James McDougall1 est Research Associate au département d’histoire de l’université de Londres (School of Oriental and African Studies) en même temps que Laithwaite Fellow et tutor en histoire moderne à Trinity College (Université d’Oxford)2. Son domaine de recherche se concentre sur l’histoire sociale de l’Islam depuis le xviiie siècle, en particulier sur l’empire colonial français en Afrique du Nord et de l’Ouest. En 2006, sa thèse de doctorat a été publiée chez Cambridge University Press sous le titre : History and the Culture of Nationalism in Algeria. Elle nous propose de découvrir la genèse des discours nationalistes algériens pendant la période coloniale, ainsi que les débuts de l’historiographie algérienne moderne. L’objectif est de dévoiler les différents discours concurrents qui ont émergé à partir de la fin du xixesiècle.
Rompant avec une historiographie algérienne contemporaine qui a une lecture téléologique et unifiante du mouvement national, McDougall entreprend de mettre à jour les discours effacés ou condamnés par l’historiographie officielle. Il démantèle les dogmes qui fondent le discours nationaliste actuel et s’attarde sur des acteurs sociaux oubliés ou marginalisés par le récit national officiel. Il nous propose de sortir de la clôture idéologique qui entoure l’histoire officielle du destin national algérien en rompant avec l’histoire univoque d’une destinée algérienne où la nation représenterait les Algériens d’hier et d’aujourd’hui ainsi que leurs prétendus ancêtres, créant ainsi une continuité dans le temps et l’espace de la nation. Il attaque aussi un courant dominant dans l’historiographie algérienne contemporaine qui affirme l’émergence d’un mouvement national unifié qui aurait fédéré autour de lui l’ensemble de la population algérienne, en l’occurrence le FLN. L’auteur propose donc de comprendre quel sens a pu avoir la notion de nation algérienne durant l’époque coloniale, quelles ont été les alternatives potentielles à la définition actuelle de la nation, et aussi quelles sont celles qui ont été écartées ou oubliées. Plutôt que de chercher à répondre à la question « qu’est ce qu’une nation nord-africaine/algérienne ? » comme l’avaient fait jusqu’à présent les historiens3 avec le postulat que celle-ci existe d’une manière ontologique et qu’il est donc possible de la retrouver dans un passé indéterminé, McDougall juge plus pertinent d’analyser les modalités de création de la nation.
L’introduction de son livre rappelle qu’une nation « n’est pas une entité que l’on peut formellement et objectivement identifier ou définir, il n’est pas possible de décrire une fois pour toutes ses frontières et ses caractéristiques internes, elle est plutôt un domaine où différentes représentations se disputent l’authenticité de sa définition4 ». La nation n’a pas de réalité transhistorique, sa définition est tributaire du contexte socio-historique. Celle-ci existe tout simplement du fait qu’elle est invoquée par des acteurs humains qui font parler la nation à travers leurs propres opinions5. De la sorte, McDougall nous invite à abandonner la prétention à définir à tout prix la nation et à nous consacrer à comprendre comment celle-ci fonctionne.
Afin de problématiser les notions de nation et d’identité, et pour dévoiler les processus de production, d’institutionnalisation et de contestation de leurs représentations6, McDougall s’appuie sur les travaux de Prasenjit Duara, qui a travaillé sur le nationalisme chinois et ses rapports avec l’histoire de la Chine7, d’Andrew J. Shyrock, qui a analysé le nationalisme jordanien8 ou de James L. Gelvin qui a étudié le nationalisme syrien9. Il note que, comme dans d’autres mouvements nationalistes en contexte colonial, le projet social et culturel promu par le discours nationaliste algérien se voulait un rétablissement, une réaffirmation et une renaissance de la nation. Cependant, ce projet ne correspond pas en réalité au rétablissement d’un passé national glorieux débarrassé des falsifications du colonialisme. Il est plutôt le résultat d’une relecture et d’une recréation du passé à partir de préoccupations contemporaines et d’une confrontation politique avec le pouvoir colonial. Cet affrontement a nécessité tout d’abord la création d’un domaine de souveraineté à l’intérieur de la société coloniale, puis une réappropriation du discours colonial dans le but de le subvertir.
En se fondant sur les travaux menés par Partha Chatterjee (qui s’inscrit dans le courant des subaltern studies) sur le nationalisme en contexte colonial, l’auteur rappelle en effet que le nationalisme doit créer ce propre domaine de souveraineté avant de pouvoir commencer sa bataille politique avec la puissance coloniale. C’est à travers un discours innovant, qui est le résultat d’un processus historique issu de l’expérience coloniale, que le nationalisme va façonner une culture nationale moderne qui cependant ne se confond pas avec l’Occident : « dans ce domaine culturel, inédit, la nation est déjà souveraine, même si l’Etat est entre les mains du pouvoir colonial10 ».
