Hommage. Mireille Calle-Gruber, écrivaine et spécialiste de littérature française contemporaine, salue ici Assia Djebar, écrivaine et cinéaste, académicienne française, morte le 6 février 2015.
« Pas le blanc de l’oubli. De cet oubli-là : oubli de l’oubli même sous les mots des éloges publics, des hommages collectifs, des souvenirs mis en scène. Non : car tous ces mots, bruyants, déclamés, attendus, tout ce bruit les gêne, mes trois amis ; les empêche, j’en suis sûre, de nous revenir, de nous effleurer, de nous revivifier !
Je ne demande rien : seulement qu’ils nous hantent encore, qu’ils nous habitent. Mais dans quelle langue ? »
C’est ainsi qu’Assia Djebar chante la déploration de ses amis assassinés, à Alger, à Oran, en 1993, évoquant pour chacun leur dernier jour de vivant, elle qui, à l’enseigne de Dante, invente, dans Le Blanc de l’Algérie (Albin Michel, 1995), une langue des morts liée par la poésie, capable de donner aux absents leur voix d’aube et de « fragrante douceur ». Elle qui fait du thrène une lente procession littéraire aux accents de pleureuses antiques, sans rien céder cependant de la véhémence politique qui tient les mots au bord de la fureur.
Comment aujourd’hui trouver les phrases qui la célèbrent à son tour dans la mort, en faisant entendre la voix reviviscence de son écriture et en nous laissant habiter par elle ?
Car c’est un immense écrivain qui vient de disparaître avec Assia Djebar, désormais inscrite dans le cours de la vie terrestre et sur la carte de la littérature mondiale.
Un écrivain dont la puissance et le charisme n’ont cessé d’explorer des voies difficiles : l’émancipation des femmes, « nous, les mutilées de l’adolescence, les précipitées hors corridor d’un bonheur excisé », et leur liberté dans l’islam (Loin de Médine, Albin Michel, 1991, est à cet égard un livre incontournable, qui puise aux textes-sources précoraniques, Ibn Hicham, Tabari, Ibn Saad) ; le rejet de la polygamie ; le rejet de la déshérence qui dépouille les filles de leur héritage au profit de leurs frères (Nulle part dans la maison de mon père, Fayard, 2007) ; la recherche d’une mémoire algérienne occultée par l’histoire militaire française (historienne universitaire, Assia Djebar sait que ce sont les vainqueurs qui écrivent l’histoire : tous ses romans sont aussi la traversée d’une archive douloureuse) ; l’écoute vertigineuse des langues longtemps opprimées par le colonialisme, puis par la décolonisation ; le refus de toutes les violences et terrorismes, et l’aspiration à une Algérie des différences et des pluralités culturelles (« des Algéries ») ; la recherche « des mots-braise qui vous brûlent mais pourraient aussi vous consoler » (L’Amour, la fantasia, Albin Michel, 1985).
C’est assez rare pour être mentionné : Assia Djebar avait les qualités de ses livres : générosité et grâce. Et pas sans pugnacité.
Comment dire avec justesse sa part intime, réserve ou pudeur d’une élégance tout intérieure, vêtant du pseudonyme de consolation (assia) et d’intransigeance (djebar) l’audace de ses écrits ; mais aussi le courage avec lequel elle exposait, pour soutenir les causes qu’elle pensait justes, une vulnérabilité ancestrale, héritée du savoir qu’être une fille est une « blessure ». Découvrant que le mot « derra », qui signifie « blessure », désigne aussi la co-épouse, c’est-à-dire la « nouvelle épousée, rivale d’une première femme du même homme », Assia Djebar prit le contre-pied et composa, au titre de « Toute femme est blessure », les cent premières pages de Ombre sultane (Albin Michel, 1987), roman inspiré de la figure des deux sœurs Shéhérazade et Dinarzade, dans les Mille et une nuits, la seconde veillant à éveiller la première et à lui souffler les mots du récit salvateur.
Belle image d’alliance féminine. Et de la résistance d’une parole à plus d’une voix.
Comment dire la part de l’amitié, qu’Assia aimait appeler « sororité » – de ce nom donné par elle aux solidarités entre femmes de tous âges et de tous pays, portant à l’affirmation d’une culture au féminin –, et la part de l’œuvre aux somptueuses arabesques, véritable opéra par le travail de composition, musicale, architecturale, qui dote chaque livre du secret d’une forme ?
