Il est de ces viatiques existentiels qui sont si nobles qu'on ne peut guère leur appliquer les critères habituels sans porter la main à ces viatiques eux-mêmes. Celui que feu Himoud Brahimi, dit Momo, a toujours soutenu de son vivant était tout simplement sublime : devenir l'illuminé de la Casbah.
Imaginez un peu ce docte personnage qui frisait l'insolite
Les poètes sont -en tant que poètes- dépourvus de puissance. Peut-être est-ce pour cela qu'ils ne convainquent que là où ils ne disent presque plus rien et, paradoxalement, suggèrent tout, comme Momo le fit dans son poème-cantilène "Architecture" (lire encadré intitulé "Architecture").
Avec son légendaire saroual "m'qaàda", son "h'zème" traditionnel et son gilet typiquement algérois, il faisait songer à on ne sait quel rapsode mythique ou conteur épique sorti tout droit d'un bazar stambouliote du 19e siècle.
La Casbah, "labyrinthe prodigieux d'architecture phénoménale",...
Et c'est toute la Casbah, "imprescriptiblement" secrète, tout le Viel-Alger des contes et légendes populaires d'antan qu'on était amené, avec une émotion et une admiration croissantes, à découvrir au fur et à mesure qu'il se remémorait, non sans ferveur d'ailleurs, "ce labyrinthe prodigieux d'architecture phénoménale, qui s'étage en escaliers de terrasses, de clartés grimpant commodément sur les collines qui mènent aux monts alentours" et dont il a su si bien incarner la conscience millénaire.
Mais pourquoi donc si peu de témoignages sur Momo qui collent véritablement à la mémoire ? Aujourd'hui la question ne s'est même pas posée et pourtant, elle demeure pendante. Peut-être parce que Momo, presque "seul contre tous", naviguait à vue dans les humeurs grises d'une citadelle par trop repliée sur elle-même, peu encline à se confesser ? Il est vrai qu'il n'avait besoin de personne. Ou peut-être si...
Respectable patriarche octogénaire, à l'image des sages de ce monde, il donnait toujours, il rendait la voix à ceux qui ne l'avaient plus. Il criait la souffrance des autres. C'est en cela qu'il ne restait pas moins vif, attentif à tous les bruissements, à toutes les pulsations qui lui parvenaient du cœur de la ville. Il "frère" encore, comme dirait l'irremplaçable Jacques Brel.
Sa famille ? L'humanité entière. Sa patrie ? La planète terre. Et, comme pour souligner qu'il n'y avait point de limite à son humanisme convivial, il y ajoutait volontiers un zeste d'univers cosmique. "Affaire de concepts", lançait-il en penchant vers l'avant sa tète, histoire de mieux vous toiser par-dessus ses lunettes.
Momo expliquait, de la sorte, que sa patrie commençait par l'inamissible ville blanche : harmonieusement étagée, demeurée inséparable de la mer qui l'a vue naitre, qui a fait sa gloire, sa fortune, et surtout de cette originalité que seules quelques grandes cités méditerranéennes peuvent se targuer d'avoir. "El Djazair El-Mahroussa", la Bien-Gardée, immuable vestale de la mémoire historique et culturelle de l'Algérie.
Seulement voilà : à la lisière maritime de cet "immense gâteau de sel dont chaque maison forme un cube régulier, comme des cristaux de sel gemme", campe solidement l'inébranlable Ras-Ammar, L'Amirauté. Entendre par là l'emplacement élu de sa prime jeunesse, là où, se rappelait-il, "les pavés de la ville et de la Pêcherie dévalaient en pentes inclinées jusqu'au bord de la mer, où les barques de pécheurs arrivaient à la queue-leu-leu pour vendre des poissons frais et frétillants, à la criée..."