Toutefois, ce nouveau champ de souveraineté culturel est le produit d’une lutte entre différents groupes ou acteurs sociaux qui cherchent à assurer leur domination sur lui11. Ainsi, McDougall juge nécessaire de repérer ceux qui se sont affrontés pour en devenir les représentants légitimes et officiels. Il propose donc de réexaminer l’histoire culturelle du nationalisme algérien à travers le mouvement réformiste des ‘ulamâ’ algériens qui s’est formé à partir des années 1920. Quel était réellement leur projet ? Quelle définition ont-ils donné de la nation ? Que nous apprend leur production historiographique sur ce que signifie être algérien en contexte colonial ? Quels sont les groupes ou acteurs qui leur ont disputé la légitimité de représenter les indigènes algériens et de parler en leur nom ? Comment un certain discours sur l’islam et sur le passé algérien a cherché à s’instaurer comme la seule véritable représentation de l’Algérie12 ? Comment une nouvelle compréhension du passé historique de la région a-t-elle été inventée et présentée comme une restauration de l’identité algérienne ? C’est à l’ensemble de ces questions que ce livre entend répondre.
Pour mener à bien son enquête, James McDougall a pris comme fil conducteur Ahmed Tawfîq al-Madanî. Né à Tunis vers 1899 dans une famille algérienne13, intellectuel proche de l’association des ‘ulamâ’ algériens, il est l’auteur du plus vaste corpus historiographique en arabe qui a été composé sur l’Algérie pendant la période coloniale14. McDougall n’entend pas proposer une biographie d’al-Madanî. Il le choisit comme un indicateur à partir duquel il sera possible de se déplacer d’un contexte particulier à un autre, de façon à mettre en lumière les rapports entre histoire, culture et nationalisme en Algérie. C’est donc sur l’immigration de la famille d’Ahmed Tawfîq al-Madanî en Tunisie que s’ouvre le premier chapitre du livre.
L’itinéraire nationaliste de Salah al-Sharif : comment devient-on porte-parole des Algériens au début du XXe siècle ?
Le point de départ de ce chapitre est un constat concernant l’historiographie algérienne moderne : alors qu’aujourd’hui les chercheurs admettent que le nationalisme et sa vision de l’histoire sont des constructions idéologiques produites par le contexte socio-historique qui leur est contemporain, l’histoire moderne de l’Algérie continue d’être retracée dans des termes évolutionnistes15, comme un mouvement à travers le temps de la nation algérienne16 : à la résistance à la conquête française aurait succédé une période de passivité, avant un réveil aboutissant à des réformes politiques et débouchant finalement sur une révolution armée17. Cette historiographie emprisonne les acteurs dans des catégories coloniales de domination qui figent les positions et les stratégies en termes de la loyauté ou de trahison à la nation. Elle n’envisage les populations qu’en fonction de l’espace qu’elles occupent et de leur administration: métropole/colonie, centre/périphérie18.
James McDougall présente des individus qui échappent à cette vision continue et stable de l’histoire coloniale. Il souhaite sortir du modèle (pattern) instauré par l’historiographie nationaliste algérienne afin de déconstruire ce sujet singulier qu’est la nation, mais aussi de remettre en cause le nationalisme en tant que mouvement unitaire, « force irrésistible, lancée dans un mouvement progressif et linéaire19 ». Il décide donc de nous présenter une série de personnalités issues de la communauté algérienne installée à Tunis. Il s’attarde en particulier sur le shaykh Salah ibn al-Mukhtâr ibn al-‘Arabî al-Sharîf, né à Tunis, dont la famille émigra en Tunisie en 1830, et sur son associé le shaykh Muhammad al-Khidr ibn al-Husayn, petit-fils d’une éminente figure religieuse algérienne qui s’établit à Tunis en 1844. C’est là que ces deux hommes côtoient la famille d’Ahmed Tawfîq al-Madanî, en particulier son oncle qui s’associe à leurs activités anticoloniales. Tawfîq al-Madanî semble avoir été marqué par cet oncle qui aurait été à l’origine de sa vocation militante en faveur du monde islamique.
L’itinéraire du shaykh Sâlah ibn al-Mukhtâr ibn al-‘Arabî al-Sharîf est représentatif de ce qu’aurait pu être une autre histoire du nationalisme algérien. James McDougall présente avec détails et finesse ce personnage, ce qui permet de le situer dans le contexte socio-politique de l’époque. Le contraste avec le parcours d’autres figures telles que Messali Hadj ou l’émir Khaled est dès lors saisissant.
Après avoir achevé ses études à la Zaytûna de Tunis, Sâlah al-Sharîf y devint professeur. De rite malékite, il défendit le monopole de la mosquée-université comme seul lieu légitime de science, s’opposant à la fois au réformiste égyptien Muhammad Abdûh et au gouvernement colonial français. Il se présenta comme guide et porte-parole du peuple tunisien. L’invasion de la Tripolitaine par l’Italie en 1911, puis la Première Guerre mondiale, propulsent Sâlah al-Sharîf et ses associés sur la scène politique internationale. En 1906, Sâlah al-Sharîf quitte Tunis pour Tripoli, avant de gagner Istanbul. À partir de 1909, il enseigne à la mosquée umayyade de Damas où il développe des liens étroits avec des cercles liés au pouvoir ottoman. Il devient proche du leader des jeunes turcs Enver Pasha qu’il accompagne en 1911 pour prêcher le jihâd contre les Italiens en Tripolitaine. En 1914, il se rapproche des services secrets ottomans et participe activement aux efforts de propagande germano-ottomane, créant un comité pour l’indépendance de la Tunisie et de l’Algérie. Il serait l’auteur d’un pamphlet destiné à être diffusé en Tunisie où il aurait affirmé l’obligation du jihâd ainsi que de tracts destinés à être lancés sur les tranchées françaises où combattaient des soldats maghrébins.
