Jacques de Bollardière, le général qui refusa la torture
C’est dingue ça, le militaire le plus décoré de la Résistance a été le seul à avoir dénoncé la torture en Algérie, il a fait 2 mois de forteresse, a viré non-violent puis anti-nucléaire, et je n’avais JAMAIS entendu parler de lui !
On honore les résistants aux nazis, un petit peu moins à ceux contre Vichy (c’est compliqué etc.), mais il ne faut pas faire trop de pub aux militaires qui ont résisté à l’État tortionnaire (en Algérie ou ailleurs)….
Un héros, super connu il y a 50/60 ans :
et hop, rayé des mémoires !
Après le soldat inconnu, le général inconnu…
Seconde partie du billet sur la quasi-censure du documentaire de 1974 lui ayant été consacré… (dingue, sans Gazut, on n’aurait presque rien sur lui…) Eh, devenez cinéastes les jeunes !
Le documentaire caché : le général non-violent
Eh bien comme les grandes chaînes ont caché ce documentaire pendant 40 ans, on va le montrer ici – et je vous encourage à en faire de même…
Source : Youtube, André Gazut
Il y a cinquante ans, le général Jacques de Bollardière condamnait la pratique de la torture
Jacques de Bollardière est le seul officier supérieur à avoir condamné ouvertement la pratique de la torture pendant la guerre d’Algérie.
En 1957, il tente par tous les moyens de dénoncer “certains procédés” en vigueur dans la recherche du renseignement en Algérie. Sa prise de position publique lui vaut une sanction de soixante jours d’arrêt …
Jacques Paris de Bollardière est né le 16 décembre 1907, à Châteaubriant. Il sort de Saint-Cyr en 1930.
En 1939, il est lieutenant à la Légion Étrangère dans le Sud marocain ; il reçoit le baptême du feu à Narvick.
Résistant de la première heure, il rejoint l’Angleterre en juin 1940, et participe à tous les combats des F.F.L. avec la 13e Demi-brigade de la Légion Étrangère. En avril 1944, il commande la mission Citronnelle dans le maquis des Ardennes. Jacques de Bollardière a été le soldat le plus décoré de la France libre : grand officier de la Légion d’honneur, compagnon de la Libération, deux fois décoré du DSO (Distinguished Service Order ) …
Après un commandement en Indochine à la tête des troupes aéroportées, il est instructeur à l’École de Guerre. En 1956, il est muté en Algérie, et, en juillet de la même année, il est nommé général.
Jacques de Bollardière tente par tous les moyens de dénoncer “certains procédés” en vigueur dans la recherche du renseignement.
En mars 1957, il demande à être relevé de son commandement en Algérie – sa lettre à Salan lui demandant de le relever :
Au même moment, Jean-Jacques Servan-Schreiber, redevenu directeur de l’Express, est inculpé d’atteinte au moral de l’armée pour avoir publié plusieurs articles relatant son expérience algérienne et dénonçant l’attitude du gouvernement français. Il demande alors à son ancien chef, de Bollardière, de lui écrire une lettre de soutien ; celle-ci parut dans l’Express du 29 mars 1957 :
Le 21 mars 1957
Mon cher Servan-Schreiber,
Vous me demandez si j’estime que les articles publiés dans « L’Express », sous votre signature, sont de nature à porter atteinte au moral de l’Armée et à la déshonorer aux yeux de l’opinion publique.
Vous avez servi pendant six mois sous mes ordres en Algérie avec un souci évident de nous aider à dégager, par une vue sincère et objective des réalités, des règles d’actionà la fois efficaces et dignes de notre Pays et de son Armée.
Je pense qu’il était hautement souhaitable qu’après avoir vécu notre action et partagé nos efforts, vous fassiez votre métier de journaliste en soulignant à l’opinion publique les aspects dramatiques de la guerre révolutionnaire à laquelle nous faisons face, et l’effroyable danger qu’il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l’efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu’à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée.
Je vous envoie l’assurance de mon estime …
Note Berruyer : Il y avait une vraie presse à l’époque…
Sa lettre fait grand bruit et lui vaut, le 15 avril, une sanction de soixante jours d’arrêt à la forteresse de la Courneuve. Après quoi il est mis à l’écart : nommé successivement en Afrique centrale (A.E.F.), puis en Allemagne.
Le putsch d’Alger d’avril 1961 l’amène, à 53 ans, à prendre une retraite prématurée : “le putsch militaire d’Alger me détermine à quitter une armée qui se dresse contre le pays. Il ne pouvait être question pour moi de devenir le complice d’une aventure totalitaire”.
Il s’occupe alors de formation professionnelle des adultes. Quelques années plus tard, il est l’un des fondateurs du Mouvement pour une Alternative non-violente, et publie en 1972 : Bataille d’Alger, bataille de l’homme.
Jacques de Bollardière s’est toujours référé à son éthique chrétienne, pour affirmer le devoir de chacun de respecter la dignité de l’autre. Il a écrit : “La guerre n’est qu’une dangereuse maladie d’une humanité infantile qui cherche douloureusement sa voie. La torture, ce dialogue dans l’horreur, n’est que l’envers affreux de la communication fraternelle. Elle dégrade celui qui l’inflige plus encore que celui qui la subit. Céder à la violence et à la torture, c’est, par impuissance à croire en l’homme, renoncer à construire un monde plus humain.”
Jacques de Bollardière est décédé en février 1986, mais sa veuve, Simone de Bollardière, est l’une des signataires de l’appel des douze : le 31 octobre 2000, douze personnes, dont Henri Alleg qui survécut à “la question” et Josette Audin veuve d’un jeune mathématicien qui succomba, ont demandé une condamnation publique de l’usage de la torture pendant la guerre d’Algérie.
L’inacceptable
« Vers le début de janvier 1957, tout s’accéléra soudain et devint menaçant. Une violente poussée de terrorisme plonge Alger et sa région dans la fièvre. Pour faire face à la situation on met en place une nouvelle organisation de commandement dans laquelle mon secteur se trouve englobé. Le général Massu, commandant la 10ème Division parachutiste, en est le chef. Les pouvoirs civils abandonnent entre ses mains la totalité des pouvoirs de police qu’il décentralise aussitôt jusqu’au dernier échelon de la hiérarchie dans la division parachutiste. […]
Des directives me parviennent, disant clairement de prendre comme premier critère l’efficacité et de faire passer en priorité les opérations policières avant toute pacification. Des femmes musulmanes atterrées, viennent m’informer en pleurant que leurs fils, leur mari, ont disparu dans la nuit, arrêtés sans explication par des soldats brutaux en tenue camouflée et béret de parachutistes. […]
Quelques heures plus tard, je reçois directement l’ordre de faire exécuter immédiatement par mes troupes une fouille de toutes les mosquées du secteur pour y chercher des dépôts d’armes. Je refuse d’exécuter cet ordre reçu dans des conditions irrégulières et que je juge scandaleuses ; j’estime de plus qu’une telle provocation risque de ruiner les efforts de plusieurs mois. Je demande alors à être reçu immédiatement par le général Massu.