Ses ouvrages innovent par une hybridation des genres, le roman se nourrissant des processus du montage cinématographique, la beauté du cadrage filmique opérant comme une revanche de l’œil de la voilée devenu œil-caméra, « ce regard artificiel qu’ils t’ont laissé, plus petit, cent mille fois plus restreint que celui qu’Allah t’a donné à la naissance (…), ce regard miniature devient ma caméra à moi, dorénavant. Nous toutes du monde des femmes de l’ombre, renversant la démarche : nous enfin qui regardons, nous qui commençons » (Vaste est la prison, 1995).
Conjuguant le documentaire et la fiction en une tension extrême, la cinéaste, loin du divertissant « docu-fiction », creuse la fragilité des représentations : où elle projette l’à-venir des femmes, et des hommes, le rêve d’ouverture, la possibilité d’un jour « respirer à l’air libre » : « Ainsi, la fiction, à l’intérieur du documentaire, conserve un symbole d’espérance. »
Ce qui est impensable, Assia Djebar l’appelle ; ce qui est improbable, elle le caresse. Ce qui ne parle pas (encore), elle le fait perler.
Romancière, Assia Djebar parie sur la fiction qui ouvre les portes, les yeux, les phrases. A l’exemple de Picasso, dont la peinture fait éclater la clôture du harem peint par Delacroix avec Femmes d’Alger dans leur appartement (1834), l’écriture d’Assia, dès son recueil de nouvelles intitulé aussi Femmes d’Alger dans leur appartement (Des femmes, 1980), « est d’une façon ou d’une autre une transgression ». Elle donne à lire comme la traduction d' « un arabe populaire, ou d’un arabe féminin, autant dire d’un arabe souterrain », afin de rappeler que « celles qu’on incarcère, de tous âges, de toutes conditions, ont des corps prisonniers mais des âmes plus que jamais mouvantes ». Assia Djebar écrit en direction de la chambre lumineuse du tableau de Picasso (Les Femmes d’Alger, peint en 1954-1955, alors que débute la guerre de libération de l’Algérie) : la grammaire de ses récits transpose en langues les visions de l’espoir : « Libération glorieuse de l’espace, réveil des corps dans la danse, la dépense, le mouvement gratuit. »
« Mais dans quelle langue ? » Justement. La question revient de livre en livre, et c’est la question de l’écrivain par excellence. Elle a chez Assia Djebar une gravité singulière. Berbérophone par ses grands-parents maternels, arabophone par son père, ne pouvant écrire qu’en français, elle est consciente que la langue de la subjugation coloniale est aussi, pour elle, langue d’émancipation : « Moi, femme arabe, écrivant mal l’arabe classique, aimant et souffrant dans le dialecte de ma mère, sachant qu’il me faut trouver le chant profond, étranglé dans la gorge des miens, le retrouver par l’image, par le murmure sous l’image » (Vaste est la prison).
La chance de cette liberté résolument donnée par le père, « instituteur de la France », elle en fait un emblème à l’ouverture de L’Amour, la fantasia : « Fillette arabe allant pour la première fois à l’école, un matin d’automne, main dans la main du père. »
De l’alphabet français, elle se compose un « pays-langue » où jamais elle n’est en exil : car sa langue française est habitée par les rythmes andalous et la pensée soufie, les complaintes berbères, les sonorités du houd ou du chant de Taos Amrouche, bref par toutes les voix non-françaises, « les gutturales, les ensauvagées, les insoumises » qui constituent le sistre de l’écriture.
L’écriture d’Assia, c’est « tenter de voir le regard de l’intérieur, voir l’essence, les structures, l’envol sous la matière… »
Ses textes relèvent moins de la francophonie que de ce qu’elle appelle une « franco-graphie », avec dans l’oreille les sons arabes des dialectes méprisés ou des cultures traditionnelles. Consciente de la richesse de la plurilangue (elle préface le Dictionnaire des mots français d’origine arabe, Seuil, 2007, où elle souligne l’importance pédagogique, dans l’école de la République, de ces « mots-passerelles » pour l’intégration des enfants d’immigrés), consciente de la valeur énergétique et poétique de ce nomadisme linguistique, et du danger de l’obscurantisme, elle dénonce les censures et les meurtres des enseignants de français (La Disparition de la langue française, 2003 ; Oran langue morte, 1997).
