La politique algérienne du général de Gaulle est un sujet de multiples controverses, notamment sur ce qu’il voulait faire avant son retour au pouvoir en juin 1958 : de quand datait sa conviction que l’Algérie ne pourrait pas rester française ? Et savait-il alors où il en arriverait moins de quatre ans plus tard ? Il a répondu à cette question sur son analyse du problème algérien dans ses Mémoires d’espoir : « Il va sans dire que je l’abordais sans avoir un plan rigoureusement préétabli. Les données en étaient trop diverses, trop complexes, trop mobiles, pour que je puisse fixer exactement à l’avance les détails, les phases, le rythme de la solution. En particulier, comment savoir, alors, quels Algériens pourraient et voudraient s’y prêter en fin de compte ? Mais les grandes lignes étaient arrêtées dans mon esprit (...). » [1]
Si donc il n’est pas douteux que l’indépendance de l’Algérie était le terme prévu à plus ou moins long terme dès cette date, il n’en est pas moins dangereux de prêter au Général un scénario préétabli ne laissant rien à l’improvisation. On sait que De Gaulle a recherché très tôt le contact avec Ferhat Abbas par l’intermédiaire de l’ancien président de l’Assemblée algérienne Abderrahmane Farès (devenu un agent d’influence du FLN), auquel il demanda dès la fin mai 1958 d’entrer dans son propre gouvernement, mais Abbas lui en refusa l’autorisation au nom du FLN. Mais De Gaulle voulait-il pour autant remettre l’Algérie sur un plateau d’argent au GPRA dès son retour au pouvoir ? Il y a des raisons d’en douter, et notamment ce que l’on appelle « l’affaire Si Salah ». Nous l’aborderons en enchaînant deux approches : d’abord l’histoire des faits, puis l’historiographie, ou histoire de leur mémoire écrite.
Mais les deux sont intimement liées, puisque l’affaire Si Salah ne sortit de l’ombre que durant l’été 1961, en conséquence du procès du général Challe. En effet, l’ancien commandant en chef en Algérie, jugé pour avoir pris la tête du « putsch des généraux » le 22 avril 1961, invoqua brièvement parmi ses raisons la négociation qui avait failli réussir au printemps 1960 avec le chef de la wilaya IV, Si Salah, et qui lui avait laissé la conviction que la victoire était à portée de la main. Ce qui, suivant plus d’un auteur, aurait sauvé la tête du général Challe [2]. A la suite de quoi de nombreux articles parurent dans la presse pour raconter « la vérité sur l’affaire Si Salah » au moment où l’OAS commençait à mobiliser l’opinion contre la politique de négociation avec le GPRA entreprise par le gouvernement français depuis quelques mois. C’est alors que le conseiller du président de la République Bernard Tricot, mis en cause dans plusieurs de ces articles, obtint de rédiger une réponse à une question écrite du sénateur Jacques de Maupeou, qui fut présentée au Sénat, le 17 octobre 1961, par le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe. Mais elle ne put empêcher une autre interprétation de s’imposer peu à peu dans une partie de l’opinion publique.
L’histoire de l’affaire Si Salah
Plusieurs faits majeurs ont contribué à la gestation de cette affaire. D’abord l’offre de « paix des braves » proposée le 23 octobre 1958 par le Général [3], et l’utilisation qui en fut faite par les militaires français. Il en résulta des purges sanglantes ordonnées par le colonel de la wilaya IV, Si M’hamed, mais aussi la diffusion dans le maquis de l’idée suivant laquelle "De Gaulle (serait) un interlocuteur sincère, secrètement acquis à l’idée de l’indépendance de l’Algérie" [4]. Cette crise du moral fut encore aggravée par le début du plan Challe, qui s’appesantit sur les monts de l’Algérois d’avril à juin 1959. Mais l’engagement du général de Gaulle en faveur de la politique d’autodétermination à partir du 16 septembre 1959, puis surtout la fermeté de sa résistance aux pressions lui demandant d’y renoncer pour mettre fin à la semaine des barricades d’Alger du 24 janvier au 1er février 1960, retinrent toute l’attention des chefs de la wilaya IV. Selon le journaliste Claude Paillat, c’est le 20 janvier que trois des cadres dirigeants de cette wilaya, Lakhdar, Abdelhalim et Abdellatif, auraient décidé de chercher à obtenir un cessez-le-feu [5]. Au même moment, le Conseil national de la révolution algérienne se sépara à Tripoli, après avoir décidé de renvoyer les officiers venus de l’intérieur vers leurs wilayas d’origine, parce que la guerre risquait d’être perdu si l’intérieur ne recevait aucun secours de l’extérieur [6].