J’entre dans son vaste bureau […] Je lui dis que ses directives sont en opposition absolue avec le respect de l’homme qui fait le fondement même de ma vie et que je me refuse à en assumer la responsabilité.
Je ne peux accepter son système qui conduira pratiquement à conférer aux parachutistes, jusqu’au dernier échelon, le droit de vie et de mort sur chaque homme et chaque femme, français ou musulman, dans la région d’Alger…
J’affirme que s’il accepte le principe scandaleux de l’application d’une torture, naïvement considérée comme limitée et contrôlée, il va briser les vannes qui contiennent encore difficilement les instincts les plus vils et laisser déferler un flot de boue et de sang…
Je lui demande ce que signifierait pour lui une victoire pour laquelle nous aurions touché le fond de la pire détresse, de la plus désespérante défaite, celle de l’homme qui renonce à être humain.
Massu m’oppose avec son assurance monolithique les notions d’efficacité immédiate, de protection à n’importe quel prix de vies innocentes et menacées. Pour lui, la rapidité dans l’action doit passer par-dessus tous les principes et tous les scrupules. Il maintient formellement l’esprit de ses directives, et confirme son choix, pour le moment, de la priorité absolue à ce qu’il appelle des opérations de police.
Je lui dis qu’il va compromettre pour toujours, au bénéfice de la haine, l’avenir de la communauté française en Algérie et que pour moi la vie n’aurait plus de sens si je me pliais à ses vues. Je le quitte brusquement.
En sortant de chez lui, j’envoie au général commandant en chef une lettre lui demandant de me remettre sans délai en France à la disposition du secrétaire d’État à la Guerre.
Un faible espoir m’anime encore. Le général Massu n’est pas au niveau de commandement où se conçoit une politique et où se décide l’emploi des forces armées.
Je demande l’audience du Général commandant en chef et du ministre résidant . Je leur parle d’homme à homme et sors de leur bureau tragiquement déçu. J’ai le coeur serré d’angoisse en pensant à l’Algérie, à l’Armée et à la France. Un choix conscient et monstrueux a été fait. J’en ai acquis l’affreuse certitude.
Le lendemain, je prends un avion pour Nantes où m’attend ma famille. »
P.-S.
Le général de Bollardière est le seul officier supérieur qui n’ait pas été réintégré dans ses droits à la suite de la loi de réhabilitation de novembre 1982.
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« Un combat singulier » Portrait du Général de Bollardière
Source : Youtube
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Sur la torture : Simone de Bollardière ” Ce général qui a dit non “
Source : L’Humanité, Jean-Paul Monferran, 10-11-2000
Guerre d’Algérie. Entretien avec l’une des signataires de l’appel contre la torture, dont le mari fut le premier officier supérieur à en dénoncer l’usage.
En mars 1957, le général de parachutistes Jacques Pâris de Bollardière – quarante-neuf ans, résistant de la première heure, soldat le plus décoré de la France libre – demande à être relevé de son commandement en Algérie. Il refuse la torture, au nom de ” l’effroyable danger qu’il y aurait à perdre de vue […] les valeurs morales qui, seules, ont fait jusqu’à présent la grandeur de notre civilisation et de notre armée “. Publiée dans l’Express de Jean-Jacques Servan-Schreiber, sa lettre fait grand bruit et lui vaut soixante jours de forteresse. ” Il avait sa conscience pour lui “, et ce temps de détention, ” il l’a mis à profit pour lire, surtout les philosophes “, explique aujourd’hui Simone de Bollardière, sa veuve, qui, ” pour la mémoire du combat de son mari ” et au nom de leur éthique commune, a décidé d’être l’une des douze signataires de l’appel ” à condamner la torture durant la guerre d’Algérie “. Rencontre avec une vieille dame digne, qui appelle un chat un chat…
Dans quelles circonstances avez-vous décidé d’être l’une des signataires de cet appel ?
Simone de Bollardière. Lorsque j’ai été contactée par Charles Silvestre, de l’Humanité, j’ai tout de suite été d’accord pour signer ce texte, surtout quand j’ai vu le nom des autres personnes, que je connais, pour certaines, et que mon mari connaissait aussi. Je me suis dit, sans trop y croire : ” Pourquoi ne pas jeter encore une bouteille à la mer ? ” J’ai donc signé – et pour plusieurs raisons. Tout récemment, j’ai vu le film Warrior, qui montre de jeunes Anglais se retrouvant en Yougoslavie sans y avoir été préparés et qui reviennent totalement chamboulés au bout de six mois, simplement à la vue des horreurs de la guerre. Or, la France, dans le plus grand secret, et sans jamais parler de ” guerre “, a envoyé en Algérie, pendant deux ans et demi, des jeunes de vingt ou vingt-deux ans, qui ont participé à des abominations. Certains ont vu leurs camarades morts, éventrés, et autres choses atroces, mais, eux aussi, ont commis des actes abominables, avec l’autorisation – non dite et non écrite – des autorités, et l’obligation, pour certains, de le faire, sous peine d’être méprisés par des officiers qui sortaient à peine de la guerre d’Indochine. Toute une génération a été sabordée par la guerre d’Algérie : la plupart se sont réfugiés ensuite dans le silence, beaucoup se sont suicidés ou sont devenus alcooliques…
Dans quelles conditions votre mari a-t-il décidé de refuser la torture ?
Simone de Bollardière. Dès que les ordres ont commencé à arriver dans son secteur. Mon mari – vous l’avez mentionné – était le soldat le plus décoré de la France libre. Il a alors écrit – sans permission, mais on n’était pas à l’école maternelle – que la torture était une pratique inadmissible, qui plus est, inefficace. Cela lui a valu deux mois de forteresse, et le reste de l’armée lui a tourné le dos. Ce qui m’a toujours étonnée, c’est que des généraux, des officiers supérieurs, qui se disaient ” bons pères de famille ” et qui, paraît-il, n’auraient pas fait de mal à une mouche, n’aient pas eu alors l’idée que si ce général-là, avec le passé qu’il avait (compagnon de la Libération, deux fois titulaire de la plus haute distinction britannique, etc.) posait une question de cette importance, c’est qu’il y avait un problème que, eux, systématiquement, refusaient de voir en disant : ” Dans mon secteur, il n’y a pas de torture “.
Comment l’expliquez-vous ?
Simone de Bollardière. Je ne l’explique pas.
