"Soleil est mort ! Soleil est mort !"
Le jour où, gamin, le 31 mai 1958, je m'étais retrouvé sur le même lieu que Jean-Marie Le Pen, dans ma ville : Guelma…
60 ans, jour pour jour. 31 mai 1958.
La première fois que j’ai lu L’étranger d’Albert Camus, au lycée, dans les années 1960, j’avais été marqué surtout par un passage : celui du jour où, sur la plage, Meursault tire sur l’Arabe. Ma mémoire s’était fixée sur cette scène où le soleil était présent partout, à toutes les pages… Et alors que la plupart de mes camarades étaient critiques à l’égard de l’écrivain pour avoir traité le personnage de l’Arabe comme une « quantité négligeable », moi, je restais seulement obnubilé par la fréquence du mot « soleil » : vingt-cinq fois rien que dans les dix-neuf pages que dure la scène, plus d’un "soleil" par page !... C’est bien plus tard, des années après le lycée, que je compris pourquoi cette obsession, chez moi, du soleil chez Albert Camus. Un souvenir d’enfance.
C’était en pleine guerre d’Algérie, donc. L’année la plus terrible des sept ans et demi de guerre : 1958. La région de Guelma, ma ville natale, qui connut déjà les massacres du 8 mai 1945, était « réputée » pour son redoutable maquis. Le 29 mai 1958, un accrochage eut lieu sur le djebel Mermoura, entre une unité de combattants algériens de l’ALN (Armée de libération nationale) et une unité de paras du 1er REP (Régiment Etranger de Parachutistes), commandé par un homme de légende, le lieutenant-colonel Jeanpierre, héros de la Seconde Guerre mondiale et de la Guerre d’Indochine, qui venait de prendre le commandement du fameux 1er REP.
Nous habitions à la limite de la ville, juste en face du djebel, ce qui fait que nous pouvions voir même de loin les fumées et entendre les bruits des hélicoptères qui tournoyaient au-dessus du mont Mermoura… C’est là que le redoutable Colonel trouva la mort : connu pour son courage légendaire, il dirigeait le combat depuis son hélicoptère, à découvert, et au ras de la montagne… Une rafale l’atteignit, tirée par un jeune maquisard, âgé d’à peine 18 ans. Tout alla alors très vite. En quelques minutes, l’information circula à travers la région, le pays et jusqu’en France. Les radios du 1er REP crépitaient sans cesse, annonçant la fin du héros : « Soleil est mort ! Soleil est mort ! »…. « Soleil », c’était le nom de code du colonel Jeanpierre.
A l’époque, nous ne savions pas que nous venions de vivre un des moments décisifs de la guerre d’indépendance. Décisif, parce que la fin du héros remonta le moral des maquisards ; décisif, aussi, parce que la répression qui allait suivre, contre les populations civiles, allait pousser un grand nombre de jeunes algériens à gagner le maquis…
L’événement fut retentissant, et pas seulement en Algérie et en « Métropole » mais également dans les pays voisins et jusqu’en Egypte. L’Egypte qui venait de vivre la guerre de Suez, et où le même colonel Jeanpierre était devenu la bête noire du colonel Nasser. D’ailleurs, celui-ci, jura qu’une fois l’indépendance algérienne acquise, il viendrait en pèlerinage sur le djebel Mermoura (il n’aura pas l’occasion)…
Cela s’était donc passé le 29 mai. Et le surlendemain, toute la ville était investie par des cortèges de voitures officielles, des cohortes de journalistes, sans compter les convois militaires.
Ce 31 mai, donc, on avait sorti, de force, tous les élèves de toutes les écoles de la ville pour la cérémonie de la levée du corps… Nous étions restés debout, durant des heures interminables, sous le soleil torride de cette fin de mai. Le jour est tatoué dans ma mémoire : ce fut un samedi… Et c’est là, peu avant midi, que je tombai, raide, victime d’une insolation fulgurante. Je n’étais pas le seul, puisqu’il y eut deux ambulances dépêchées sur les lieux. Je fus transporté à l’hôpital. Que je ne quittai qu’en fin d’après-midi… A ma sortie, je me souviens, oui, d’avoir rendu grâce au soleil de midi pour m’avoir épargné un calvaire encore plus insoutenable que l’insolation : celui d’applaudir à tout rompre, au signal du maître d’école, le passage du convoi mortuaire…
Ce n’est que des décennies plus tard que je compris pourquoi le texte de Camus m’avait à ce point traumatisé. A cause de ce passage où Meursault avait, je cite : « la tête retentissante de soleil » ; et devait « sentir sur son front la brûlure du soleil » ; « les cymbales du soleil sur son front et cette épée brûlante qui rongeait ses cils et fouillait ses yeux douloureux… ». Comme si ces yeux et cette douleur cessaient d’être les yeux et la douleur de Meursault pour devenir les yeux et la douleur du lecteur que j’étais…
Dans les années 1980, journaliste à Paris, j’apprendrai une information qui me fera revivre mon insolation.... En lisant un livre, les Mémoires d’un certain Jean-Marie Le Pen, dont je devais faire la critique pour Jeune Afrique, je découvre trois pages entières sur la mort du colonel Jeanpierre !... C’est que le futur chef du Front national était lui aussi présent à Guelma, ce même 31 mai 1958, accouru depuis Constantine pour rendre hommage à son « idole », héros de plus d’une guerre coloniale, sous les ordres duquel il avait déjà combattu en Indochine. Ce jour-là, Jean-Marie Le Pen était donc dans ma ville, en sa qualité de sous-officier dans le même 1er REP !...
- SALAH GUEMRICHE
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