Vint ensuite ce pays d'accueil où il avait bonne souvenance d'avoir été plutôt bien accepté : Paris-Verlaine, Paris-Cocagne des années 1940, fragrance de sylphides auréolant de langoureux lauriers notre fringant Adonis des mers, champion du monde de nage sous-marine en 1950 (133,33mètres) : "Je suis allé à Paris en 1945. J'ai réalisé mon rêve...Voir Paris...J'ai vu les musées...Le Louvre...Et j'ai lu...J'étais gourmand des mots et des idées. Et puis des femmes"...Mais je sentais que j'allais vers l'impasse. J'avais oublié l'arabe et mes ancêtres venaient me le rappeler dans mes nuits sans sommeil".
La Casbah : plus qu'une colline, pas vraiment une montagne...
Le récit semblait soudain pris dans le champ d'invisibles caméras qui enregistraient des scènes précises d'un film, dont personne n'aurait su le fil d'Ariane. "J'ai changé de vie...je suis revenu à Alger. Je me suis mis à la prière...A cette époque, J'étais comédien, je travaillais au théâtre...je me suis brusquement arrêté. Mes amis me disaient que j'étais fou. Moi, j'étais à la recherche de moi-même...A la recherche de la lumière qui est en moi..."
"Cette lumière, je la cherche quand je suis sur le mole, face à la mer et au soleil, ou dans l'eau, lorsque je plonge en retenant mon souffle pendant de longues minutes...
J'attend l'éblouissement ! L'illumination. C'est cela ; Je voudrais être illuminé ! L'illuminé de la Casbah...! ".
Hé oui, il y a des jours comme ça, où Momo était comme placé sur orbite, emporté dans un mouvement d'une régularité presque effrayante, que plus rien ne semblait interrompre, un avant-gout d'éternité. Dans un pan de mémoire planté de vieilles rengaines repassées à coup de 78 tours sur le phono à manivelle, il évoquait.
Et, pour ce qui est d'évoquer, il ne craignait personne : du cinéma d'époque, "Pépé le Moko," "Tahia ya Didou" et autres souvenirs en livraison groupée, renvoyant d'un coup l'ascenseur vers les temps immémoriaux, les bourlingues de la jeunesse, les
amours fous qui se sont écrasés comme de grands oiseaux morts sur les pavés du mole, un vrai roman d'aventures entre le "Marie Rose", carcasse d'un vieux yatch reclus, amarré non loin du phare, et les années d'exode, de révolution, d'indépendance et d'incursions surréalistes.
Bien entendu Momo ne s'arrêtera pas à son exergue de champion du monde de nage sous-marine. De retour à Alger, il côtoiera simultanément Albert Camus, Emmanuel Roblès et tous les écrivains algériens d'expression arabe, berbère ou française. Et d'ailleurs, c'est pour la cause d'un parcours existentiel aussi prodigieux que l'auteur bédéiste Ferrandez consacra à notre chantre trois albums rutilants de bandes dessinées en couleurs, aux éditions Casterman. Aujourd'hui on peut , avec délectation, y lire "Carnets d'Orient", "Cimetière des princesses", etc.
Ineffable Casbah aux maisons qui "semblent grimper les unes sur les autres"
Quoiqu'il en fut, la grande fierté de Momo demeurait la vieille médina au profil de pyramide immaculée. Plus qu'une colline, pas vraiment une montagne. En tout cas autre chose qu'une simple acropole, dans cet immense amphithéâtre que cerne de toute part une luxuriante végétation. "Vous croyez, sans doute, que la Casbah est un quartier ? Hé bien non, la Casbah n'est pas un quartier, c'est la conscience endormie d'une civilisation", prévenait-il avec à propos, comme pour prendre les devants sur quelque glissement sémantique.
Ineffable Casbah aux maisons qui "semblent grimper les unes sur les autres". Tout
est là, noir sur blanc et en couleurs, sur les murs : le jour et la nuit qui se heurtent à chaque instant, le rêve, l'illusion, la peur, le cauchemar des autres, la ligne bleue de la mer...Et, tout autour, le superbe vacarme de la modernité en marche.