Comment expliquez-vous alors l’attitude singulière du général de Bollardière, l’un des premiers officiers à rejoindre le général de Gaulle à Londres, en juin 1940 ?
Simone de Bollardière. Permettez-moi d’abord de dire les choses autrement : quand mon mari, alors capitaine, est arrivé à Londres en juin 1940, il ne savait pas qu’il y avait de Gaulle. Il revenait de Norvège, il a pris un bateau en Bretagne, et il comptait poursuivre la guerre comme simple soldat dans l’armée britannique pour combattre les nazis – il n’a jamais dit contre ” les Allemands “. C’est alors qu’il a appris l’existence de de Gaulle… Pour répondre à votre question, je crois que l’expérience de mon mari dans les maquis de la Résistance a beaucoup compté, tout comme sa formation et ses convictions de jeunesse : pour lui, un homme était toujours un homme ; on n’avait pas le droit de faire n’importe quoi à un autre homme, quelles que soient les circonstances. Il m’a raconté que, blessé dans les Ardennes, il avait mis toute son énergie à éviter que deux prisonniers allemands ne soient sommairement exécutés. Ils n’ont finalement été ni fusillés ni martyrisés, et ce sont eux qui l’ont porté sur un brancard pendant plusieurs jours… Il s’est toujours référé à des valeurs morales, au respect de l’autre, à l’éthique chrétienne : ” Tu ne feras pas aux autres “, etc.
Vous savez que, de manière récurrente, se pose, s’agissant de l’Algérie, la question des responsabilités respectives de l’armée et du pouvoir politique
Simone de Bollardière. Le pouvoir civil a été nul : il n’y a eu personne de courageux, pas plus Guy Mollet qu’un autre, personne qui ose dire autre chose que : ” Ce sont les événements d’Algérie “, etc. Quant aux officiers, ils n’avaient en tête que de prendre une ” revanche ” sur l’Indochine. Tout à leur mépris pour les ” Viets ” – comme ils disaient – ils n’avaient rien compris à ce qui s’était passé à Dien Bien Phu. Ils sortaient des ” écoles de guerre “, ils ne pensaient jamais pouvoir être défaits par des gens qui n’avaient que des bicyclettes. La vraie question est : que faisait la France en Indochine, que faisait la France en Algérie ?.
Quels souvenirs gardez-vous de la mise en détention de votre mari ?
Simone de Bollardière. Lui avait sa conscience pour lui : il était bien dans sa peau, il avait le temps de lire, surtout les philosophes, et en particulier Alain, dont il avait été l’élève. Moi, j’ai vécu cela comme une immense injustice – qui m’a, je crois, rendue pour toujours hypersensible à toute injustice, et par exemple, aujourd’hui, au sort des sans-papiers… Je ne supportais pas d’entendre mon mari être traité de ” salaud “, d’homme qui ” avait sali l’honneur de l’armée “, etc. En fait, c’est lui, seul, qui a sauvé alors ” l’honneur de l’armée “… Permettez-moi d’ajouter deux choses, encore plus personnelles : j’ai été très émue à la lecture du témoignage de cette jeune Algérienne qui expliquait que, quelque temps avant d’être torturée, elle avait écouté avec son père une émission, dans laquelle on parlait d’un général qui s’était opposé à la torture, et qu’ils avaient pleuré. Par ailleurs, j’ai toujours été sensible au fait que les Algériens ont toujours su dire, sans l’écorcher, le nom de mon mari ; en France, ce n’est pas le cas, on dit couramment ” La Bollardière “, ou je ne sais quoi… Au fond, j’en suis fière. Il n’y a rien de plus important que d’avoir sa conscience pour soi, de pouvoir se regarder dans la glace chaque matin…
J’imagine que vous avez beaucoup discuté ensemble de la guerre elle-même, du fait de savoir s’il fallait la faire ou non…
Simone de Bollardière. Il ne fallait pas la faire. L’Algérie, c’était le non-droit absolu pour les Algériens, et, dès qu’il y avait ne serait-ce qu’une petite ” réforme ” d’envisagée, les pieds-noirs riches s’y opposaient. Il y avait un mépris total pour l’existence de plus de 80 % de la population… Après l’Indochine, ne croyez-vous pas que des leçons auraient pu être tirées ? Quand nous étions en Indochine avec mon mari, j’allais dans les hôpitaux : il y avait des Algériens, des Marocains, des Africains, que l’on envoyait se battre ” pour la France ” en Indochine, quand eux-mêmes étaient venus nous aider à nous libérer de l’occupant nazi. Il ne faut pas mépriser les gens à ce point : les Algériens, par exemple, ont bien vu le rôle qu’on leur faisait jouer en Indochine, la ” sale guerre ” à laquelle ils étaient contraints. Quand ils sont revenus en Algérie, ils se sont dits : ” Pourquoi, nous aussi, n’aurions-nous pas notre indépendance ? Nous avons aidé les Français à reconquérir leur indépendance contre Hitler, pourquoi n’obtiendrions-nous pas la même chose ? ” C’est un raisonnement logique. Dans l’Évangile, on parle d’un ” peuple à la nuque raide ” : les Français, eux, ont eu la nuque plus que raide. Ils n’ont jamais voulu comprendre – et peut-être encore beaucoup aujourd’hui…
La torture était partout présente ?
Simone de Bollardière. Partout. C’était systématique. Et – je le répète – cela a détruit toute une génération.
La torture a été pratiquée aussi du côté algérien.
Simone de Bollardière. Un pays qui obtient sa liberté et son indépendance dans une violence pareille – avec l’OAS, les barbouzes, les anti-barbouzes, les hommes, les femmes, les enfants tués, massacrés, n’importe où, n’importe quand, n’importe comment – c’est un peuple qui se constitue dans la violence et qui se continue dans la violence. La violence en Algérie, c’est la suite de la guerre d’Algérie – c’est le dominant qui contamine le dominé. La France, vous savez, ce n’est pas très joli… Regardez encore aujourd’hui comment on traite les sans-papiers, comment des formes de torture peuvent encore être pratiquées dans les commissariats. La guerre d’Algérie a généré beaucoup de gangrène : du fait qu’il n’y a pas eu de sanctions, que tout a été toujours caché, qu’il y a eu l’amnistie, que l’on ne peut même pas en parler… Si je dis que Le Pen est un tortionnaire, je n’en ai pas le droit !.
On a beaucoup écrit sur les rapports entre votre mari et le général de Gaulle à cette époque.
