelkrim Kerroum, Rachid Mekhloufi, Abderrahmane Soukhane et Abdelhamid Zouba) réintègrent le championnat de France professionnel. S’ils semblent tous avoir été correctement accueillis autant par leurs présidents et leurs entraîneurs que par leurs coéquipiers, trois nuances doivent être apportées.
Premièrement, le statut des joueurs semble être déterminant. Au Havre, Abderrahmane Soukhane est indispensable et il en a conscience : « La moitié des buts, c’est moi qui les marque. Alors, qu’ils ferment leurs g…, c’est tout, hein. Au contraire, ils sont contents. Ils gagnent de l’argent avec ça ». Deuxièmement, avec le retour des pieds-noirs en métropole, les manifestations d’hostilité [31][31] Il semble qu’il faille également considérer l’orientation... exprimées à l’égard des footballeurs algériens à travers des lettres de menace et sur les gradins semblent bien plus nombreuses. Ces manifestations sollicitent d’une manière différente la solidarité de l’équipe. Abdelhamid Zouba témoigne : « Quand on jouait à l’extérieur, le public m’insultait en tant qu’Algérien : “Terroriste, sanguinaire, tueur”, etc., des trucs… Et c’est les joueurs qui répondaient à ma place ! ». Troisièmement, parfois l’accueil des coéquipiers et des supporters est « insupportable », ce qui motive un retour anticipé en Algérie, comme le regrette Abdelkrim Kerroum : « À Troyes, j’ai commencé à jouer, mais ça n’allait pas après. C’est pas avec les dirigeants, hein. Les joueurs, ils baissaient la tête quand ils me voyaient. Bien sûr que j’étais pas le bienvenu. Ils vous parlent pas beaucoup, ils vous mettent de côté. Avec certains joueurs, pas tous, il y en a qui étaient bien. Et partout où j’allais, les supporters me traitaient de “Fellagha. Vous avez tué nos parents, vous avez…”. On pouvait pas rester ».
Alors qu’ils reconnaissent tous, à l’exception de Mohamed Maouche et d’Abderrahmane Soukhane, qu’au moment de leur engagement avec l’équipe du fln ils s’intéressaient peu à la politique — ce qui n’exclut pas chez eux le règlement d’une cotisation auprès du fln et une véritable compassion et angoisse quant au sort du peuple algérien — ils semblent avoir vécu en métropole un rêve éveillé. En quittant l’Algérie pour une accueillante métropole, ils ont gagné non seulement de l’argent — qu’ils renvoient en partie au pays — mais aussi le droit à la dignité qu’on leur refusait globalement jusque-là hors de la sphère sportive algérienne. En 1957, quel autre Algérien que Kaddour Bekhloufi habite « dans une villa à Monte-Carlo » ? Quel autre Oranais peut se targuer d’avoir « serré la main du Prince de Monaco » ? La sphère sportive métropolitaine semble donc autonomisée, d’autant plus qu’un esprit de concurrence et de camaraderie la fédère. Néanmoins, les discriminations écrites et orales que ces footballeurs subissent tout autant que leur engagement avec l’équipe du fln rappellent la perméabilité des frontières entre sport et politique et l’ambivalence des sentiments qu’ils éprouvent vis-à-vis de la France.
Des champions entre la France et l’Algérie
Bien au-delà du fait que trois footballeurs interrogés sur dix — Saïd Amara, Smaïn Ibrir et Abdelkrim Kerroum — aient pris pour épouses des Françaises, une certaine ambivalence les anime. D’un côté ils semblent tous tenir sensiblement le même discours de rejet de la nationalité française. Rachid Mekhloufi, vu comme « le héros symbolique de la lutte de libération » [32][32] LANFRANCHI, Pierre, “Mekhloufi, un footballeur français..., affirme par exemple qu’il n’y a « pas d’équivoque ! Et en plus de ma naissance en Algérie, j’ai eu ce passage avec le fln. J’ai eu ce passage disons de, de quatre années de vision du monde, vision des gens, vision de la misère, vision des sacrifices, vision… Il y a beaucoup de choses qui m’ont frappé. Elles m’ont éloigné à 1 000 % de la nationalité française. Je sais pas, j’ai rien contre, mais c’est ancré… ». De l’autre, ils éprouvent un amour pour la France contre laquelle ils disent tous étonnamment ne pas éprouver la sensation d’avoir combattu.