En 1914, Sâlah al-Sharîf s’est rendu à Berlin : représentant le ministère turc de la guerre, il fut reçu par le Kaiser. Dans un nouveau texte appelant au jihâd, il le définit comme un combat contre les ennemis de la Turquie et de l’islam. Il se serait rendu en personne sur le front pour haranguer les soldats musulmans combattant dans les rangs français. Debout sur le parapet d’une tranchée allemande, en turban et burnûs, il aurait fait un long discours en arabe classique pour appeler ses compatriotes et coreligionnaires à déserter20.
La figure de Sâlah al-Sharîf telle que la présente James McDougall rompt avec l’histoire officielle de l’indépendance algérienne. Alors qu’il est convenu de dire que la première énonciation de l’indépendance de l’Algérie aurait été proclamée par Messali Hadj en février 1927 au congrès de Bruxelles21, on constate que, dès novembre 1914, des notables religieux maghrébins ont demandé l’indépendance de l’Algérie et de la Tunisie. Pourquoi la déclaration de Sâlah al-Sharîf est-elle restée marginale ? Pourquoi n’a-t-elle pas trouvé sa place dans le récit national après l’indépendance ? Peut-on aujourd’hui qualifier Sâlah al-Sharîf de premier nationaliste maghrébin, voire de premier nationaliste algérien ?
Pour James McDougall, chercher à désigner des figures fondatrices du nationalisme maghrébin est une quête stérile. Elle ne ferait qu’avaliser le besoin d’attribuer une paternité légitime confirmant une généalogie nationaliste et une linéarité dans le récit. Il est pour lui plus fructueux de se demandercomment et où différentes énonciations nationalistes ont été produites : la figure de Sâlah al-Sharîf « mérite qu’on s’y attarde car elle révèle la pluralité des tentatives de création d’une autorité qui soit représentative dans un monde qui est disloqué ». Elle permet de déplacer le centre du récit nationaliste dominant et d’écarter toute vision prédéterminée du processus de légitimation en contexte colonial22. Il n’y a pas qu’une seule façon d’être le porte-parole du peuple algérien.
D'après McDougall, il faut sans doute chercher la raison de l’échec d’une telle figure dans le fait que sa trajectoire s’inscrit dans une continuité avec les formes de résistances qui ont amené ses grands-parents à quitter l’Algérie en 183023, à l’inverse de personnages tels que Messali Hadj et l’émir Khaled qui étaient à la fois implantés dans le système colonial et dans la société algérienne. Messali Hadj était en effet un capitaine retraité de l’armée française, militant du PCF, et son épouse était française. L’émir Khaled était quant à lui un officier de l’armée française diplômé de Saint-Cyr et décoré de la Légion d’honneur. Ces deux figures ont utilisé des institutions internationales modernes pour promouvoir l’émancipation et l’indépendance de l’Algérie : le congrès international communiste de Bruxelles pour Messali ; la Société des Nations pour l’émir Khaled. Ils ont tout deux su implanter leur mouvement en Algérie, l’émir Khaled ayant par exemple connu le succès aux élections municipales de 1919.
Après avoir décrit les possibles dynamiques de légitimation hors du Maghreb, James McDougall consacre son deuxième chapitre à illustrer quelles ont été les stratégies qui ont permis à des individus ou des groupes d’établir au sein de la société coloniale algérienne des espaces représentatifs des indigènes algériens qui soient cohérents et clairement identifiables.
Opposition à travers le dialogue avec l’état colonial
Le deuxième chapitre (The conquest conquered ? Natural and unnatural histories of Algéria), se concentre sur deux points qui ont été pour les Algériens des sujets de négociation avec la société coloniale triomphante :
- La signification de l’histoire algérienne, objets d’âpres débats sous la forme de discours publics ou d’écrits tout au long des années 1920 et 1930.
- La constitution légale et discursive d’une identité musulmane algérienne investie par l’espace symbolique du statut personnel musulman, lui-même création de la législation coloniale, et que rend la formule shakhsiyatunâ l-islâmiyya (« notre personnalité musulmane24 »).
Pour illustrer les négociations des ‘ulamâ’ avec le système colonial, James McDougall analyse la protestation de ‘Abd al-Hamîd Ibn Bâdis, fondateur et président de l’Association des ‘ulamâ’ algériens, lors de la commémoration en 1937 du centenaire de la prise de la ville par les troupes françaises ou, pour reprendre la formulation de McDougall, de « l’arrivée de la civilisation moderne dans l’ancienne capitale numide25 ». En effet, Ben Bâdis aurait fait circuler dans la ville un pamphlet demandant le boycott des célébrations.
L’analyse fine du pamphlet en question conclut que celui-ci n’était pas une riposte contre le triomphalisme colonial, mais plutôt un appel à reconnaître une égale dignité des parties en conflit (Français/Algériens) dans la mort26. Ben Bâdis déplorait ainsi l’incapacité du colonisateur et du système colonial à passer d’un principe de conquête à un principe de partenariat27. La page de la conquête n’a pu être tournée ni le passé être pacifié. Il est resté vivant à travers les injustices du conquérant envers les populations conquises, identifiées avec leurs ancêtres vaincus28.
