«Pour écrire La Punition, pour oser revenir à cette histoire, en trouver les mots, il m’aura fallu près de cinquante ans. » Ce sont là les derniers mots du récit que Tahar Ben Jelloun vient de publier chez Gallimard. Et ils sont simples et directs comme un coup de poing. Aussi efficaces que l’écriture mate et sans emphase que l’écrivain a adoptée pour dire cette punition qui fut infligée à quatre-vingt-quatorze étudiants, en 1965. Dix-neuf mois de détention où chaque jour rimait avec humiliations, vexations, mauvais traitements, manœuvres ou travaux absurdes et inutiles, imposés de façon purement arbitraire à des jeunes dont le crime était d’avoir manifesté pacifiquement dans les rues des grandes villes du Maroc, d’avoir cru que la pratique démocratique n’était pas réservée à l’Occident mais avait aussi du sens sous le soleil du Maghreb. C’est le général Oufkir qui est alors aux commandes, celui-là même qui fut responsable des actes de torture qui tuèrent l’opposant Mehdi Ben Barka. C’est lui qui impose cet exercice du pouvoir dans toute l’étendue de sa vaine mais néanmoins terrible cruauté.
Pour le lecteur, plongé avec effroi dans cet univers quasi-concentrationnaire, la dimension autobiographique du récit n’est pas affirmée d’emblée. Il peut penser que l’écrivain a recueilli les témoignages de ceux qui subirent cette punition pour les restituer à la première personne. Que le narrateur ne se confond pas nécessairement avec l’auteur. Mais les dernières lignes ne laissent plus planer le doute. Ben Jelloun a bien traversé cette épreuve, et peut-être n’a-t-elle pas été étrangère à l’engagement artistique et littéraire qui a été le sien, depuis le jour où il a enfin retrouvé la liberté.
Pourquoi avez-vous décidé d’écrire ce livre aujourd’hui, si longtemps après les faits ?
Je crois qu’il y a à cela deux raisons. La première est que je voulais que les Marocains sachent ce qu’a été le Maroc de mes vingt ans. Aujourd’hui, on y jouit d’une certaine liberté, on peut s’exprimer sur quantité de sujets, des associations des droits de l’homme veillent. Mais c’était loin d’être le cas à l’époque où l’on pouvait se faire arrêter pour avoir simplement manifesté pacifiquement. La deuxième raison concerne les attaques que j’ai subies. On a prétendu que j’étais un serviteur du Palais, que j’y avais mes entrées. Jusque-là, je n’avais pas voulu brandir cette expérience comme un brevet de militantisme. Même si elle avait été extrêmement douloureuse : l’incertitude sur la durée de la détention, les humiliations psychologiques, l’extrême dureté des conditions matérielles, c’est très éprouvant de vivre ça à vingt ans. Ça peut vous briser, vous faire perdre la foi dans l’avenir. Et puis advient ce coup d’État du 10 juillet 1971. Ce sont ceux-là même qui nous ont fait vivre ce calvaire qui l’ont fomenté et c’est une véritable tragédie qui s’accompagne d’une centaine de morts. Je suis bien placé pour savoir ce qu’ils auraient fait de notre pays si leur coup d’État avait réussi, sous quelle impitoyable dictature nous aurions basculé.
Compte tenu du caractère brûlant de ce que vous racontez, pourquoi n’avez-vous pas souhaité le faire plus tôt ?
Il est vrai que j’ai longtemps gardé des séquelles de cette terrible expérience, ne serait-ce que dans les insomnies qui ont été mon lot. Mais ça ne venait pas, mon écriture ne me menait pas vers ça, ou seulement par quelques bribes qui apparaissaient ici ou là, dans certains de mes romans.
On est frappé par la précision de ce que vous relatez. Avez-vous relu des documents, ou des témoignages relatifs à cette époque avant d’écrire votre récit ?
