« La vie culturelle au temps du royaume Zeiyyanide », ouvrage de Fatima Zohra Bouzina Oufriha est le deuxième livre d’une trilogie consacrée à ce royaume des siècles de la transition au Maghreb central qui correspond en gros aux assises territoriales de notre Algérie actuelle.
Il engage donc avec les deux autres tomes, « L’histoire politique » et « la vie économique » des éléments décisifs dans les actuels débats sur l’existence ou non d’un socle historique qui permettrait d’affirmer que sous un nom ou un autre existait une réalité humaine et politique qui correspond à l’Algérie actuelle. L’enjeu de cette question est ancien puisqu’elle est au centre des mythes coloniaux français qui ont avancé avec force que notre pays était une «Terra nullius», toujours gouvernée par des puissances étrangères.
La longévité de ce royaume berbère, un peu plus de trois siècles, court de 1236 à 1554, date de l’arrivée des ottomans sous la pression de facteurs et de confrontations externes. Il succède à celui des Muwaḥḥidun (Almohades) né en 1120 et éteint à la naissance du royaume Zeiyyanide. Un trait fondamental distingue les deux royaumes. Les Zeiyyanide n’imposent pas la marque d’une école religieuse à leur Etat et acceptent le penchant populaire vers l’Ecole Malékite. Cet écart d’avec la mission de réforme puritaine des Muwaḥḥidun jouera un rôle important dans l’épanouissement des institutions culturelles et académiques sur ces trois siècles. On oublie souvent, qu’Ibn Khaldoun est né un siècle après le royaume et que sa théorie historique et lui-même doivent beaucoup à la politique culturelle des Zeiyyanide. Ces derniers ont favorisé la création des institutions académiques et universitaires, dotées d’œuvres universitaires, que sont les madrasas, bâties, financées, et entretenues à leurs frais. Cette politique a permis de mobiliser auprès de l’Etat les plus hautes compétences de l’époque dans les disciplines qui restent encore définies par le classement aristotélicien de sciences théorétiques dont l’organon (la logique) reste encore considéré comme le critère de validité.
Les savants qui ont porté et gardé vivant l’apport philosophique et scientifique des grecs ne furent pas qu’andalous. Ces madrasas ont cependant porté les sciences bien plus loin que l’héritage grec, lui-même donné en dotation par les civilisations égyptienne et mésopotamiennes. La somme réalisée par Oufriha montre combien ces sciences bien qu’encadrées encore par l’aristotélisme ont connu un développement considérable par leurs interpénétrations avec les besoins de l’Etat Zeiyyanide. Cela est frappant pour les mathématiques et leurs liens avec le cadastre, les échanges commerciaux, les taxes etc. Mais Oufriha nous montre que c’est tout aussi vrai pour les sciences morales, juridiques, théologiques ou philosophiques sur lesquels rayonnent de grands noms qu’opposent des disputations. Aussi bien qu’à notre époque, les madrasas sont objet de polémiques autour de la question de l’indépendance des maîtres à l’égard des princes qui les financent. Ethique et pouvoir scientifique sont déjà en débat dans une sphère culturelle bien plus en avance dans ses exigences de ce que nous pouvons voir parfois à notre époque.
L’autre trait caractéristique majeur de cet épanouissement académique et scientifique est la migration, celle des savants à la recherche d’approfondissement et celle des étudiants à la recherche des plus grands maîtres. Ibn Khaldoun peut être désigné prince des migrants scientifiques.
Oufriha a recensé les noms des plus grands savants et leurs apports dans leurs différentes disciplines, en signalant leurs divergences d’opinions pour les sciences morales ou pour la philosophie.
C’est fascinant de voir à travers et dans le déroulement du texte d’Oufriha comment pour les sciences juridiques, philosophiques, politiques naissait le besoin d’un dépassement de l’aristotélisme comme cadre théorique d’une doctrine de l’Etat. Celui des Zeiyyanide est nourri d’une économie marchande mais appuyé sur des tribus et des routes commerciales. Les Etats grecs, également marchands s’appuyaient sur une organisation esclavagiste de la société. Nous voyons littéralement sous la plume d’Oufriha s’accumuler les réponses partielles que donnaient les intellectuels aux développements partiels de l’Etat Zeiyyanide et comment cette accumulation a permis à Ibn Khaldoun de fonder une nouvelle vision que fut sa science historique.
Oufriha nous parle aussi dans ce tome de la vie artistique, des formes musicales, des poèmes, dont l’usage a persisté jusqu’à aujourd’hui dans la capitale Zeiyyanide, Tlemcen.
Non seulement l’Algérie n’était pas une « Terra nullius », elle était même une terre féconde. Oufriha a écrit cette trilogie pour détruire explicitement le mythe colonial. Elle réussit un travail extraordinaire que Mohamed Cherif Sahli appelait de ses vœux, décoloniser l’écriture de l’histoire en réalisant une révolution copernicienne. Pour nous, pour notre histoire, Oufriha vient de la faire ou de contribuer grandement à la faire. Oui, l’Algérie actuelle correspond bien à une continuité historique stable sur un territoire aux contours similaires selon les époques. Non, l’Algérie n’est pas une création coloniale et le sud était bien relié au nord par un maillage de routes commerciales qui aboutissait aux ports méditerranéens dont Honein. Oui, l’économie du Maghreb a permis d’établir des Etats berbères disposant de suffisamment de finances pour entretenir un Etat et ses institutions. Oui, le développement de ces Etats berbères s’est déroulé à travers des crises successives qui ont obligé les savants maghrébins à le penser différemment et offert à Ibn Khaldoun les matériaux qui lui ont servi pour fonder l’histoire comme science. Oui sur ces deux Etats ont pesé des circonstances internationales qui ont permis leur naissance ou déterminé leur mort.
Ces ouvrages sont des livres scientifiques destinés aux travailleurs de la science. Il reste aux philosophes de traduire l’extraordinaire dimension de cette trilogie dans une compréhension des chemins historiques de notre Nation et de notre histoire. Il reste surtout à encourager romanciers, bédéistes, cinéastes, documentaristes à puiser dans le foisonnement des informations fournis par cette trilogie pour en livrer les histoires individuelles parlantes et significatives en fonction des catégories d’âges ou des catégories sociales.
Bref, il faut faire en sorte que la science de ces livres soit transformée en culture. Alors notre jeunesse saura que notre histoire n’a pas été une longue parenthèse scientifiquement et culturellement muette entre les deux colonisations romaines et françaises, Ibn Khaldoun, au moins, en faisant foi bien plus haut que ce qu’elles ont pu produire.
Fatima Zohra Bouzina Oufriha
La vie culturelle au temps du royaume Zeiyyanide - Fatima Zohra Bouzina Oufriha –ENAG Editions – Alger 2017 – 289 pages.600 da.
Source : Horizons du04 avril 2018
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