Le texte de Ben Bâdis résumerait le projet de l’association salafî à sa création, c’est-à-dire d’obtenir avant tout une reconnaissance, en s’efforçant de composer avec la réalité de l’occupation française, avec le sentiment qu’il était nécessaire de trouver une solution viable de partenariat avec l’autorité coloniale. Le slogan de la première revue de l’association salafî, al-Muntaqid, était en effet le suivant : « Pour le bonheur de la nation algérienne avec l’aide et le soutien de la France démocratique » (li-sa‘âdat al-ummat al-jazâ’iriyya bi-musâ‘adat al-firânsa al-dimuqrâtiyya’29). Toutefois, McDougall souligne que Ben Bâdis ne reprend pas pour sien le discours colonial sur la mission civilisatrice de la France : ce discours offre plutôt un terrain de contestation autorisant les Algériens à occuper une place digne dans la société coloniale.
L’auteur rappelle qu’à côté des ‘ulamâ’ qui se sont engagés dans une négociation avec l’autorité coloniale ou ont contesté sa domination, d’autres personnalités appartenant aux notables de la ville de Constantine ont adopté des stratégies opposées. Ainsi, le père et le frère de ‘Abd al-Hamîd ben Bâdis, Si Muhammad ben Mustafâ ben Bâdis et Mouloud Zoubir, qui représentaient la classe urbaine des notables de la ville de Constantine, s’affichaient avec la Légion d’honneur et travaillaient au sein de la branche musulmane de l’administration judiciaire coloniale. Ces personnalités s’étaient engagées dans une stratégie qui permettait d’atténuer autant que possible les inconvénients du système colonial. Ils s’opposèrent aux positions de ‘Abd al-Hamîd et des membres de son association. Membre du conseil général de Constantine et responsable du journal L’Echo indigène, Mouloud Zoubir fut un adversaire virulent de l’Association et dont il tenta de réduire l’action et de détruire l’influence30.
D’autres acteurs sociaux ont prétendu représenter les Algériens et développer un langage sophistiqué assimilant le vocabulaire du système colonial et le légitimant31. Ces Algériens passés par le système d’éducation français ont été désignés comme nationalistes par leurs adversaires coloniaux, tandis qu’ils étaient qualifiés de bourgeois aliénés, voire de collaborateurs, par le mouvement nationaliste messaliste. McDougall distingue deux générations parmi ces francophiles : la première, à partir de 1914, comprend le Dr Benthami Ould Hamid, Chérif Benhabylès et l’émir Khaled. La seconde, dans les années 1930, le Dr Bendjelloul, Ferhat Abbas et Ahmed Boumendjel.
Pour McDougall, leur stratégie était de résister « à travers le dialogue avec l’État colonial32 ». A leurs yeux, la seule perspective pour le peuple algérien était d’accéder à l’égalité civique. McDougall démontre que ces acteurs, et en particulier Ferhat Abbas, partageaient avec Ben Bâdis les mêmes revendications concernant le passé. Ferhat Abbas souhaitait lui aussi la résurrection de l’Algérie musulmane, c'est-à-dire en finir avec une longue période de décadence et tourner la page de la défaite face à la conquête coloniale. Il désirait un partenariat avec une France idéalisée afin d’améliorer le statut des Algériens. McDougall souligne qu’il ne faut pas considérer ce type de discours comme un simple rêve superficiel formé par des élites déconnectées des réalités du peuple. Il rappelle que le prestige de Bendjelloul et de Abbas était considérable : jusqu’aux années 1970, la mémoire populaire voit en ce dernier un porte-parole légitime du peuple algérien33.
McDougall rappelle aussi l’existence d’un autre groupe d’intellectuels qui s’écarte considérablement de l’itinéraire de Ferhat Abbas. « Ce sont Si Amar Boulifa, Chérif Benhabylès, Hocine Hesnay-Lahmek et bien d’autres qui ont voulu donner un sens nouveau à l’histoire de l’Algérie à travers une relecture du passé de l’Afrique du Nord34». Eux aussi demandaient que « l’histoire de la conquête soit transcendée par un futur fraternel et émancipateur ».
Il analyse finement comment le passé de l’Algérie devient un terrain de conflit idéologique et de compétition entre ces différents acteurs. Boulifa, par exemple, reprend le mythe kabyle tel qu’il a été construit par les orientalistes français, pour le mettre au service d’une valorisation du passé de l’Algérie et d’un futur libéré d’une décadence attribuée à l’empire ottoman. Le Djurdjura à travers l’histoire, publié en 1925, est façonné par une littérature coloniale portant l’idéologie d’une Afrique latine telle que l’ont formulée les écrits de Louis Bertrand35. C’est un plaidoyer en faveur d’un partenariat loyal entre le colonisateur et le colonisé afin que le potentiel de chacun puisse se réaliser36, quitte à rejeter la composante arabe et islamique de l’héritage du Maghreb37. Pour d’autres auteurs tels que Rabah Zenati et Hesnay-Lahmek, l’islam fait partie du passé : il est temps que les Algériens se libèrent des griffes du cléricalisme qui les emprisonnent dans la cage de la théologie. Dans sesLettres algériennes (1930), Hesnay-Lehmak consacre un chapitre au passé de l’Algérie. Il y réfute la conception d’une Algérie arabe et musulmane et y défend une histoire nord-africaine purement berbère et méditerranéenne. Le livre se termine par un discours sur la fin de l’oppression et la perspective d’un futur méditerranéen pour l’Algérie unie avec la puissance européenne. McDougall y observe une aspiration à transcender une France tyrannique et impérialiste par une France progressiste et juste qui rappelle celle de Ben Bâdis, sinon qu’elle se fonde sur une référence historique qui exclut l’arabité et l’islam du passé algérien.