C'est qu'il en fut natif, Momo, il en en fut le blason, le chantre. Il n'en ignorait aucune palpitation ! Et lorsqu'il vous chuchotait malicieusement à l'oreille, "moi qui en suit le fils, je ne puis même pas en connaitre le secret intime", croyez-vous qu'il venait de pécher simplement par modestie ? Ou, sait-on jamais, de se laisser voguer sur quelque effluve lointain, remontant le temps sans doute jusqu'à la Régence, jusqu'au fameux coup d'éventail administré par le dey Hussein au consul Duval ?
L'avez-vous vu flâner dans ce monde fascinant de beauté austère?
Allons donc, Momo méconnaissant les profondeurs secrètes de sa souveraine citadelle ? De ces lieux naguère enchanteurs, impétueux, à présent silencieux, fantomatiques, où le désenchantement l'emporte bien souvent sur tout le reste ? L'avez-vous vu flâner dans ce monde fascinant de beauté austère, à la mesure d'un autre temps ? L'avez-vous suivi à travers l'inextricable dévalement de ruelles en pentes ? Vous êtes-vous arrêté(e) lorsqu'il s'arrêtait par moments sous les encorbellements engrillagés qui laissent filtrer une merveilleuse poésie d'ombre et de lumière, à l'image de ceux des ruelles ottomanes de la Corne d'Or (Istanbul) ? Il vous aurait dit alors : "Le matin, le soleil est féminin. Regardez comme il est doux et caressant. C'est le bon moment pour visiter la Casbah...L'après-midi, le soleil est masculin...Il est cruel".
Vous-êtes vous efforcé, un peu plus loin, de deviner ce que Momo avait vu au-delà des portes fermées de ces modestes demeures anonymes ? L'avez-vous écouté se raconter près d'une fontaine publique, ou s'insinuer dans l'histoire de quelque palais somptueux ? Là, le café que Fromentin avait l'habitude de fréquenter, vers 1850...là, le cimetière des Deux-Princesse...là, le lieu où Karl Marx, alors en voyage à Alger en 1882, rencontra -lors d'une promenade en bordure de la Casbah- un "individu" au visage émacié sous son parasol, peintre de son état, sans savoir qu'il s'agissait de Pierre-Auguste Renoir...
La haute-Casbah, citadelle d'où la vieille médina tient son nom
Plus loin encore, la citadelle d'où la vieille médina tient son nom et d'où l'on domine toute la ville... Momo trouvait là, justement, entre les topanets qu'il aimait tellement, dans la lumière dansante du soleil, dans les maisons qui donnent l'impression d'avoir mis les escaliers sur leur terrasse, une "porte de l'air", c'est-à-dire une liberté à la fois douce et agréable, tonifiante.
A suivre pas à pas son fabuleux itinéraire, on a l'impression qu'il avait deux façons de voir la Casbah qui se complètent l'une et l'autre. En détail d'abord, rue à rue et maison à maison. En masse ensuite, du haut des remparts crénelés de la citadelle. On croirait même l'entendre murmurer : "De cette manière, on a dans l'esprit la face et le profil de la ville".
Et parce que les esprits paraissent un tant soit peu medium, pour tout au moins dénoncer l'injustice et proclamer le message de la compassion humaine, le geste, semble-t-il, a déjà été posé par Momo. Ce geste, ce jalon, ce cri du cœur, était dédié tout naturellement à la Casbah. On ne peut que déplorer, à présent, que la voix de cet illustre personnage n'ait pas pu résonner avec une plus grande faconde littéraire. Car cette voix méritait franchement d'être écoutée, soutenue, mémorisée. De son vivant.