Simone de Bollardière. Mon mari n’avait pas de rapports avec le général de Gaulle. Il s’est trouvé ” gaulliste ” parce que de Gaulle était là en 1940. Quant au retour au pouvoir de de Gaulle en 1958, on ne peut pas dire qu’il l’ait apprécié. Lorsqu’il a voulu quitter l’armée – et se disant que de Gaulle avait tout de même représenté quelque chose de très fort, d’essentiel – il lui a demandé audience. De Gaulle lui a dit : ” Que voulez-vous ? ” Mais mon mari ne voulait rien : ni étoile ni poste… Il voulait seulement parler de la situation en Algérie, lui demander ce qu’il comptait faire. Mon mari m’a dit : ” J’ai eu l’impression que nous n’étions pas dans le même monde. ” Il a pris sa retraite après le putsch de 1961, et il s’est occupé, ici en Bretagne, de formation pour les personnes en grande difficulté. Pour remettre le monde un petit peu plus à l’endroit.
C’est tout de même un parcours original ?
Simone de Bollardière. Oui, mais il suit une ligne très droite. Pendant longtemps. Il a écrit : ” J’ai cru que, pour la libération de l’homme, il fallait faire la guerre. Donc, je l’ai faite. Maintenant, je continue pour la libération de l’homme avec d’autres moyens : c’est-à-dire l’éducation et la formation à la non-violence. “.
Comment avez-vous apprécié la déclaration de Lionel Jospin s’engageant à poursuivre le ” travail de vérité ” sur la guerre d’Algérie ?
Simone de Bollardière. J’ai signé ce texte – je crois l’avoir déjà dit – à la fois par amitié pour l’Humanité – que je ne me représente pas avec un couteau entre les dents ! – et lorsque j’ai su qui étaient les autres signataires qui, tous, sont des personnes d’une très haute valeur morale. Dès lors, je me suis sentie moralement obligée à cause de mon mari. Mais, pour dire la vérité, je n’attendais rien de cet appel. Depuis tout ce temps… Tout paraissait tellement bloqué… Aussi, ma stupéfaction a été totale lorsque j’ai pris connaissance de la déclaration de Lionel Jospin. Je me suis dit : ” C’est incroyable. Je ne pensais pas voir cela de mon vivant. ” J’ai eu un bon coup au cour. Cinq jours seulement… Le tout est de savoir maintenant ce qui va suivre. J’aimerais que l’on fasse quelque chose pour tous ceux qui étaient jeunes alors et qui ont été massacrés dans leur être vivant. Et puis que l’on parle de toutes les horreurs. Je n’aime pas beaucoup les États-Unis : mais eux, au moins, ont su parler de la guerre du Vietnam ; McNamara dit aujourd’hui que c’était ” une bêtise “. Puisque nous sommes, semble-t-il, dans l’année de la repentance, que l’État français fasse sa repentance vis-à-vis de l’Algérie ! Et l’Algérie vis-à-vis de la France, car il y a eu, en effet, des horreurs des deux côtés. Mais la France, terre de ” civilisation chrétienne “, vous vous rendez compte !.
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Jacques de Bollardière, le général qui refusa la torture – Archive vidéo INA
Reportage. Portrait du général Jacques PARIS DE BOLLARDIERE, qui refusa d’appliquer la torture pendant la guerre d’Algérie. Des associations se battent pour qu’un film suisse qui lui a été consacré, réalisé en 1974 et intitulé “Le général de Bollardière et la torture”, soit diffusé en France.Le comentaire sur images d’illustration et extraits du film alterne avec les interviews de sa veuve Simone PARIS DE BOLLARDIERE, et d’André GAZUT, réalisateur du film. Images d’archive INA
Institut National de l’Audiovisuel
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« Général de Bollardière » : un destin face à l’Histoire
Source : Le Télégramme, Benjamin Brehon
Un document exceptionnel sur une des pages les plus sombres de l’histoire de France et, peut-être, une occasion de voir se refermer de vieilles blessures.
Des corps attachés. Des exécutions sommaires. De vaines tentatives de Robert Lacoste, ministre-résident en Algérie à l’époque des faits, pour évacuer le débat. «Général de Bollardière», le film d’André Gazut sorti en 1974, est une bombe. Censuré par l’ensemble des télévisions françaises, ce document exceptionnel retrace la vie de Jacques Pâris de Bollardière, brillant officier de la Légion étrangère qui a quitté l’armée pour n’avoir pas à cautionner l’emploi de la torture. Mais il est bien plus que ça.
Une véritable mise en accusation des pouvoirs civils et militaires pour leur comportement lors des «événements». Chappe de plomb : Si le film frôle parfois l’hagiographie, nul manichéisme chez son auteur. «Il ne s’agit pas de dire que tous les militaires étaient des tortionnaires, sauf lui, explique André Gazut. D’autres officiers se sont opposés à la torture. Simplement, ils ne l’ont pas dit». Et c’est cette chappe de plomb chez les anciens de l’Algérie, quels qu’aient été leurs rôles à l’époque, que le film cherche à briser.
«Il est très difficile pour un pays d’assumer son passé. Mais tant que le problème n’aura pas été revu au niveau de l’Etat, le malaise persistera, estime-t-il. Il faut dépasser les clivages droite-gauche, civils-militaires, pour en parler. C’est ainsi qu’on pourra en libérer ceux qui l’ont vécu». «Tout le monde savait» Signe que le problème reste sensible, le public mélangé de la projection. Beaucoup de contemporains de la «sale guerre» et d’autres, plus jeunes, sensibilisés par le récent vacarme médiatique autour du livre du général Aussaresses.
André Gazut, lui, se dit «pas étonné» des révélations de ce dernier. «Tout le monde le savait, il n’y a que le gouvernement français qui faisait semblant de ne rien entendre», dénonce en écho Simone de Bollardière, veuve du Général et militante infatigable de la paix. Le choc des images aidant, difficile de l’ignorer une fois la projection terminée. Pas de télé prévue : dès 1974, la Suisse, la Belgique et le Canada avaient accepté le document. La télévision nationale algérienne l’a diffusé.
Mais en France, rien n’est encore prévu. Arte serait éventuellement intéressée, des responsables de chaînes ont déjà donné des signes, mais cela n’a pas abouti. Le circuit des cinémas indépendants a pris le relais, et le film tourne beaucoup, les demandes se multiplient. Rien que de normal : «Général de Bollardière» n’est pas un cours d’histoire, c’est un document historique.
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DIFFUSION EN CATIMINI POUR LE GÉNÉRAL DE BOLLARDIÈRE
Source : Libération, Jean-Dominique Merchet, 10-07-2001
Les grandes chaînes boudent le documentaire sur l’officier antitorture.