Bien que ces auteurs appartiennent à des courants de pensée qui s’opposent, il y a donc une parenté dans leurs propos. Il y a des liens plus que des oppositions dans leurs rapports au système colonial : les Algériens doivent se mettre au travail et exploiter la force de la modernité en vue de leur émancipation et cela dans un partenariat avec le pouvoir colonial.
C’est en partant de ce constat que James McDougall nous propose d’analyser la polémique qui opposa en 1936 les‘ulamâ’ à Ferhat Abbas après la publication par ce dernier d’un article intitulé « La France c’est moi ! » dans L’Entente franco-musulmane, l’organe de la Fédération des élus musulmans. Le texte de Ferhat Abbas et la réponse des ‘ulamâ’ ont été le plus souvent présentés par les commentateurs comme l’illustration d’une vision aliénée de l’histoire de l’Algérie opposée à une vision naturelle, authentique de celle-ci38. McDougall démontre que la polémique ne réside pas dans la définition de la nation, ni dans la manière d’interagir avec la puissance coloniale39. En effet, pour Abbas, il n’était pas question d’abandonner l’islam. Les ‘ulamâ’ et Abbas partageaient les mêmes idées sur les solutions à adopter pour un accommodement avec la France. En réalité, et c’est là toute la force de la démonstration de McDougall, la querelle concerne clairement la question de la représentativité des Algériens en contexte colonial et la lutte pour s’en assurer le monopole. Qui est légitime pour représenter la communauté/la nation ? Qui a le droit et l’autorité suffisante pour parler au nom du peuple ? Mais pour parler au nom d’un groupe, d’une communauté, d’un peuple, il est nécessaire de l’identifier, d’en donner une définition. Pour McDougall, ni Ferhat Abbas, ni les ‘ulamâ’, encore moins le PPA n’ont réussi à proposer en 1936 une réponse satisfaisante à cette question : « Existe-t-il une nation algérienne40 ? »
La construction de l’identité algérienne indigène entre-deux-guerres
Le symbole clé qui permettait d’identifier les Algériens musulmans pendant la période coloniale était le cadre juridique mis en place par le système colonial à travers le statut personnel musulman. Les musulmans algériens ne pouvaient accéder à une pleine citoyenneté française qu’à condition d’abandonner ce statut, ce que la plupart ne feront jamais. Les réformistes et Ferhat Abbas souhaitaient donc supprimer cet obstacle à l’obtention d’une pleine citoyenneté. Toutefois, McDougall observe que ce n’est pas la suppression du statut en lui-même dont il était question, au contraire. Pour un réformiste comme Lamine Lamoudi (l’un des fondateurs et leader de l’Association des ‘ulamâ’)41, le statut personnel représentait les traditions, les coutumes et les croyances des musulmans algériens. Le point de tension concernait le rôle de ce statut en tant qu’espace de cloisonnement empêchant des « non-français français » de jouir de tous leurs droits civiques.
McDougall voit ici l’exemple même du pouvoir brutal de la modernité en contexte colonial. Une modernité qui permet de réordonner le monde et de produire une vérité selon sa propre volonté. Ainsi, la redéfinition en masse de la population juive algérienne en tant que Français à part entière par le décret Crémieux de 1870 est représentative de la force de la puissance coloniale à remodeler le monde qui l’entoure42. La création du statut personnel musulmanl’est aussi. McDougall rappelle que « les musulmans ont vécu des siècles aux cotés de leurs voisins juifs, partageant avec eux la même langue et plusieurs aspects culturels, se définissant avant tout à travers des croyances et des pratiques religieuse ». C’est donc en tant que communauté musulmane, al-ummat al-jazâ’iriyyat al-muslima, définie par sa foi, que des conflits pouvaient se cristalliser. Cette situation fut transformée par la colonisation. C’est dans un contexte historique spécifique de rationalisation du monde et de ré-ordonnancement de la société, et à travers le pouvoir d’ordonnances légales, que la modernité coloniale française a reconstitué cette umma en tant que catégorie objective de « Français par nationalité » d’une part, et en tant que « Non-Français d’un point de vue civique » d’autre part, et cela du fait que les membres de cette « communauté » étaient gouvernés par un code civil spécial. Le statut personnel devint le symbole de la discrimination et de l’exclusion des musulmans de la société civique. Il représentait la réalité de leur condition de sujet colonisé.