Rejoindre Tunis pour l’Algérie algérienne
Outre l’analyse du récit nostalgique des footballeurs sur les conditions solennelles de leur premier contact avec le fln en métropole [33][33] Quatre footballeurs algériens se sont particulièrement..., leurs fuites rocambolesques vers Tunis où l’ambiance apparaît disciplinée et chaleureuse, leurs extraordinaires tournées sportives dans 14 pays où ils gagnent 65 matchs, il semble que tous ces footballeurs fassent preuve de patriotisme. Comme l’indique Daniel Denis, « tout se passe comme si la réussite sportive révélait l’image de la nation en train de se faire, faisant du stade probablement le dernier refuge du patriotisme, un espace de légitimation publique (populaire) de la société telle qu’elle évolue » [34][34] DENIS, Daniel, “La revanche des dominés : le sport,.... Mais comment justifient-ils le fait d’abandonner tous les attributs de la réussite sociale — si convoitée et globalement interdite en Algérie — qui semblaient autant plaire à Mohamed Maouche ? : « On était heureux en France, c’est vrai. On avait tout, hein : voiture, appartement, argent. Qu’est-ce qu’on voulait de plus ? ». Cette citation contrastant évidemment avec ce communiqué du fln paru dans Le Monde du 17 avril 1958 cherchant à justifier maladroitement le départ de ces « “patriotes conséquents”. Comme tous les Algériens, ils ont eu à souffrir du climat raciste anti-nord-africain et anti-musulman qui s’est rapidement développé en France au point de s’installer dans les stades » [35][35] “Le FLN salue dans les footballeurs qui ont abandonné....
Tous ces sportifs de haut niveau paraissent trouver au sein de cette équipe du fln« politique » et « pacifique » un espace non seulement d’affirmation de l’identité nationale en construction, mais aussi de lutte contre la présence française en Algérie. « Honorer le drapeau est alors un devoir » pour Hamid Kermali qui, comme les autres footballeurs, est frappé, nous l’avons vu, par l’essence injuste du régime colonial. Saïd Amara, qui « ne pouvai[t] pas rester loin des souffrances de [s]a famille, de [s]es voisins et apparaître à leurs yeux comme un lâche, un traître », tient à s’opposer par son engagement à la soumission des Algériens. La violente guerre d’Algérie, vue comme un « drame » par Abdelhamid Zouba, les révolte également. Smaïn Ibrir raconte par exemple toute sa haine de l’oppression locale : « À l’époque, pour un militaire de tué, on allait chercher 20 personnes dans les maisons, on les alignait et on les fusillait. Je crois que c’est pas logique. Il fallait essayer d’attraper celui qui avait tiré le coup au lieu de faire ça ! ».
Témoigner au peuple algérien en lutte sa solidarité en le représentant dignement — et en gagnant nécessairement des matchs — dans le monde entier est donc bel et bien la finalité du sacrifice sportif et de l’engagement patriotique de ces footballeurs professionnels. Rachid Mekhloufi aime à se souvenir : « C’était le coup médiatique qu’il fallait faire pour réveiller les consciences des Français, remonter le moral des maquisards, et la meilleure preuve c’est que, après l’indépendance, on rencontrait des maquisards à Alger. Des gens qui m’ont dit : “Vous savez pas comment vous nous avez remonté le moral quand on a su que vous étiez partis” ». Mais que dire des courriers que les joueurs envoient pendant leur exil à leurs anciens coéquipiers et employeurs ? Il est impossible de voir seulement en eux l’expression d’un sentiment carriériste (revenir travailler en France après l’indépendance de l’Algérie) de ces « combattants sur le terrain », selon Kaddour Bekhloufi, qui semblent francophiles et se revendiquent même de « culture française ».