L’honneur de la télévision française est sauf. Enfin presque. Dimanche 8 juillet, la Chaîne parlementaire-Assemblée nationale (LCP-AN) a diffusé pour la première fois en France le film d’André Gazut consacré au général de Bollardière. Afin de ne pas cautionner la torture en Algérie, cet officier avait demandé en 1957 à être relevé de son commandement (Libération du 14/06/01). Réalisé en 1974, le film a été projeté à l’époque par les télévisions suisses, belges et canadiennes. Mais jamais par les grandes chaînes françaises, privées ou publiques. «Un étrange oubli», constate LCP-AN.
Depuis l’hiver dernier, ce film a pourtant pu être vu une dizaine de fois, lors de projections privées organisées par des militants engagés contre la torture: à Lyon, Stains, Saint-Nazaire, Grenoble, etc. La dernière d’entre elles s’est déroulée le 25 juin à Paris, au cinéma le Biarritz. Une initiative de plusieurs organisations, dont Reporters sans frontières, la Ligue internationale des droits de l’homme et le «Groupe de douze». Salle comble autour des témoins, Simone de Bollardière la veuve du général décédé en 1986 , Germaine Tillion ou Jean-Jacques Servan-Schreiber.
Ce film de cinquante minutes est un remarquable document sur l’itinéraire d’un officier issu de la petite noblesse bretonne et catholique, que rien ne prédisposait à dire «non» à la torture. Rien, sinon sa conscience. Et l’idée, rapportée de la Résistance, que «cela nous emmenait exactement à ce que les nazis avaient fait dans les pays occupés». «Je suis dans la situation paradoxale d’un général non-violent, raconte-t-il. La violence, je la connais. Elle dégrade.» Contre «Bollo», d’autres témoignages. Ceux de la France officielle. Guy Mollet, l’ancien président du conseil socialiste expliquant que la France ne peut torturer puisqu’elle est «le pays des droits de l’homme». Robert Lacoste, ex-ministre résistant SFIO, renvoyant de Bollardière à «sa foi». Massu, tripotant son stylo et expliquant qu’il a «obéi aux ordres». Aucun n’en sort vraiment grandi.
Réalisateur-déserteur. Pour André Gazut, ce film fut plus qu’un travail journalistique. Une affaire personnelle. «Catho de gauche», il avait déserté de l’armée française en 1960 pour ne pas participer à la torture. Infirmier chez les paras, «j’aurais eu à retaper les gars qu’on interrogeait». Réfugié en Suisse, amnistié en 1966, il devient réalisateur à la Télévision suisse romande (TSR). En 1973, il consacre un premier film à la «civilisation de la torture» pour lequel il rencontre le colonel Trinquier, théoricien français de la guerre contre-révolutionnaire. Réalisé à l’automne 1974, le Général de Bollardière et la torture est alors proposé à toutes les chaînes publiques francophones, qui échangent couramment leurs programmes. Silence à Paris. «C’est l’autisme des Français», constate André Gazut.«Invraisemblable!», estimait Robert Ménard du temps où il était à Reporters sans frontières. Quel hypocrite, maintenant qu'il est maire de Béziers. Un autre documentaire d’André Gazut, consacré à Klaus Barbie, connaîtra plus tard le même sort. Il y évoquait une nouvelle fois la torture en Algérie.
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Pour conclure, son interview dans l’Express du 19 juillet 1957 après sa sortie de forteresse :
Le combat du général de Bollardière
(…) Mais, mon général, objectait un officier, si on ne petit obtenir de résultats qu’en employant certains procédés pour obtenir le renseignement…
Bollardière : Parlez clairement. Qu’est-ce que vous entendez par “certains procédés” ? Si vous entendez par là simplement la lutte contre l’organisation politico-militaire rebelle, l’arrestation de suspects et la mise hors d’état de nuire des assassins, cela n’a rien que de parfaitement normal… Mais si, par “certains procédés”, vous entendez les moyens que je connais bien pour les avoir vu employer ailleurs : la baignoire, le courant électrique dans les…, etc., alors, parlez clairement et dites : les moyens de torture.
Admettons, mon général, qu’il s’agisse de tortures. Je voudrais vous poser une question. Si en employant ces procédés, vous arrivez à faire une économie de vies humaines. Si vous obtenez, par ces moyens, et rapidement, des renseignements que vous n’auriez pas obtenus autrement et si vous évitez, par exemple, que vingt bombes explosent, qui auraient tué des dizaines de femmes et d’enfants innocents. Ça fait des dégâts, une bombe. Vous avez vu l’autre jour au stade. Sans parler des réactions de la population européenne qui, dans une explosion de fureur panique, peut parfaitement riposter, sans que vous puissiez l’en empêcher, par une véritable Saint-Barthélemy des musulmans. C’est un grave cas de conscience de penser que vous condamnez peut-être des innocents en refusant d’employer des moyens que vous estimez contraires à la morale. C’est très beau du point de vite moral, mais vous vous condamnez à être inefficace. Nous sommes plongés dans une guerre révolutionnaire et nous avons à faire face à une nouvelle forme de la barbarie. Nous devons prendre les moyens nécessaire pour y répondre.
Bollardière : – Enfin, vous n’allez quand même pas confondre la guerre révolutionnaire avec la torture. La guerre révolutionnaire est une guerre dans laquelle la population est l’élément essentiel et l’action que l’on peut avoir sur la population ne se résume pas à la torture. C’est une véritable déviation de l’esprit. Comme si les tortures avaient jamais été un moyen d’arrêter une rébellion. Dites-moi (encore que sur beaucoup de points cela ne soit pas comparable) si la Gestapo a jamais empêché la Résistance d’exister. Pour ma part, quand j’apprenais que les petits gars du maquis étaient passés à la baignoire on qu’on leur avait arraché les ongles et fait je ne sais quoi encore pour les faire parler, cela ne me donnait pas du tout envie de rentrer chez moi. Et c’est précisément contre cela que nous nous sommes battus pendant cinq ans, pour défendre une liberté et une dignité de l’homme. Même si le système était efficace et si chaque individu “soumis à la question” parlait et donnait des renseignements permettant d’éviter des morts et des attentats – vous savez que ça n’est pas le cas et que ça ne peut être le cas – je ne serais tout de même pas convaincu. C’est à mon avis une preuve de faiblesse et d’impuissance et si vraiment on en est réduit là, c’est que nous n’avons plus rien à faire ici. ”
SOURCE : Jacques de Bollardière, le général qui refusa la torture
Jacques de Bollardière Le général qui a dit NON à la torture en Algérie
Vincent Roussel Président de la revue Non-Violence Actualité
Le 10 juin 1999, un vote historique des députés français permet de qualifier de "guerre" des événements qui, officiellement, n'avaient consisté qu'en des opérations de "maintien de l'ordre". Quarante ans après, la mémoire de la guerre d'Algérie resurgit pour les témoins et les acteurs de ce drame qui a duré de 1954 à 1962. En juin dernier 2000, avec la publication du témoignage de Louisette Ighilahriz, militante de la libération algérienne, torturée en 1957 le journal, Le Monde a ravivé un débat toujours passionné sur une période sombre de notre histoire. Les langues se délient, les témoignages affluent, d'anciens tortionnaires sont mis sur la sellette et aujourd'hui on mesure mieux l'ampleur et la cruauté du phénomène de la torture et des exécutions sommaires pendant la guerre d'Algérie. le général Massu qui a organisé un réseau de collecte de renseignements basé sur le recours généralisé de la torture pendant la "bataille d'Alger" en 1957, esquissait un repentir tardif, à l'âge de 92 ans, en déclarant au journal Le Monde, le 23 novembre 2000 : "On aurait dû faire autrement, c'est surtout cela que je pense. Mais quoi, comment ? Je ne le sais pas. Il aurait fallu chercher, tenter de trouver. On n'a malheureusement pas réussi."