Cependant, ce même statut personnel était défini par certains Algériens comme l’espace qui représente « nos traditions, nos coutumes, nos croyances. Il fait partie du patrimoine de nos ancêtres43 ». Cet espace devenu strictement sacré délimitait la frontière entre l’apostasie et le fait d’être musulman44. McDougall note que, même si ce n’avait pas été l’intention du législateur colonial, les Algériens ne pouvaient et ne souhaitaient pas échapper au statut personnel.
Ainsi, le statut personnel musulman, lieu d’exclusion de la citoyenneté française, devint le lieu par excellence où ’émerge une citoyenneté alternative, c’est-à-dire une citoyenneté algérienne45. Des Algériens s’approprient ce statut et l’enrichissent de leur propre interprétation. Devenu « notre personnalité islamique » (shakhsiyyatunâ al-islâmiyya), le statut personnel prend une signification que le système colonial ne pouvait admettre : il définit les Algériens musulmans en tant que communauté politique. On ne peut dire que les Algériens se sont définis comme musulmans du fait que l’État colonial français les a identifiés de cette manière. Mais la centralité politique de l’identité arabo-musulmane, en tant que cadre exclusif qui définit la communauté, n’avait rien de prédestiné. D’autres définitions plus séculières auraient pu émerger46.
Les ‘ulamâ’ investissent tout particulièrement la question du statut personnel. Ils reformulent sa définition en tant que lieu d’expression du génie, de l’âme de l’Algérie arabo-musulmane. Pour McDougall, leurs préoccupations n’étaient pas politiques. Elles concernaient avant tout la question de l’autorité culturelle et religieuse et les moyens à mettre en œuvre pour en avoir le monopole. C’est à cette lutte pour le monopole du discours sur l’identité culturelle et religieuse des Algériens, et au sens de l’« être musulman » que sont consacrés les chapitres 3 et 4 du livre.
L’unicité de l’identité algérienne : les ‘ulamâ’, docteurs d’une nouvelle religion
Après nous avoir offert un aperçu de l’espace de contestation et des conditions politiques à partir desquelles les ‘ulamâ’ ont produit leur représentation de la nation algérienne, James McDougall nous invite à explorer comment ils ont mis en œuvre leur action en tant qu’autorité religieuse et culturelle en matière d’éducation et de pratiques.
C’est à travers des événements à première vue de peu d’importance qui se sont produit au cours de l’année 1936 à Constantine, que McDougall dégage les tensions à l’œuvre entre différents groupes qui se disputent le monopole du discours sur la vérité de l’identité religieuse algérienne. Il décrit de quelle manière des activités religieuses populaires préexistant à la conquête coloniale perdurent jusqu’aux années 1950. Ces activités, inscrites dans une représentation du monde régie par un ordre divin, permirent d’interpréter le chaos et les transformations que connut le Maghreb suite à la conquête et de les concilier avec une conception religieuse de l'organisation du monde vivant. L’auteur cite par exemple des pamphlets annonçant l’arrivée du Mahdi qui sauvera l’Algérie du joug de la colonisation française. Ce type de manifestation populaire sera condamné par les ‘ulamâ’ et des intellectuels proches de l’association salafî, en l’occurrence Tawfiq al-Madanî.
Tout un ensemble de pratiques religieuses, à travers lesquelles les Algériens ont cherché durant plusieurs siècles à comprendre le monde et la place qu’ils y tenaient, sont ainsi qualifiées par les ‘ulamâ’ d’actes impies et anarchiques47. En se fondant en particulier sur les travaux de Fanny Colonna48, McDougall rappelle que le projet des ‘ulamâ’ se voulait une révolution contre l’ignorance des Algériens et non contre l’autorité coloniale. Cette mission civilisatrice et salutaire aurait été une nécessité devant l’ignorance (jâhiliyya) des Algériens, leur anarchie religieuse, leurs pratiques illicites et leurs croyances archaïques49.
C’est donc un renouvellement de l’islam que souhaitaient les ‘ulamâ’. Ces derniers proposaient un nouveau type de réponse qui permette d’intégrer les transformations apportées par la modernité. Ils se présentaient comme les seuls capables d’énoncer un discours scientifique et progressiste sur l’islam. Ils refusaient toute autorité religieuse aux représentants de la religion ordinaire, confréries religieuses, marabouts, présentant les pratiques de la religion quotidienne et les modes de vie des paysans comme autant de manifestations de l’ignorance. De la sorte, les‘ulamâ’ ont inventé de la décadence et de l’anarchie là où elle n’existait pas. Ils ont proposé de nouveaux rituels pour remplacer les anciens et une nouvelle façon de comprendre le passé et le présent. Le désordre devait être neutralisé par la vertu d’une société unie sous la protection d’un islam reformé et purifié50. Il était donc nécessaire pour les membres de l’association salafî de disqualifier ceux qui leur disputaient la définition de l’islam authentique, et aussi d’investir et de contrôler les sites et les espaces symboliques religieux tels que les mosquées. La tâche des ‘ulamâ’ ne fut pas simple : elle rencontra une opposition de la part de notables appartenant aux confréries soufies. McDougall souligne à quel point le conflit fut intense, les ‘ulamâ’ étant loin de dominer le champ religieux en 1936.