« J’ai deux amours : mon pays et Paris »
Alors que ces footballeurs sont des ardents militants sportifs prônant la libération de l’Algérie du joug colonial, il aurait été concevable que, enfermés dans leur statut humiliant de “Français-musulmans” [36][36] Statut critiqué amèrement d’ailleurs par des footballeurs... et adoptant une posture anti-impérialiste, ils expriment un radicalisme anti-français. Pourtant, comme dans le refrain de la célèbre chanson de Joséphine Baker, ils disent tous aimer leur pays, l’Algérie, mais aussi la France et sa prestigieuse capitale parisienne : « Que de bons souvenirs en France. La France n’était pas un ennemi », clament-ils tous à l’unisson. N’ont-ils pas laissé en France des amis, des coéquipiers ? Hamid Kermali le souligne : « Mon meilleur ami, et ça a commencé à Mulhouse, c’est l’avant-centre de Sedan, Jacques Tion. Chaque vacances, moi je rentrais pas en Algérie parce qu’il y avait la guerre, j’allais chez lui, en Bretagne. On était comme des frères ». Et que dire de leurs entraîneurs français qu’ils considèrent parfois comme des « deuxièmes pères » ? Et alors qu’Abdelhamid Zouba est le seul des champions interrogés à émettre explicitement une critique envers la France — « si on avait un reproche à faire à la France, c’est d’avoir laissé les Européens au pouvoir faire la loi. Et ils se sont mis au travers de toutes les réformes que les Français avaient envisagées » — il est remarquable que tous ces patriotes algériens la distinguent du pouvoir colonial. Puisqu’ils viennent en métropole dans le cadre circonscrit et relativement autonomisé d’une migration sportive qui, nous l’avons vu, bouleverse leur vie quotidienne (salaire, statut, prérogatives, logement) ainsi que leur “rapport aux Français” qui devient privilégié, ils associent spontanément à la France et aux Français des années d’intense bonheur. Avec eux, ils découvrent le sens de l’égalité.
« La France n’avait, n’avait rien à voir. Parce qu’on a vécu là-bas on s’est rendu compte tout de suite. La France, ce n’était pas notre ennemi. Au contraire, nous étions entrés très facilement dans la société, dans les clubs. Mais nous étions engagés avec le FLN contre ce qui se passait ici dont nous étions les victimes ! Et moi le premier », poursuit Abdelhamid Zouba. La tentation est alors grande chez eux de typifier et d’opposer métropolitains et colons contre qui ils mènent l’action révolutionnaire. La manière dont ils se réapproprient la terminologie coloniale est alors tout à fait saisissante. Pour Mohamed Maouche, « le “vrai Français”, c’est le métropolitain qui était là-bas, qui n’a jamais connu l’Algérie ». Ne voient-ils pas alors tous dans les colons « espagnols, italiens, maltais » qu’il fallait combattre des « faux Français qui ont voulu écraser et ne pas partager » ? En distinguant ces deux territoires (l’Algérie et la France) et ces deux types de “Français”, ils légitiment ainsi leur engagement avec l’équipe du fln et peut-être diminuent également leur propre sentiment de culpabilité vis-à-vis de l’abandon du jour au lendemain de la France qui leur a « tout donné ». Leur position est donc ambivalente, et ce, de deux manières différentes. D’un côté ils sont partagés entre l’amour de l’Algérie et la nostalgie de leurs passages délicieux et mythifiés en France : « J’ai connu une France où les gens étaient sympas, les gens étaient tolérants… On était comme des frères », affirme Rachid Mekhloufi. De l’autre, ils savent qu’ils ont combattu un système colonial discriminant qui leur a pourtant offert une ascension sociale concrétisée en métropole et qui leur permet aujourd’hui d’être reconnus. Sans la présence française en Algérie, pas de professionnalisme en métropole. Et d’ailleurs, sans la France, pas d’équipe du fln et donc pas de fierté à revendiquer son sacrifice sportif et son engagement corps et âme à celle-ci.