Pour autant, Assia Djebar ne s’est jamais prise pour un porte-parole. Avec humilité, avec amour, elle se présente « scripteuse », « diseuse », « passeuse » des récits des femmes analphabètes : elle sait faire entendre la poignante maladresse de celles à qui on ne donne jamais la parole, les témoignages des maquisardes par exemple, dans L’Amour, la fantasia, ou La Femme sans sépulture (Albin Michel, 2002). De même, la cinéaste ne « prend » pas tout, respecte le retrait des paysannes de la région du Mont Chenoua où elle tourne, en 1975-1976, son long-métrage La Nouba des femmes du mont Chenoua (1978).
Il importe d’écrire le silence. De filmer les vies du silence. Elle aime citer Kandinsky : « Le blanc, sur notre âme, agit comme le silence absolu. »
Lorsque Assia Djebar franchit le pas vers l’écriture autobiographique, malgré la « hochma », la honte en arabe, ce fut pour pratiquer une autobiographie de nécessité ; celle d’une implication com-passionnelle qui ne peut avoir lieu que dans un texte autobiographique bruissant de biographies diverses et de sagas généalogiques, quand ce n’est pas en partage l’autobiographie de l’Algérie.
C’est aussi l’autobiographie-dans-la-langue qu’elle entreprend : langue voile et langue révélateur, le français est l’aventure de sa transformation personnelle. C’est la seule « identité » qu’elle se reconnaisse : une mouvante « identité-de-la-langue ». Elle était parvenue à assumer pleinement cet être à l’autre qu’est l’écriture « dans la langue adverse », et elle y inscrivait ce qu’elle nomme son « désarroi rimé ».
En vérité, une éthique de l’autobiographie la tenait en travail : Assia avait compris que s’émanciper n’est pas se renier, et qu’il y a, même si douloureuse, une fidélité aux siens. Davantage, et c’est son honneur à cette femme-écrivain : en 1999, dans Ces voix qui m’assiègent, elle engage sa parole française comme on fait un serment :
« Autrefois l’on disait : “Je suis homme (ou femme) de parole”, on affirmait aussi : “Je n’ai qu’une parole” et le sens en était reçu presque en termes d’honneur, eh bien, je choisis de me présenter sommairement devant vous par cette affirmation : “Je suis femme d’écriture”, j’ajouterai presque sur un ton de gravité et d’amour :
– Je n’ai qu’une écriture : celle de la langue française, avec laquelle je trace chaque page de chaque livre, qu’il soit de fiction ou de réflexion. »
Malgré les très nombreuses distinctions qu’elle a reçues, il est bien dommage que le prix Nobel ne lui ait pas été décerné alors qu’elle était « nobélisable » depuis des années (en octobre 2014, encore, comme à chaque saison désormais, Le Monde m’a téléphoné afin que je me tienne prête à la célébrer – et me voici écrivant aujourd’hui un chant funèbre…). Dommage, parce que cette distinction nous aurait fait gagner du temps, aurait fait comprendre largement que l’œuvre d’Assia Djebar est un précieux viatique dans le difficile chemin que nous nous efforçons de tracer vers le « vivre ensemble ».
Dans son émouvant discours d’entrée à l’Académie française, en 2005, Assia Djebar affirmait qu’elle était « contente pour la francophonie du Maghreb », qu’elle entrait avec « les ombres encore vives de mes confrères – écrivains, journalistes, intellectuels, femmes et hommes d’Algérie, qui dans la décennie quatre-vingt-dix ont payé de leur vie le fait d’écrire, d’exposer leurs idées ou tout simplement d’enseigner… en langue française ».
Ils étaient donc sous la Coupole avec elle, Abdelkader Alloula, Mahfoud Boucebci, M’Hamed Boukhobza, et tous les écrivains d’Algérie dont la mort est évoquée dans Le Blanc de l’Algérie.
Le vendredi 20 août 1993, Assia m’écrivait, sous le choc des morts répétées, une longue lettre : « Mes derniers souvenirs avec Mahfoud, c’était il y a 10 ans ou 12 : il venait dans mon appart. d’Alger où je faisais des soirées. Je lui disais : “Les gens disent que tu es le meilleur psychiatre d’Algérie : Moi je dis que tu es le meilleur danseur d’Alger !” Et j’aimais danser avec lui, au milieu de mon groupe d’amis… Je n’ai rien manifesté. Je ne suis pas allée aux “hommages” parisiens… Je me raccrochais à l’image de Mahfoud dansant avec moi, à nos rires… »
A mon tour, c’est l’image d’Assia dansante que je veux garder. Tu dansais comme on danse chez toi depuis des siècles. Quand tu dansais, c’était grâce et réserve. C’était toutes les femmes de l’Arabie heureuse avec toi !