Il n’analyse pas seulement la manière dont les ‘ulamâ’ ont défini « l’islam authentique » et leurs polémiques avec les confréries soufies, les intellectuels laïques ou encore le pouvoir colonial, mais aussi la façon dont l’association salafî a abordé l’histoire antique de l’Algérie. Il étudie en particulier les écrits d’Ahmed Tawfîq al-Madanî pour montrer comment l’histoire antique de l’Algérie, et en particulier celle des Berbères, a été réappropriée par l’association des ‘ulamâ’. Comment cela pouvait-il être conciliable avec un projet qui affirmait que l’identité du peuple algérien était essentiellement arabo-musulmane ?
L’histoire antique de l’Algérie : généalogie, ethnicité et histoire en contexte colonial
La question berbère a été et reste l’objet de débats passionnés dans l’Algérie contemporaine. La plupart des mouvements berbéristes du Maghreb préfèrent utiliser le terme Amazigh pour désigner les populations berbérophones de l’Afrique du Nord. Toutefois, McDougall souligne l’aspect essentialiste de cette désignation et problématise sa signification en accentuant sa spécificité régionale51.
On sait peu de choses sur l’histoire ancienne de l’Afrique du Nord. La culture et l’origine des populations des époques préhistorique et ancienne restent l’objet de débats entre spécialistes. McDougall cherche à situer, au sein de l’œuvre de Tawfîq al-Madanî, les lieux ou les récits qui témoignent d’une volonté de s’approprier la réalité historique ou de s’y opposer. Pour cela, il part d’une analyse de la production scientifique coloniale sur le sujet. Elle lui permet de comprendre le contexte dans lequel Tawfîq al-Madanî formule son discours et de constater que ce dernier répond le plus souvent à une certaine idéologie coloniale sur le passé ancien du Maghreb.
Ainsi, l’ethnologie et l’anthropologie coloniales présentaient le Berbère comme le premier habitant de l’Afrique du Nord, l’authentique autochtone et peut-être un cousin lointain de « nos ancêtres les Gaulois », partageant peu de traits communs avec ses voisins arabes52. Cette définition sociologique de la réalité du Maghreb sera remise en cause par une histoire nationaliste décidée à réfuter l’affirmation coloniale d’une « opposition générale, dans l’organisation, les habitudes, la législation, qui séparait les Arabes de la race Kabyle53 » et par conséquent d’autres berbères dans l’Aurès, le Mzab et le Sahara.
Ainsi, l’historiographie nationaliste se réapproprie les Berbères de façon à remettre en cause les théories les assimilant à l’Europe et les opposant aux Arabes. Pour McDougall, il était nécessaire de les unir aux Arabes pour construire une identité nationale ancrée dans une histoire ancienne et permettre la formation d’une seule nation fondée sur l’arabité et l’islam.
Alors que l’idéologie coloniale comparait les vertus des Kabyles et des Châouia à celles de la Grèce antique, l’historiographie nationaliste souligne les racines moyen-orientales des Berbères. Tawfîq al-Madanî affirme que « la race Berbère est arrivée par migration du Moyen-Orient, en traversant l’Egypte et la Libye ; ils sont de la descendance de Mâzîgh, fils de Canaan fils de Ham, fils de Noé, et de la sorte les Berbères sont les cousins des Arabes et des Phéniciens54 ». Il considère que l’origine des Berbères est sémite : « c’est faire un outrage à l’histoire… que de dire qu’ils sont d’origine germaine ou latine, qu’ils ont émigré d’Europe vers l’Afrique55 ».
James McDougall déconstruit avec finesse le discours d’al-Madanî, et met en lumière son obsession d’une origine orientale des Berbères, émigrés de l’Est vers le Maghreb. Cette obsession est à l’origine d’une tension : à la permanence d’une notion d’autochtonie s’oppose une perpétuelle référence à l’Orient. Les coutumes berbères en seraient originaires, bien qu’on présente le Maghreb comme isolé du reste du monde. Dans un passé lointain, ces descendants des Cananéens se seraient installés et enracinés en Afrique du Nord, mais sans rompre avec leurs origines et leur attachement à l’Orient56.
Cette tension s’exacerbe quand il faut concilier l’idée d’une pérennité indigène avec l’arrivée par l’Est de nouvelles populations, ces fameux Berbères descendants des Cananéens. Que faire des aborigènes (‘unsur aslî) qui habitaient déjà en Afrique du Nord ? Al-Madanî résout le problème en deux phrases rapides : « Toute la race berbère… s’installa en Afrique du Nord, et submergea les populations aborigènes, qui nous sont aujourd’hui totalement inconnues. Elle est ainsi devenue la véritable race autochtone dans l’histoire de l’Afrique du Nord57 ». D’un point de vue culturel, les Berbères sont pour al-Madanî des gens de grande vertu, ce qui les rapproche de leurs cousins arabes : « la moralité des Berbères et des Bédouins les unit dans une vie de simplicité et de vertus… elle les unit dans le caractère bédouin58 ». Il considère que Berbères et Arabes sont proches d’un point de vue culturel et généalogique. La notion de généalogie, en tant que principe d’organisation et d’explication de l’histoire des peuples, joue un rôle central dans sa pensée : « le Berbère se mélange à d’autres populations, mais n’est pas de sang mêlé ». Cela permet à al-Madanî de faire des Berbères et des Arabes, non pas des peuples qui s’opposent ou se complètent, mais des peuples ayant une commune identité sémite59.