ArchitectureVille incomparable, jolie comme une perle, / Splendide à souhait, au bord de la mer /Les mouettes au port, les bateaux ancrés / Les iles reliées, le mole qui les suit / Vision d'une coupole, la Casbah colline / Maison séculaires, cèdres renforcés / Habitat mystère, les murs patinés / Terrasses gouailleuses, ruelles clairières /
Céramiques claires, colonnes torsadées / Marbre le parterre, patios ombragés /
Alger El Djazair, comptoirs phéniciens / Hercule y vécut, Mezghenna aima /
L'andalou maçon traça le schéma / Le soleil selon, un gite à la lune / Un peuple pour époux, épouse dulcinée / Casbah solitaire, joyau de mon cœur / Casbah de mémoire, aux histoires citées / Le voile qui te sied, ne peut plus cacher / Les rides séniles, rongeant toute ta peau / A chaque jour nouveau l'agonie te guette / Et toi toute muette, dans les yeux ta vie / Gaieté des enfants, l'œuvre des mamans / Dans ce monde nouveau, tu es matriarche / Je sais ce que racontent, les tournants des rues / Les pavés qui chantent, les pas des partants / Du sang sur les murs, linceuls dans les tombes : / Je me dois de dire à ceux qui ne sont plus : / Qu'ils sont avec nous et Toi avec eux / Nous sommes leur Casbah et toi notre aïeule !
CASBAH LUMIÈRE...EXTRAIT
Comme un cygne paré de sa blancheur laiteuse,
La Casbah s'apprête à recevoir le soleil arqué à l'horizon.
Paraissant immobile, le soleil avance, et la Casbah en révérence ailée, le salue.
Et toi, baie d'el Djazaïr,
comme une vierge de Botticelli qui attend tout de l'amour
tu drapes ta nudité en baissant pudiquement les paupières.
C'est la grâce de son sillage qui rend le cygne attirant,
C'est la rondeur de la terre qui rend le soleil heureux,
C'est aussi le sourire des étoiles qui rend les terrasses joyeuses.
Si je m'avisais à décrire ton état actuel, mienne Casbah,
je me détruirais tout en te détruisant.
Ne dit-on pas que lorsque le cygne sent l'approche de son départ,
il annonce sa mort en offrant son chant à tous les alentours.
Si le chant du cygne est le chant du grand départ,
pour toi mon chant est comme une ode.
Tu me fais écrire des mots dont tu composes la musique.
Tu me fais dire des paroles décrites par ton climat.
Tant que je t'adule je ne peux t'abhorrer,
et tant que tu es là je ne peux t'oublier
Quant à ceux qui m'invitent à écrire sur la Casbah...
Ô mon Dieu, comme la Casbah est très demandée ces jours-ci.
Je leur dirai que la Casbah est encore celle
que le regard de mon enfance a coincé dans une impasse.
Dans cette impasse il n'y a qu'elle et moi
Elle, encore vierge malgré son âge sans âge.
Moi pas jeune du tout
quoique dans mes yeux pétille un accent de vie de jouvence,
que seul je sens lorsque près d'elle je suis.
Je me rappelle cette nuit là !
C'était une nuit sans lune, sans éclairage.
Un nuit où les marches d'escaliers vous guettent
pour vous surprendre et vous faire glisser, le long de la ruelle,
pour vous la faire haïr davantage.
....
Se retrouver dans la nuit et le noir de la nuit
avec un corps pour flambeau
un coeur pour lumière
une âme pour servir
C'est retrouver la Casbah dans toute sa juvénilité millénaire.
C'est retrouver des ruelles qui vous guident jusqu'aux sources de la vie.
C'est retrouver des murs qui vous racontent les récits collés à leur patine.
C'est retrouver les terrasses qui vous confient les échos
des voix de nos parents confondues dans les nues.
C'est retrouver les confidences de la mer qui vous réconforte
avec la pureté qu'elle sait circonscrire dans ses moments de bon accueil.
C'est se retrouver soi-même en train d'apprendre à respirer la respiration,
comme on respirerait une rose qui vous serait offerte par surprise.
...
Sous le dôme de ma Casbah, j'ai retrouvé les restes de l'école musicale
arabo-andalouse, avec un je ne sais quoi de parfum de cédrat d'antan.
Et la musique comme un plain-chant serein réveille à la vie ce coeur souverain. En respirant les noubas arabo-andalouse,
je lisais la démarche sonore comme le rebond d'une balle
qui ne s'arrête pas de bondir et rebondir,
en décrivant des arcs autour de la terre.
Voyez-ça d'ici ou plutôt voyez-ça avec votre ouïe.