Il y eu pourtant des Hommes et des Femmes qui s'étaient insurgés à l'époque contre ces horreurs. Leurs cris ne fut pas entendu. Le général de Bollardière en démissionnant de son poste de commandement en Algérie et en dénonçant publiquement la torture que les pouvoirs publics s'acharnaient à nier, fut de ceux là. Il venait de recevoir les étoiles qui en faisait, à l'âge de 49 ans, le plus jeune général de France. Aujourd'hui que le voile est bien levé, il apparaît combien son acte d'objection de conscience fût un acte lumineux. Son parcours exceptionnel est un témoignage d'humanité qui reste une source d'inspiration pour ceux qui veulent donner sens et cohérence à leur vie. Dans une lettre adressée au ministre des armées en juillet 1973, il déclarait : "Trente ans de vie de soldat et d'opérations de guerre en Europe, en Asie, et en Afrique m'ont convaincu définitivement de l'importance d'une réflexion critique fondamentale sur la violence. J'ai la conviction que la violence armée se révèle absolument inefficace pour résoudre humainement les tensions et les conflits qui sont la trame de l'histoire. " (1)
La Guerre d'Algérie
Jacques de Bollardière est instructeur à l'Ecole de guerre à Paris pour y enseigner la stratégie et la tactique des troupes aéroportées quand éclate la guerre d'Algérie. Le Front de Libération National (F.L.N.) a choisi le moyen de la terreur, qui va s'exercer aussi bien contre les Européens que contre les Algériens qui ne se rallient pas à leur cause. Le pouvoir colonial va se laisser entraîner sur ce même terrain de la violence et cette erreur politique grave va conduire le peuple algérien à basculer de façon inéluctable et définitive dans le camp des insurgés.
Le gouvernement du front républicain de Guy Mollet, en 1956, décide d'envoyer en Algérie des jeunes du contingent et des rappelés sans préparation, ni matérielle ni morale. Cela décide Jacques de Bollardière à partir en juillet 1956. Lui qui avait commandé à des légionnaires, à des parachutistes, se porte volontaire pour partir cette fois-ci à la tête de brigades de rappelés de l'armée de l'air. Il va commander le secteur Est de l'Atlas blidéen, entre les dernières maisons de la banlieue d'Alger et les premiers contreforts des massifs de Kabylie.
Dès son arrivée sur place, le problème du renseignement lui est posé très clairement. Il affirme qu'il ne peut être question d'employer ce qu'on commence à appeler pudiquement un peu partout, les "interrogatoires poussés" : "Il fallait donc inspirer confiance à la population, l'amener à travailler avec nous, pour son propre bien, refuser toujours de réduire par impuissance tous les Musulmans à l'état de suspects. Pour cela il fallait sans ambiguïté réprimer et punir les folles et scandaleuses ratonnades qui provoquaient le massacre criminel de Musulmans pris au hasard par les Européens que rendait fous la vue du cadavre supplicié d'un des leurs. A défaut de cela, nous tomberions dans l'enchaînement sans fin de la violence et de la surenchère de la haine" (2). Il sait qu'il doit préciser rapidement et par écrit à tous ceux qui se trouvent sous ses ordres qu'il est exclu de torturer les Arabes pour les faire parler : "Je connaissais trop les hommes, ayant commandé pendant trente ans, pour ne pas savoir que si le commandement cède sur le principe absolu du respect de la personne, ennemi ou pas, c'est un déchaînement d'instincts troubles qui ne connaît plus de limites et qu'on trouve toujours le moyen de justifier" (2). Il sait aussi "que la violence, imposée dans sa forme la plus hideuse à des résistants que l'on veut pousser jusqu'à la trahison, fait lever des bandes de résistants plus nombreux et plus déterminés encore" (2).
Il va travailler au rétablissement du dialogue avec la population et imposer le respect des Algériens sur tout le secteur qu'il commande interdisant toute violence physique sur les prisonniers. Il décide d'ouvrir des chantiers sous la protection de ses troupes. Ainsi, les Algériens pourront obtenir un travail, un salaire, des soins médicaux et des contacts avec les administrateurs. Par ces chantiers vont être entrepris des travaux d'irrigation, de voirie, de réfection des sols. Il obtient du Gouvernement général et de la Préfecture d'Alger un accord complet sur le projet et des crédits importants qui se sont accumulés faute d'avoir pu être utilisés à cause de la guerre. Il met en place un état-major spécialement chargé de dresser le plan des travaux et d'en assurer la mise en oeuvre et le contrôle. Il obtient du Préfet d'Alger une délégation de pouvoir pour les affaires civiles. Il utilise les compétences des rappelés qu'il a sous ses ordres pour résoudre les différents problèmes techniques qui se posent.
Avec son soutien, le lieutenant Servan-Schreiber, directeur du journal l'Express dans le civil met sur pieds des commandos d'un type très particulier qui seront baptisés les "commandos nomades". Leur rôle est de prolonger au plus loin les actions de contacts humains, de rétablir les liaisons administratives avec les douars les plus éloignés et les plus inaccessibles. Conscients des risques qu'ils prennent, ils partent plusieurs jours dans les zones coupées de tout contact. Ils partagent la vie de la population, dorment dans les mechtas, mangent avec des hommes qui avaient perdu parfois toute relation avec la présence française depuis parfois plusieurs années. En participant à ces commandos, les volontaires signent un engagement par lequel ils affirment connaître et accepter les risques de la mission qui leur est confiée et qui précise " Je m'engage en outre, sur l'honneur, à respecter la règle des nouveaux commandos nomades : tout musulman sera considéré par moi comme un ami, et non comme un suspect, sauf preuve du contraire ...".