Ainsi, l’antiquité nord-africaine est réinventée au regard du discours historiographique colonial. L’antiquité classique et tardive est présentée comme une histoire purement berbère et par conséquent déconnectée de l’Afrique romaine latine. Les Phéniciens, eux aussi descendants des Cananéens, auraient initié les Berbères à la civilisation. Carthage est ainsi opposée à Rome et à la Grèce. Les vertus berbères célébrées par une ethnologie coloniale qui les rapprochaient de la Grèce sont pour al-Madanî l’héritage de Carthage. Cependant, l’influence phénicienne sur les Berbères trouve chez al-Madanî ses limites au seuil de la religion, Carthage s’étant disqualifiée en pratiquant des sacrifices d’enfants. Les Berbères seraient donc restés idolâtres jusqu’au salut venu de l’Est qu’a été l’arrivée de l’islam.
Du point de vue de Tawfîq al-Madanî, la conquête arabe (al-fath) « n’est pas comme on pourrait le penser le début de l’histoire du Maghreb, mais plutôt la fin de son histoire, un telos dans lequel la perfection de la Nation maghrébine est achevée, en conséquence, aucun changement significatif n’est possible par la suite60 ». Néanmoins, la doctrine des ‘ulamâ’ a toujours nié la réalité berbère contemporaine en Afrique du Nord. Leur but était d’adopter les « irréductibles berbères », de les exalter et de les circonscrire dans un espace historique fermé, associés au Proche-Orient et à l’histoire de la civilisation islamique.
McDougall analyse ensuite l’impact des conceptions historiques d’Ahmad Tawfîq al-Madanî dans l’Algérie post-coloniale. On les retrouve dans les programmes scolaires, qui n’abordent la berbérité que pour la consigner dans un passé lointain. McDougall note cependant qu’une historiographie révisionniste quoique nationale a commencé à aborder d’une manière différente la question posée par les salafî dans les années 1920 et 1930. L’objectif est resté celui des ‘Ulamâ’ : retrouver l’histoire authentique du Maghreb, comme c’est par exemple le cas chez Mahieddine Djender61. De la sorte, réformistes et révisionnistes sont restés enfermés dans leur quête d’une vérité historique de l’Algérie, dans leur recherche d’une définition authentique, unique et générale de l’Algérie algérienne.
Ce dernier chapitre permet de mieux comprendre les tensions idéologiques de l’Algérie indépendante sur la question berbère. Il offre des clés pour saisir la stratégie de l’Etat algérien à ce sujet et permet de mieux appréhender les enjeux des questions identitaires qui sont réapparues au grand jour depuis le début des années 1980.
Conclusion
Les observations de McDougall nous offrent une lecture novatrice du système colonial en Algérie et de sa profonde influence sur l’Algérie indépendante. A travers une analyse de l’Association des ‘ulamâ’, il révèle que le débat dans les années 1920 et 1930 n’opposait pas la tradition/l’islam et la modernité, mais plutôt différents points de vue sur le type de modernité politique et culturelle à défendre, points de vue formulés et défendus par les ‘ulamâ’ et leurs concurrents. Le succès des ‘ulamâ’ à été limité. Comme l’indique McDougall dans son épilogue, « le mouvement révolutionnaire s’est construit, et en grande partie a fait sa révolution, sans les ‘ulamâ’. A l’intérieur de ce jeu violent, les réformistes se sont arrangés pour se préserver et ont rejoint la juste cause le moment opportun62 ». L’analyse de la production historiographique de Tawfîq al-Madanî ouvre des pistes de réflexions fécondes sur les tensions identitaires dans l’Algérie contemporaine.
Il faut signaler que, depuis la publication de ce livre, James McDougall a prolongé ses travaux sur les liens entre histoire et culture dans le nationalisme algérien, qu’il s’agisse du récit tenu par les réformistes/islâhistes algériens sur eux-mêmes et leur société63, de l’importance du statut personnel64 ou de la question berbère65.
Bibliographie complémentaire
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Cohen Anthony (P.), The Symbolic Construction of Community, Londres/New York, Routledge, 1985.
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Clancy-Smith Julia (Ann), Rebel and Saint: Muslim Notables, Populist Protest, Colonial Encounters (Algeria and Tunisia, 1800-1904), Berkeley/Los Angeles/Londres, University of California Press, 1997.
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Le Gall (Michel) and Perkins (Kenneth), The Maghrib in question: Essays in History & Historiography, University of Texas Press, 1977.
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Shinar (Pessah), The historical approach of the reformist ‘ulamâ’’ in the contemporary Maghrib in Asian and African Studies, Jerusalem, number 7, 1971.
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“Some observations on the ethical teachings of orthodox reformism in Algeria” in Asian and African Studies, n° 8, Jerusalem, 1972.
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Smith (Anthony D.), The Ethnic Origins of Nations, Oxford/Cambridge (Mass.), Blackwell Publishers, 1988.
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National Identity, Reno/Las Vegas/Londres, University of Nevada Press, 1993
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The Antiquity of Nations, Cambridge, Polity Press, 2004
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