Des arcs qui se croisent et s'entrecroisent.
Des arcs qui ne finissent plus d'imiter le dôme.
Des arcs par où coule la musique comme on ferait couler de l'or fondu.
Des arcs en or fondu pour obtenir un arc musical
par où passerait le cortège d'amour de musique vêtue..
Rendre grâce à la terre pour être mieux aimé par elle,
c'est ce que le musique arabo-andalouse fait en flânant sereinement autour.
La modale de la musique arabo-andalouse ne se multiplie pas
pour architecturer une superposition de vibrations sonores
qui veulent défoncer le ciel.
Elle est un acte d'amour qui répond aux besoin de la terre.
Je me sentais une intimité foisonnante qui se collait à la peau de la terre.
Je voyais tomber des gouttes d'étoiles comme des flocons de neige
et la terre en était imbibée.
Le dôme recevait cette offrande comme un don de la vie à la vie.
Comme une vision peinte par Salvador Dali, le dôme fondait en tous les tons.
Toute une ribambelle de demi-tons se joignaient à la noce.
Toute une myriade de corpuscules se bousculaient autour du quart de ton.
...
Voir une ligne droite qui ondule et épouse les formes du corps humain jusqu'à l'ubiquité,
c'est voir un rai de lumière qui paraphe son parcours.
Une clé de sol qui s'agite et se démène pour bâtir sa maison.
Une gamme de serrures qui attendent l'avènement de leurs vies.
Une profusion de signes où se reconnaît l'appel de la terre entière.
Chaque montagne, chaque vallée, chaque champs, chaque prairie, chaque mer, chaque océan
chaque vie s'animait en s'identifiant à travers la profusion de signes.
L'image de ma Casbah avait toute la terre pour espace.
Le monde musical que je respirais n'avait d'autre droit
que celui d'ouvrir les voix à la clarté de la parole,
pour que le jour ouvre à la nuit l'entrée du secret des lumières.
Ma Casbah et moi sommes à l'aise dans notre placenta planétaire.
Voici que la musique s'empare de ma plume et me demande
de prêter ma perception à tout ce qui m'entoure.
Je dresse mon coeur.
Assidûment , je dresse mon coeur et j'entends
une polyphonie assourdissante, comme étouffée,
elle me parvient des façades des maisons.
Ces façades qui semblent remercier leurs bâtisseurs.
Ces façades qui ne finissent pas d'être des façades
et comme façades on ne trouverait pas mieux.
Ces façades qui se révèrent et se prosternent toutes en même temps.
Avez-vous jamais vu une cité qui se prosterne ?
Venez à ma Casbah, vous les verrez comme elles acceptent
cette attitude à la fois humble et altière.
Chacune d'elle est un serment témoin.
Chaque maison de distingue par sa génuflexion spéciale.
Chaque terrasse se singularise pour épater sa voisine.
Chaque patio sert de place publique aux muses heureuses de danser la musique
Chaque arceau sur sa colonne chante la modale du marbre enivré par sa torsade.
Chaque ruelle est une corde de luth et quand la corde vibre,
l'âme de toute la médina frissonne au son de cet accent envoûtant.
Chaque fontaine est une oasis d'attraction,
et la bousculade des enfants vaut tout un spectacle.
Une cité qui se prosterne face à la mort, face à la vie
ne peut être une cité comme les autres.
Un médina pareille a quelque chose en plus et cette chose là:
C'est l'amour avec lequel l'endroit a été choisi.
C'est l'amour avec lequel le maçon l'a construite.
C'est l'amour avec lequel l'histoire l'a glorifiée.
C'est l'amour avec lequel moi-même,
pris dans les mailles de son filet,
je me complais à y rester
pour continuer à respirer et à attendre
celui qui,
par cette nuit noire,
vint me rendre visite pour me marquer au front.
