Cette phrase résume à elle seule la courte vie d'Isabelle Eberhardt! Fille naturelle dit-on, née à Genève en 1877 et morte à Aïn Sefra en octobre 1904, emportée par la crue d'un Oued dans son "gourbi" alors qu'elle était déjà affaiblie par sa maladie.
Cette femme, morte à 27 ans, a fait l'objet d'une vingtaine de biographies dont la première, celle de Francis de Miomandre est parue en 1906, et parmi les dernières celles de Leila Sebar (2005) et Leila Dris (2009).
J.M. Kempf-Rochd lui a consacré une thèse de doctorat "Études critique et génétique de Sud-Oranais d'Isabelle Eberhardt", soutenue en mai 2003 à l'Université Paul Valéry d'Aix-en-Provence. Une autre thèse de magister, très documentée, a été publiée et soutenue en 2009 par Sabrina Benziane à l'Université de Batna.
D'abord, parce qu'on n'a jamais su qui était son père. Certains biographes considèrent que c'est Trophimowski, un ami à sa mère, comme étant le père qui n'a jamais voulu reconnaître sa fille pour des raisons juridiques. D'autres attribuent la paternité d'Isabelle carrément au poète Arthur Rimbaud mais toujours sans apporter la moindre preuve.
Dans une lettre datant d'avril 1903, Isabelle déclarait être la "fille d'un père sujet russe musulman et de mère russe chrétienne". Mais aucun biographe n'a pris au sérieux cette affirmation... Pas même Isabelle qui s'attribua par la suite d'autres paternités tout aussi farfelues.
Ensuite, comme Fernando Pessoa et bien d'autres grands écrivains, cette femme était multiple. Elle écrivit sous de nombreux pseudonymes -surtout masculins- dont le plus connu est celui de Mahmoud Saadi, "étudiant tunisien en quête d'enseignement". Des tentatives d'explications "psychologiques" à ce "dédoublement de la personnalité" ont été faites, mais trop contradictoires, comme l'était Isabelle, pour être rapportées ici. On se contentera de cette phrase de Leila Dris: "L'identité inventée qui fige, saisit, immobilise et réintègre dans l'être, n'est qu'un moyen inconscient soit, mais astucieux de survivre à son passé par le biais de l'écriture".
Cette femme qu'on présente parfois comme une "convertie à l'Islam", sans que personne ne rapporte les circonstances de sa conversion, a toujours niée cette conversion en affirmant "Je suis née musulmane et n'ai jamais changée de religion". Mais il est admis qu'Isabelle a trouvé dans l'Islam une sorte de planche de salut pour sa vie déchirée. Elle qui fumait du kif, buvait de l'alcool, a eu une vie sexuelle que certains n'ont pas hésité de qualifier de "libertine"... "... Sans religion, fille du hasard et élevée au milieu de l'incrédulité et du malheur, je n'attribue au fond de mon âme le peu de bonheur qui m'est échu qu'à la clémence d'Allah et tous mes malheurs à ce Mektoub mystérieux contre quoi il est parfaitement inutile et si insensé de s'insurger...".
Cet autre passage puisé dans "La Zaouïa" mettant en évidence sa dichotomie: "Puis aussi venait aussi l'étrange seconde vie, la vie de la Volupté, de l'Amour. L'ivresse violente et terrible des sens, intense et délirante, contrastant singulièrement avec l'existence de tous les jours, calme et pensive qui était la mienne (...) quelles ivresses! Quelles soûleries d'Amour sous ce soleil ardent". Dans une correspondance avec un ami tunisien, elle écrivit: "Maintenant, je ne me crois nullement obligée pour être musulmane, de revêtir une gandoura et une Mléya et de rester cloîtrée. Ces mesures ont été imposées aux Musulmans pour les sauvegarder de chutes possibles et les conserver dans la pureté. Ainsi, il suffit de pratiquer cette pureté et l'action n'en sera que plus méritoire, parce que libre et non imposée".
Fervente anticolonialiste, maudite par le colonisateur pour sa liberté de ton, elle n'a cessé de dénoncé la scandaleuse spoliation des autochtones et les rapports injustes qu'entretenaient les colons avec eux. Mais là aussi, certains biographes dont des algériens contestent son anticolonialisme la réduisant en une espionne qui travaille pour le "gentil colonialiste" Lyautey, l'homme pour qui "la joie de l'âme est dans l'action". C'est oublier qu'Isabelle n'a acquis la nationalité française que grâce à son mariage avec un spahi musulman algérien lui-même de nationalité française: Slimane Ehnni, qu'elle épousa trois ans avant sa mort.
Elle aimait se déguiser en homme. Mais pas qu'en Algérie avec ses tenues devenues légendaires de "cavalier arabe" avec son Chech et son burnous. "Le goût du déguisement, c'est le besoin d'échapper à soi-même et de devenir un autre, de se faire passer pour un autre, de se croire un autre... Tout en n'y croyant d'ailleurs pas", écrivit R. Caillois.
Isabelle maîtrisait parfaitement l'arabe et, d'après certains biographes, parlait le kabyle. Sous un pseudonyme masculin, elle écrivit en 1896, un courrier en arabe à Abu Nadara, un écrivain égyptien "extravagant". Elle se faisait passer pour un auteur slave qui désirait faire un séjour en Algérie pour améliorer ses connaissances linguistiques. Abu Nadara, ému et charmé par le courrier d'Isabelle lui répondit en arabe en la félicitant pour son style. Encouragée par cette réponse, elle a fini par lui dévoiler sa vraie identité et Abu Nadara lui a promis, pour son mariage, de lui écrire "une ode en soixante et une langue". On ne saura jamais si cela a été fait.
D'après le président de l'Association Suisse Algérie Harmonie à Genève (ASAH), Bouteflika lui-même aurait rappelé qu'"Isabelle Eberhardt était Algérienne et qu'elle avait été authentique dans son combat pour l'Algérie". Une algérienne authentique, oui.
Enterrée selon le rituel musulman, au cimetière de Aïn Sefra, Isabelle écrivit à propos de la mort: "Tout le grand charme poignant de la vie vient peut-être de la certitude absolue de la mort. Si les choses devaient durer, elles nous sembleraient indignes d'attachement".
YOUCEF ELMEDDAH
https://www.huffpostmaghreb.com/youcef-l-asnami/isabelle-eberhardt-la-mwa_b_6929692.html
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