Après cinq mois de cette activité intense, les résultats se font sentir. Les pertes dans les deux brigades sont très faibles et une baisse sensible des attentats est enregistrée. Les chantiers emploient plus de trois mille hommes. Jean Mairey, directeur général de la Sûreté nationale rend hommage à cette action dans un rapport qu'il adresse au Président du Conseil, Guy Mollet, sur la situation en Algérie : "Je ne peux m'empêcher de penser, face à tant d'incompréhension, que bien des choses eussent changé avec d'autres méthodes. J'en veux pour preuve dans la magnifique réussite du Secteur oriental de la Mitidja. Là, un jeune général, audacieux dans ses conceptions, réaliste dans le travail, courageux et opiniâtre comme il l'avait été dans les luttes de la Libération, a su associer civils et militaires, Européens et Franco-Musulmans, dans une oeuvre de pacification véritable". Il ajoute : "A ceux, s'il en demeure encore, qui se bercent de l'illusion de la seule solution du problème algérien par la force, de l'armée et de la police conjuguée, je réponds que c'est là une dangereuse chimère parce que désormais irréalisable. Le fossé est trop large, la haine trop intense, l'incompréhension trop totale, après trop de violence et trop d'injustices pour que l'Algérie redevienne sans de grands bouleversements une unité réelle ... Le sort de l'Algérie est entre les mains des politiques ..." (3)
Mais il est déjà trop tard. Une nouvelle organisation de commandement est mise en place en vue du maintien de l'ordre dans le département d'Alger. Elle donne les pleins pouvoir au général Massu, commandant la 10ème Division Parachutiste pour rétablir l'ordre dans le secteur d'Alger par tous les moyens. Bollardière est directement placé sous ses ordres et le combat vient de changer de nature. Comprenant le trouble des officiers de son secteur, celui-ci leur adresse une directive dans laquelle il précise : "La tentation à laquelle n'ont pas résisté les pays totalitaires de considérer certains procédés comme une méthode normale pour obtenir le renseignement doit être rejetée sans équivoque et ces procédés condamnés formellement" (4).
Le désaccord est total entre Massu et Bollardière. Le 8 mars 1957, à Alger, ils ont un long entretien. Bollardière présente ses objections : "Je lui dis que ses directives sont en opposition absolue avec le respect de l'Homme qui fait le fondement même de ma vie et que je refuse d'en assumer la responsabilité ... J'affirme que s'il accepte le principe scandaleux de l'application d'une torture, il va briser les vannes qui contiennent encore difficilement les instincts les plus vils et laisser déferler un flot de boue et de sang ... Je lui dis qu'il va compromettre pour toujours, au bénéfice de la haine, l'avenir de la communauté française en Algérie et que pour moi la vie n'aurait plus de sens si je me pliais à ses vues" (5). Ce qu'il reprochera le plus à Jacques Massu, c'est d'avoir accepté une mission qui permettait au pouvoir politique de se dérober devant ses propres responsabilités. Pour lui, Massu, au nom de l'Armée, devait refuser cette mission.
A cela Massu répond par la nécessité de protéger à n'importe quel prix les vies innocentes et menacées, par l'efficacité immédiate des "interrogatoires poussés", par la rapidité indispensable à l'action. C'est un dialogue de sourds. Bollardière multiplie les contacts pour alerter les autorités civiles et militaires sur le caractère absolument néfaste de la politique menée par la France en Algérie. Il s'entretient avec les généraux Allard, commandant le corps d'armée d'Alger et Salan, commandant en chef en Algérie. Ceux-ci cherchent à étouffer l'affaire. Il rencontre enfin Robert Lacoste, le ministre résidant en Algérie, celui-là même qui avait confié à l'armée la mission de débarrasser Alger de ses terroristes "coûte que coûte". En vain. Il donne sa démission et le 17 mars, il rentre à Nantes. Son épouse est mise au courant des événements dès son retour. Elle se sent spontanément en total accord avec la décision de son mari et l'approuve sans réserve : "J'ai toujours une grande reconnaissance envers mon mari pour cet acte. Ma vision de l'Homme c'est cela, c'est ce qu'il a fait. Dix ans après sa mort je garde intacte une grande estime pour ce courage qu'il a eu. J'en suis fière" (6) et d'ajouter : "Jacques n'a pas quitté l'armée, c'est l'armée qui l'a quitté".
Désobéissance
Nous sommes au tournant d'une vie qui marque le refus d'un homme d'être complice d'actes que réprouve profondément sa conscience. Ce jour-là, dit-il "j'ai été obligé de rompre avec l'armée, pour me préserver moi-même, pour ne pas me détruire" (7).
En France, le pouvoir politique cache au peuple français la véritable nature des événements algériens. Jacques de Bollardière veut rompre ce sordide complot du silence. Jean-Jacques Servan-Schreiber est inculpé d'atteinte au moral de l'armée pour avoir publié plusieurs articles relatant son expérience algérienne et dénonçant l'attitude du gouvernement français. Bollardière lui apporte son soutien par une lettre rendue publique dans l'Express du 27 mars 1957, reprise dans Le Monde du 29 mars 1957 : "Je pense qu'il était hautement souhaitable … que vous fassiez votre métier de journaliste en soulignant à l'opinion publique les aspects dramatiques de la guerre révolutionnaire à laquelle nous faisions face, et l'effroyable danger qu'il y aurait pour nous à perdre de vue, sous le prétexte fallacieux de l'efficacité immédiate, les valeurs morales qui seules ont fait jusqu'à maintenant la grandeur de notre civilisation et de notre Armée". Il s'agit là d'un acte délibéré de désobéissance. Il enfreint la règle qui veut qu'une lettre donnée à la presse par un officier ait d'abord l'approbation du ministre des Armées.
Jacques de Bollardière est sanctionné de 60 jours d'arrêts par le ministre de la Défense Nationale. En entrant en prison, Jacques de Bollardière devient un Homme Libre. Après le putsch d'Alger en avril 1961, l'image d'une armée qui se soulève contre le pays lui est insupportable. Il quitte définitivement l'armée d'active et se retire avec sa famille dans sa Bretagne. Il est désormais un civil. Il a 54 ans.