HIMOUD BRAHIMI
Himoud Brahimi dit Momo, poète, philosophe, chantre de la Casbah
Momo, les bobos, les bravos et les trémolos Un jour on a interrogé Woody Allen : « Vous avez peur de la mort ? » « Ce n’est pas que j’ai peur, je ne voudrais pas être là quand ça arrivera… » Plus je m’élève au plus haut des cieux Mieux je me sens ancré à terre Plus je me sens ancré à terre Mieux La Casbah m’éblouit à nouveau S’il n’y avait pas la mer, nous les enfants d’Alger que serions-nous devenus ? Notre sardine n’est pas comme celle de Marseille.
Elle ne bloque pas le port, elle ouvre l’appétit. Métaphysicien, poète, sportif, philosophe, acteur, Momo avait cette particularité de dire crûment ses vérités, même celles qui font mal. « Si les gens ont peur de moi, c’est qu’ils ont peur d’eux-mêmes. Ils ont fait de moi un monstre, dit Momo, mais je ne suis qu’un miroir. » Sa fille Çaliha dresse de lui un portrait tout en tendresse.
« Depuis ma tendre enfance, j’ai vécu aux chevilles de mon père dans une atmosphère livresque. Il avait une prédisposition pour les choses de l’esprit et un talent avéré pour tout ce qui flirte avec l’art et la culture de manière générale. Ce qu’il a écrit s’adapte à notre génération.
Quand il parle de lui, il parle aussi de nous », confie-t-elle, dans un livre dédié à son père. Momo, de son vrai nom Mohamed Brahimi, dit Himoud, a vu le jour le 18 mars 1918 à La Casbah d’Alger, rue des frères Bachagha (ex-rue Klébert), dans une famille algéroise, dont il était l’unique enfant. Son père, El Hadj Ali Brahimi, poète à ses heures perdues, était un riche commerçant, originaire de la commune de Tablat. Sa mère, Doudja Bouhali Chekhagha, est originaire de la commune d’Azzefoun, en Kabylie.
En 1931, le certificat d’études Dès l’âge de six ans, son instruction est partagée entre l’école coranique de djamaâ Safir et l’école communale Mathès. En 1931, privilège suprême pour les indigènes, il obtient son certificat d’études. Son père lui répétait : « Mon fils, la liberté est en toi, ce n’est pas l’arme à feu qui fera de toi un homme libre. Ne te fies pas au drapeau, mais apprends le français, prends en le meilleur et reste toi-même. »
Adolescent, un drame touche la famille, Sa mère décède et il est recueilli par sa grand-mère maternelle. Il est subjugué par les films muets projetés au casino du cinéma La Perle. « C’est au cinéma, que nous apprîmes le mieux les leçons de la vie. » Au lycée Bugeaud, il se lie d’amitié avec Albert Camus.
Il rejoindra très jeune le monde du travail en décrochant « un job » de typographe à l’imprimerie Sebaoun, où une minerve lui broya une partie de la main droite. Le professeur qui l’opéra, féru de la nage en apnée, devint son ami et les deux hommes se retrouvaient souvent au bout du mole. L’apnée ?
C’était sa passion. « C’est dans le fond des eaux que je m’approchais le plus de mon être éternel. » Il vécut douloureusement, les massacres de mai 1945. « Face à la formidable participation des indigènes dans la guerre contre le nazisme, le colon nous récompensa par la tuerie… » Dépité, il largua les amarres et partit à Paris, où en plus de ses rencontres avec des artistes et des intellectuels de renom — « Dès mon retour à Paris, je me suis plongé dans toutes les lectures possibles et imaginables. Spinoza, Kant, Nietszche et même Bronski, alors vous vous rendez compte ! Je me suis aperçu que j’allais vers un cul de sac.
Je me suis dit : ‘’Momo, ou bien le suicide ou bien la langue de tes aïeux. » Le choix est vite fait et Momo s’attachera depuis à se rapprocher au mieux de son Créateur — il bat le record du monde de nage en apnée, effaçant Weissmuler, celui-là même qui interpréta au cinéma le personnage du fameux Tarzan. Momo joue dans Les Noces de sable, puis dans Les Puisatiers du désert et dans Pépé le Moko.