Non, pas du tout. Ma mémoire m’a fait ce cadeau-là, de me restituer cette expérience avec une extraordinaire précision. Je n’ai pas eu besoin de mener d’enquête, juste de vérifier l’exactitude de certaines choses, des noms surtout. Peut-être l’écriture a-t-elle agi comme thérapie. Peut-être les insomnies qui m’accompagnent depuis si longtemps vont-elles progressivement disparaître…
Vous faites référence aux « punis du roi » dont vous faisiez partie avec tous ceux dont le matricule commence par 103 000. De quoi s’agit-il ?
Rien n’est écrit, mais la mise au pas, le redressement, la punition, ont sans doute été dictés par le roi qui avait dû demander qu’on nous donne une leçon. Il n’était pas tolérable que des jeunes soient en rébellion. On nous percevait comme des « fils de famille » qu’il fallait mettre au pas. Parmi ces punis du roi, il y avait aussi par exemple un ingénieur agronome qui avait refusé un poste qu’on lui « proposait ». Il a passé deux ou trois mois avec nous avant de finalement rejoindre son poste.
Vous évoquez à plusieurs reprises les références littéraires et cinématographiques dont votre tête est pleine et qui vous aident à tenir.
Oui, c’est vraiment ce qui m’a permis de résister, ce qui m’a donné l’énergie et l’envie de ne pas me faire tuer. Je me repassais des films dans la tête, les images défilaient avec leurs dialogues ; comme cette scène de l’arrivée de l’aviateur dans La Règle du jeu de Jean Renoir. La femme qu’il aime ne vient pas l’attendre. Et cela se mélangeait avec le souvenir de la fille dont j’étais amoureux et qui m’avait quitté. Il y avait aussi Léo Ferré chantant Aragon, « Est-ce ainsi que les hommes vivent ? », qui m’accompagnait beaucoup. Tout cela me permettait de m’évader et donc de tenir.
Un livre en particulier va avoir un rôle majeur : Ulysse de James Joyce.
Oui, c’est un livre épais que mon frère m’a envoyé ; il fait 900 pages et c’est ce qui me ravit au début. Je me plonge dedans, je n’y comprends pas grand-chose mais je me régale. L’histoire se passe à Dublin et c’est le récit d’une journée dans la vie de Leopold Bloom. Cet incroyable pari littéraire m’a non seulement donné l’envie d’écrire, mais m’a également ouvert des portes dans l’écriture : il m’a apporté la liberté et l’audace, celle d’aller jusqu’au bout d’une idée qui peut paraître folle. Par la suite, je l’ai relu et plus d’une fois. C’est un livre qui a beaucoup compté pour moi.
Vous écrivez que l’idée du suicide vous a traversé l’esprit.
Oui, mais une seule fois. Je me souviens d’un poète français qui disait vivre « la mort en bandoulière », c’est-à-dire envisager le suicide comme une liberté possible si l’on ne veut pas courber la tête, si aucune autre solution n’est possible. Je ne voulais pas faire la guerre contre l’Algérie, cela me paraissait impensable de prendre les armes contre un pays frère. Et comme on nous faisait vivre sous la menace permanente, cette option m’a traversé l’esprit.
Un personnage connu, que vous serez amené à côtoyer plus tard, joue également un rôle dans votre détention : Régis Debray.
Un de nos camarades avait réussi à dissimuler une radio qu’il nous louait de temps en temps. Comme je voulais savoir ce qui se passait dans le monde, je la louais quand j’en avais les moyens et un jour, je tombe sur une nouvelle qui concerne un jeune philosophe français arrêté en Bolivie parce qu’il est l’ami de Che Guevara, et condamné à mort. J’ai d’emblée une grande sympathie pour lui et m’identifie fortement à lui. Je rencontrerai Debray des années plus tard chez notre éditeur commun François Maspero et je lui raconterai le rôle qu’il a eu dans ma vie à son insu.
Comment votre livre est-il reçu au Maroc ?
C’est encore tôt pour le dire, mais il démarre très bien, beaucoup de journaux, radios et télévisions me sollicitent. Je crois qu’il suscite beaucoup d’étonnement et de surprise.
Par Georgia Makhlouf
2018 - 03
http://www.lorientlitteraire.com/article_details.php?cid=33&nid=7166
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