Une carrière militaire prestigieuse
Si Bollardière est connu et admiré aujourd'hui pour cet acte d'objection de conscience radical, le grand public connaît moins ce que fut son action avant et ce qu'elle fut après cette rupture. Le centre de ressource Non-Violence Actualité a édité un dossier Jacques de Bollardière, Compagnon de toute les libérations, retraçant sa vie, ses combats militaires, sa rupture avec l'armée, ses combats avec les mouvements non-violents. Car il fut d'abord un chef militaire avec un goût du risque et un courage exceptionnel. Capitaine, il connaît l'ivresse de la victoire en Norvège, quand, le 27 mai 1939, Narvick est reconquise contre les Allemands. Il est sur le front de l'Erythrée contre les Italiens, participe au Moyen Orient à la prise de Damas, affronte les troupes allemandes de Rommel à Bir Hakeim puis à El Alamein dans le désert de Libye où il est grièvement blessé, sa jeep sautant sur une mine. Le 12 avril 1944 il est parachuté en France pour commander, à la demande des Alliés, la résistance dans le maquis des Ardennes. Il est a nouveau grièvement blessé en sautant sur une mine et passe les dernières semaines précédant la libération des Ardennes sur un brancard, refusant de quitter son unité. En avril 1945, un mois avant l'armistice, les parachutistes français commandés par Bollardière s'illustrent en semant le désordre par l'arrière dans les troupes allemandes, permettant ainsi à l'armée canadienne d'enfoncer le front ennemi. Il a été décoré des croix de guerre française, hollandaise et belge. Il est le seul officier français a avoir reçu le Distinguished Service Order britannique (DSO) avec barre, ce qui correspond à deux remises de cette décoration. Avant ses 38 ans, il a été chevalier puis officier dans l'Ordre National de la Légion d'Honneur, il a été titulaire d'une des premières croix de la libération. Il participera à la guerre d'Indochine pendant 6 ans. A la tête d'une demi-brigade de parachutistes, il mène des opérations de commando au Laos, au Cambodge et au Tonkin dans le nord du Vietnam. Son goût pour l'action de commando lui vaut le plus grand respect de la part des hommes qui sont sous ses ordres. La torture commence à faire son apparition mais Bollardière soulignera avec force qu'en Indochine ces pratiques étaient clandestines et, chaque fois que des cas étaient connus du commandement en chef, des sanctions très dures étaient prises à l'encontre des tortionnaires.
La découverte de la non-violence
Après son retour à la vie civile, il va rencontrer la non-violence à l'occasion d'une conférence donnée par Jean-Marie Muller à Lorient le 23 octobre 1970. La non-violence qui lui est présentée semble apporter la réponse qu'il cherchait depuis sa rupture avec l'armée : comment résoudre les conflits par des voies qui respectent l'Homme ? Il va entrer dans ce monde nouveau, celui de la non-violence, de façon très pragmatique, d'abord avec prudence, puis avec passion. En octobre 1971, Jacques Massu publie : La vraie bataille d'Alger (8). Où il y justifie l'emploi de la torture en Algérie. Bollardière ne peut rester sans rien dire et publie à son tour : Bataille d'Alger, bataille de l'homme (9), un brillant plaidoyer contre la torture. Répondant aux nombreuses sollicitations, il commence une série de conférences à travers toute la France ce qui l'amène à affirmer publiquement sa conviction dans la pertinence des méthodes et de la philosophie de la non-violence.
Désormais on va retrouver Jacques de Bollardière sur tous les fronts des luttes non-violentes. En juillet 1973 Il participe à une campagne de protestation contre les essais nucléaires en atmosphère à Mururoa dans une opération de commando avec l'équipage du bateau, le Fri, voguant à proximité du lieu ou doit se produire l'explosion : "J'accomplis typiquement, dit-il, une opération de commando, avec une différence immense par rapport au passé : avant, j'allais tuer des gens ; maintenant, je vais les empêcher de tuer" (10). Pour la troisième fois de sa carrière, il est sanctionné, mis à la retraite par mesure disciplinaire. Il demande au Président de la République de le rayer de l'Ordre de la Légion d'Honneur et lui renvoie sa médaille. Pendant plus de dix ans, il devient le chantre infatigable de la non-violence. Il veut communiquer avec passion ses convictions mûries au sein du Mouvement pour une Alternative Non-violente dont il est cofondateur. Il est sollicité de toute part pour donner interviews et conférences. Il ne dit jamais "Non". Chaque abus de pouvoir le mobilise. Pour lui, aucune institution de l'Etat ne doit échapper au contrôle de la population. On le voit en Bretagne avec les militants écologistes anti-nucléaires contre le projet de centrale nucléaire à Plogoff, en Aveyron avec les paysans du Larzac contre un projet d'extension de camp militaire, à Paris pour la défense de comités de soldats, à Besançon avec les ouvriers de Lip en lutte pour la sauvegarde de leur outil de travail, au côté de sa femme dans la bataille du rail qu'elle mène pour que la gare de Quimperlé continue à être desservie par les trains. Il partage la démarche des objecteurs de conscience qui connaissent entre 1977 et 1981 une répression accrue. Beaucoup d'entre eux sont traduits devant les tribunaux. Le soutien de Bollardière est souvent sollicité. Toujours il répond en venant apporter son témoignage en leur faveur à la barre du tribunal ou en envoyant une lettre à son président quand il est dans l'impossibilité de s'y rendre.
Dernier combat
C'est d'un cancer est généralisé que Jacques de Bollardière meurt le samedi 22 février 1986 à l'âge de 78 ans. Sur les champs de bataille du monde entier, le vieux soldat avait tant de fois risqué sa vie avec une grande insouciance de la mort que jamais la perspective de la mort imminente n'a pu entamer sa sérénité : "Je suis en train de mourir mais je suis heureux, comblé. J'ai passé des années et des années à me demander ce que je faisais sur la terre et ce que faisaient les autres autour de moi. Maintenant je vais savoir, ... Je n'ai pas peur. J'ai un peu d'angoisse seulement à l'idée que le moment du passage est là, tout proche, ... une étrange angoisse à la pensée que le rideau va se lever et que je vais enfin savoir ce que cela veut dire : VIVRE". (11)
(1) Lettre publiée par Non-violence politique n° 28, juillet 1980.
(2) J. de Bollardière, Bataille d'Alger, bataille de l'Homme, p. 83-84
(3) Jacques de Bollardière, Compagnons de toutes les libérations, Ed. NVA, 2001, p. 38
(4) Circulaire du 18 février 1957, Roger Barberot, Malaventure en Algérie, Plon, 1957, p. 197.
(5) J. de Bollardière, Bataille d'Alger, bataille de l'Homme, op. cit., p. 93.
(6) Entretien avec Simone de Bollardière, 31 juillet 1996.
(7) Entretien avec Jean Paul Kauffman, Le Matin, 13 août 1977.
(8) Jacques Massu, La vraie bataille d'Alger, Plon, 1971.
(9) Jacques de Bollardière, Bataille d'Alger, bataille de l'Homme, DDB, 1972.
(10) Cité par Jean Toulat, Combattants de la non-violence, Cerf, mars 1983, p. 208.
(11) Conversation de Claude Goure avec J. de Bollardière, Panorama, avril 1986.
Article publié dans la revue Alternatives Non Violentes, n° 129/120 (été 2001), Les luttes non-violentes au XXème siècle.
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