Mais c’est dans Tahya ya didou, de Mohamed Zinet qu’il crèvera l’écran, s’affirmant comme un acteur romantique doublé d’un poète foisonnant qui laissera des écrits dont Casbah lumières, où transparaît à chaque fois son amour pour les siens, pour sa ville « Mienne Casbah ». Dis-mois pourquoi ton cœur palpite la vie avec ce que je respire Et pourquoi dans ton éblouissant regard je sens le mien s’attendrir Dis-moi pourquoi l’œillet ardent ouvre ses œillades aux plaisirs coquets Et pourquoi la rose se déshabille et mêle ses pétales à la gouaille populaire Dis-moi pourquoi mienne Casbah Le géranium préfère prier sur les tombes.
Reconnaissant, il a rendu un bel hommage à Ghermoul et Hdidouche tombés au champ d’honneur « qui étaient la plus belle paire de combat que La Casbah ait donné à la postérité, comme modèles d’hommes à suivre. Effacement et modestie, confiance et sacrifice étaient leur parure de joie. » Ghermoul et Hdidouche Naceur Abdelkader, vieil ami de Momo, enseignant de français, pêcheur et qui a joué dans Tahya ya Didou, garde l’image d’un homme accompli, intègre et humble.
« On le voyait nager. La jeunesse de l’époque était sur la jetée, Mesli le peintre, Galiero, des sportifs et Momo nous subjuguait par ses exploits sous l’eau. Je l’ai connu aussi aux impôts où il travaillait après l’indépendance au boulevard Mohamed V.
Je lui rendais souvent visite avec le regretté Salah Bazi, l’un des artificiers avec Taleb Abderahamane. Je lui demandais de m’enregistrer des histoires pour les faire écouter aux élèves. Il s’y pliait de bonne grâce. Il déclamait des poèmes, des qacidate de Hadj El Anka. Sa fille était une championne d’athlétisme et devait prendre part aux Jeux méditerranéens.
Un jour, Momo se présenta aux Groupes laïques pour voir sa fille. Il portait sa tenue traditionnelle qui n’a pas eu l’heur de plaire à l’entraîneur. Vexé, Momo prit sa fille et s’en alla sans se retourner. Le 4x100, auquel sa fille devait prendre part, se trouva ainsi amputé d’une concurrente.
Momo ne vivait que pour La Casbah, au point de nous reprocher nos départs ailleurs. Il nous traitait de « lâcheurs ». Lorsqu’il parle en pataouète, c’est un véritable délice. Il avait des principes avec lesquels il ne transigeait pas. Son ami ‘’Bebert’’ Camus, il l’a remis à sa place, lorsque ce dernier a choisi sa mère au lieu de la justice. On a joué ensemble dans Tahya ya Didou de Zinet, qui était un ami de classe.
Le film est parti de presque rien. Alger était jumelée à Sofia. Là bas, il y avait des films sur la capitale bulgare. Chez nous rien. C’est Bachir Mentouri, alors maire d’Alger, qui a eu l’idée de faire un documentaire sur El Bahdja. Le sujet a débordé et c’est devenu un film plein de poésie. » En hommage à son compagnon des bons et mauvais jours Aziz Degag a écrit une série intitulée Deux mots sur Momo.
Aziz raconte que Momo, poète torrentueux, critique avisé, intervenait souvent dans les débats à la cinémathèque d’Alger où « Boudj », maître de céans se résignait à retenir son souffle. Momo faisait exprès de provoquer. C’est pourquoi, ses emportements ne lui valurent pas que des amis. « Le lendemain, on se retrouvait au Novelty et il me sommait d’imiter toutes ses interventions de la veille. Il s’en régalait. » Degag en rit encore. C’étaient des moments d’intense émotion.
Sous des apparences de dur, il était infiniment courtois et son cœur était blanc. Après les disputes et les engueulades, il viendra vous conter mille histoires qui, bien mieux qu’un discours théorique, illustrent son parcours où il est question aussi des grands fracas de la vie qu’il tente d’atténuer en livrant des messages d’espoir.