Conclusion
La France est donc indispensable à ces patriotes entre deux rives dans la mesure où l’oppressante présence française en Algérie et leur recrutement en métropole dans les clubs professionnels sont aux fondements identitaires et géographiques de leur engagement avec le fln. Mais s’ils sont “entre deux rives” et ambivalents vis-à-vis de la France où ils construisent une ascension sportive et sociale inespérée après avoir vécu le dépaysement — relatif grâce à leur acculturation préalable à la langue française — grâce à des filières sportives, familiales et amicales activées notamment en 1956, ils ne sont pourtant pas traversés par des vertiges identitaires.
En effet, de 1958 à 1962, dans le monde entier, sur le terrain et hors du stade, ils deviennent des “Algériens” à part entière qui n’éprouvent pourtant aucune haine envers la France. Il s’agira à l’avenir — et peut-être les disparitions successives de ces footballeurs de l’équipe du fln faciliteront-elles de nouvelles prises de position et l’utilisation d’archives inédites — d’interroger bien mieux les conditions et la chronologie des départs des joueurs vers Tunis. Il semble difficilement concevable que ces 29 joueurs aient abandonné aussi spontanément qu’ils le disent aujourd’hui un cadre de vie chaleureux et privilégié en métropole dont certains rêvaient tant parce qu’il leur était globalement interdit en Algérie. Ont-ils subi des pressions et des menaces qu’ils chercheraient à cacher ? De quel type ? Et pourquoi ? Une grande part d’ombre et de mystère demeure… De plus, l’année précédant leur départ, quelques-uns [37][37] Alors qu’Abdelhamid Zouba est amateur — et donc moins...n’étaient pas souvent titulaires dans leurs clubs : auraient-ils vu aussi dans cette équipe du fln, de manière bien moins glorieuse, l’occasion de reprendre un nouveau souffle footballistique et fondé sur elle un espoir calculé de passer à la postérité ?
Pour mieux comprendre cette équipe du fln, il s’agira donc, d’une part, de nous entretenir avec les footballeurs professionnels algériens qui ont refusé son appel — et qui le reconnaissent publiquement — et avec ceux qui n’ont pas été contactés [38][38] Cinq entretiens ont déjà été réalisés avec Ahmed Arab,..., et, d’autre part, de reconsidérer la réflexion de Pierre Lanfranchi : « En tant qu’Algérien, Rachid Mekhloufi construit sa propre notoriété dans le cadre du football, sport du colonisateur, qui, bien que pratiqué par la communauté musulmane, reste marqué par son appartenance au patrimoine de la culture européenne » [39][39] LANFRANCHI, Pierre, “Mekhloufi, un footballeur français... sous l’angle de l’émancipation acculturante et de la « xénophilophobie ». Daniel Denis entend par ce concept l’amour de son ennemi et l’appropriation par des stratégies contournées de ses « qualités pédagogiques […] pour les retourner politiquement contre lui » [40][40] DENIS, Daniel, “Le sport et le scoutisme, ruses de.... L’usage politique du football comme symbole fait lui aussi sens, Mohamed Maouche reconnaissant que « le Français en général, c’est pas avec une insulte ou avec un coup de poing qu’il faut le combattre, il faut le combattre avec sa propre langue » [41][41] Le 20 juillet 2006, à son domicile d’Alger, Mohamed....
Pa Stanislas Frenkiel
Frenkiel Stanislas, « Les footballeurs du FLN : des patriotes entre deux rives », Migrations Société, 2007/2 (N° 110), p. 121-139. DOI : 10.3917/migra.110.0121. URL : https://www.cairn.info/revue-migrations-societe-2007-2-page-121.htm
Algérie, le onze de l'indépendance
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