Mireille Calle-Gruber, professeur à La Sorbonne Nouvelle et écrivain a publié : Assia Djebar, la résistance de l’écriture (Maisonneuve & Larose, 2001) et Assia Djebar, une existence surabondante dans le cœur, (adpf Ministère des affaires étrangères/Institut français/La Documentation française, 2007). Elle a dirigé le colloque de la Maison des écrivains à Paris : « Assia Djebar. Nomade entre les murs » (Maisonneuve & Larose,/Académie royale de Belgique, 2005) et, avec Wolfgang Asholt et Dominique Combe, le colloque de Cerisy : « Assia Djebar, littérature et transmission » (Presses Sorbonne Nouvelle, 2010).
par Mireille Calle-Gruber
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Assia Djebar: "Le Blanc de l'Algérie"
Dans le "Blanc de l'Algérie" ce livre paru en 1995 chez Albin Michel elle évoque la mort , souvent brutale, de nombreux intellectuels et militants algériens pendant la guerre de libération et pendant la décennie noire du terrorisme islamique. C'est une évocation très émouvante , dans une langue superbe. On y retrouve de très nombreux écrivains et poètes Mouloud Ferraoun, Franz Fanon, Jean Amrouche mais aussi Albert Camus et Jean Senac et bien d'autres encore. Assia Djebar évoque plusieurs fois Camus , mais la page qu'elle consacre a sa mort est le récit émouvant de l'annonce de cette mort à sa mère dans le petit appartement de Belcourt.
Le livre est dédié et il est consacré , en grande partie, a trois de ses amis disparus: Mahfoud Boucebci, M'Hamed Boukobza et Abdel Kader Alloula.
Mais laissons Assia Djebar dire ce qu'elle a voulu faire. (p.259)
"D'autres parlent de l'Algérie, la décrivent, l'interpellent;ils tentent, s'imaginent- ils, d'éclairer son chemin. Quel chemin?
La moitié de la terre d'Algérie vient d'être saisie par des ténèbres mouvantes, effrayantes et parfois hideuses..Il n' y a donc plus seulement la nuit des femmes parquées, resserrées, exploitées comme de simples génitrices-et ce, des générations durant!
Quel chemin, c'est à dire quel avenir?
D'autres savent, ou s'interrogent... D'autres, certains compatriotes, comme moi, chaque matin soucieux, tremblants parfois, vont aux nouvelles, eux que l'exil taraude.
D'autres écrivent "sur" l'Algérie, sur son malheur fertile, sur ses monstres réapparus.
Moi, je me suis simplement retrouvée, dans ces pages, avec quelques amis. Moi, j'ai désiré me rapprocher d'eux, de la frontière que je découvre irréversible et qui tente de me séparer d'eux...Moi, écrivant ici, j'ai eu enfin quelques larmes sur la joue: larmes soudain adoucies, parce que je voyais le demi-sourire de m'Hamed Boukhobaza ( " tafla" disait-il en parlant de moi, me rapporte l'ami commun- la "petite?" dois -je traduire, surprise); parce que je contemple l'image précise de Kader marchant dans les rues d'Oran- sa démarche haute, son visage apaisé et serein, son regard brillant, son aisance de seigneur modeste et parfois son rire indulgent ou secret-; j'ai dansé à nouveau avec Mahfoud Boucebci, lui dont le regard se tourmente, par éclairs...
.......
J'écris et je sèche quelques larmes. Je ne crois pas en leur mort: en cela, pour moi, elle est inachevée.
D'autres parlent de l'Algérie qu'ils aiment, qu'ils connaissent, qu'ils fréquentent. Moi, grâce à quelques-uns de mes amis couchés là dans ce texte- et de quelques confrères, trop tôt évanouis- le dernier jour, certains écrivaient encore: des poèmes, un article , une page en cours d'un roman destiné a rester inachevé- moi, opiniâtre, je les ressuscite, ou j'imagine le faire.
Oui, tant d’autres parlent de l'Algérie, avec ferveur ou colère. Moi, m'adressant à mes disparus et réconfortée par eux, le la rêve."
Publié par jpryf
http://jpryf-actualitsvoyagesetlitterature.blogspot.ca/2013/01/assia-djebar-le-blanc-de-lalgerie.html
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