La Casbah c’était son pouls. Il voulait la sauvegarder, mais ne voyant rien venir. Il a démissionné, la mort dans l’âme non sans se fendre de cette patriotique complainte. « S’il m’arrive d’écrire sur La Casbah de maintenant, ma plume déborderait de larmes de partout où est passé l’air du basilic et de l’œillet enrobé de jasmin où es-tu Casbah de jadis lorsque tombait le bleu du soir sur le bassin du vieux port… »
La Casbah, toujours La Casbah Marqué par La Casbah, Momo a été aussi traumatisé par les événements qui ont endeuillé notre pays dans les années 1990. Notre poète a été témoin d’un drame. Il jouait aux dominos avec Aziouez, un animateur sportif dans un café près de djamaâ Lihoud, lorsque celui-ci a été lâchement assassiné sous ses yeux. Momo en a été profondément affecté. Fin connaisseur du septième art, il montrait un sens aigu de la critique. Le cinéaste nigérien, Omarou Ganda, en prit pour son grade. Momo lui avait reproché à juste titre d’avoir utilisé un « plan » non africain dans son film.
Ganda reconnut la faute et lui fit ses plates excuses. Avec sa tenue traditionnelle, sa longue chevelure retenue par un chignon, les enfants de La Casbah, qui accouraient à sa rencontre lorsqu’il dévalait les travées de la cité, souvent un couffin à la main, le percevaient comme un personnage de contes des Mille et Une Nuits.
« Un jour, se souvient Degag, il m’avait invité chez lui dans sa demeure mauresque. Avant le patio, le petit vestibule à l’entrée est barré par un tableau de Dali, représentant le Christ en croix. Une toile que Momo gardait jalousement et qui semblait avoir pour lui une grande valeur sentimentale. « Toute une histoire ce tableau, me confia-t-il. Il m’a sauvé la vie. Un jour, les paras firent irruption dans la maison. En voyant le tableau alors que j’étais en pleine méditation, ils changèrent d’attitude et repartirent presque sur la pointe des pieds… »
Père attentif de quatre enfants, Çaliha, Doudja, Mohamed et Mansour, Momo a toujours eu un sens de l’humour forcené. Trop marginal pour entrer dans un moule, ses interventions sont toujours ponctuées par un rire énorme. Momo ? C’était un solitaire. Du haut de « sa » Casbah, il voulait communiquer avec la ville, avec des mots pleins de poésie, de sensibilité et de délicatesse. Mais il sentait que ça ne marchait pas et que les gens ne l’écoutaient pas. Dès qu’il a élevé la voix, on l’a pris pour un illuminé et on a dit qu’il était fou.
Provocateur impénitent au tempérament de feu, passionné et râleur, il avait fait de l’insoumission un acte de foi et il est mort comme il a vécu : dans la dignité et la simplicité. Adieu Momo ! El Bahdja dénaturée est orpheline. Mais qui s’en soucie ? Parcours Momo est né le 18 mars 1918 à La Casbah. Comme tous les « Yaouled », il fera ses classes dans son quartier, où il décorche son certificat d’études. Il exercera à l’imprimerie où la machine lui broyera une partie de la main. Il dénoncera avec vigueur les massacres de Mai 1945.
Il part à Paris au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, où il fera la connaissance d’éminentes personnalités. C’est là qu’il battra le record du monde de nage en apnée. Poète, sportif, philosophe, il se mettra à écrire, chantant surtout sa Casbah bien aimée. Il jouera dans plusieurs films dont le mémorable Tahya ya didou qui fera se réputation. Momo de La Casbah dit la vérité qui dérange. On le prend alors pour un fou. Mais Momo n’est ni un apprenti sorcier ni un derviche. Sa poésie inspirée de la magie de cette Casbah millénaire, aujourd’hui plus que jamais menacée de disparition, est un appel pathétique qui n’a jamais été entendu. La Casbah n’est pas un quartier, c’est un état d’âme, une civilisation héritée du temps.
Synthèse de l'article - Equipe Algerie-Monde.com
D'apres El Watan. Par Hamid Tahri.
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