C’est en mars 1960 que trois visiteurs anonymes contactèrent le cadi de Médéa, Abdelkader Marighi. Le 17 mars, ils lui remirent un message écrit : « Le porteur de ce message est habilité à porter à votre connaissance ce qui suit. Des officiers de l’ALN, exprimant théoriquement des vues d’une grande partie des maquis et représentant officiellement un fort contingent de combattants, veulent étudier les moyens de réaliser l’entente entre ceux qui, dans chaque camp, se battent véritablement sur les fronts politiques et militaires pour l’émancipation de l’Algérie » [7]. Le cadi, ayant consulté le procureur général d’Alger Robert Schmelck, se rendit par avion à Paris le 18 mars 1960 pour transmettre le message au ministre de la Justice Edmond Michelet, qui rendit compte au Premier ministre Michel Debré, qui rendit compte au Président de la République. Les deux responsables de la politique de la France décidèrent d’accepter la négociation, en envoyant deux représentants à Médéa : le colonel Mathon, membre du cabinet militaire de Michel Debré, et Bernard Tricot, membre du cabinet du président de Gaulle [8].
Le 23 mars, le général Roy, commandant la zone de Médéa, et le préfet du département, M. Cayssial, furent convoqués à Alger par le Délégué général Delouvrier et le commandant en chef Maurice Challe. Ils furent informés de la venue pour le 28 mars des deux représentants du Premier ministre et du président de la République. L’entrevue eut lieu à l’aube à la préfecture de Médéa. Le cadi introduisit trois musulmans en civils, et l’entrevue dura une heure et demi, le temps de confirmer l’intention de mettre fin à la guerre par la « paix des braves ». Un deuxième rendez-vous eut lieu le 31 mars à la même heure. L’entrevue se passa bien, mais le prochain rendez vous ne fut pas fixé, pour donner le temps aux trois négociateurs d’élargir leurs contacts aux wilayas voisines. La prochaine rencontre eut lieu le 31 mai [9].
Jusque là, les trois interlocuteurs algériens étaient conduits par Si Lakhdar, adjoint politique du chef politico-militaire de la wilaya IV, Si Salah. Mais le 15 avril, un message radio de Si Salah au GPRA, intercepté par le Bureau d’études et de liaisons de l’état-major de l’armée française, aurait exprimé d’une manière à peine voilée la rupture de Si Salah, qui se sentait de plus en plus abandonné par l’extérieur, avec l’autorité suprême du FLN-ALN [10].
Le 6 mai, un jeune officier de l’ALN de Médéa, Ali Madaoui, arrêté et torturé par son supérieur, s’évade et se rend à l’armée française. Convaincu par le colonel Drion, il change de camp (au point de rejoindre l’OAS en 1962 [11]...). Le lendemain 7 mai, le capitaine Abdellatif est capturé par le même colonel ; le général Roy le fait discrètement libérer. Le contact est repris par le capitaine avec le cadi le 20 mai, et une nouvelle réunion se tient à la préfecture de Médéa le 31 mai, entre les mêmes interlocuteurs. Après la rencontre, le colonel Mathon met au point avec le colonel Jacquin, qui suit l’affaire de près en tant que patron du Bureau d’étude et de liaison (BEL) les modalités du cessez-le-feu qui vient d’être discuté avec les représentants de la wilaya IV : dépôt des armes dans les gendarmeries, reclassement des anciens djounoud (combattants) dans les harkas, la gendarmerie, etc, ou dans les centres de formation professionnelle, ou pour certains dans l’administration, exil imposé aux « tueurs » pour se faire oublier à l’étranger pendant quelques années. Il est aussi décidé d’étendre le cessez-le feu par des contacts avec les wilayas voisines : la V (Oranie, dont une bonne partie s’est rattachée à la IV), la VI (Sud Algérois) et la III (Kabylie) dont est originaire Si Salah. Puis le 2 juin, toujours à Médéa, une nouvelle rencontre entre les mêmes partenaires aboutit à un projet de voyage à Paris pour rencontrer de hautes personnalités [12].
Le 9 juin, Tricot et Mathon reviennent pour emmener à Paris leurs partenaires de négociation. A leur grande surprise, Si Lakhdar leur présente deux nouveaux interlocuteurs : le chef politico-militaire Si Salah, et son adjoint militaire Si Mohammed. Informé d’urgence, le général de Gaulle décide de les recevoir lui-même. Les invités sont hébergés dans un pavillon écarté du château de Rambouillet. Le soir du 10 juin, ils sont conduits à l’Elysée avec Mathon et Tricot, qui ont déjà rendu compte au Premier ministre et au président de la République. Charles de Gaulle les attend à son bureau ; les trois Algériens lui font le salut militaire au garde à vous. L’entretien est relativement bref. Selon Claude Paillat, « le général prend acte des propositions de ses visiteurs, les félicite de vouloir mettre fin aux combats, Mais il ajoute que la wilaya IV ne représente qu’une partie de l’Algérie, et que ce qui importe c’est que le feu cesse partout. Dans quelques jours, il va donc s’adresser au GPRA. S’il n’obtient pas la réponse voulue, on passera alors à l’exécution du plan convenu. Puis le général donne un rapide résumé de son prochain discours ». Les Algériens ne font pas d’objection. Pourtant Si Salah demande à rencontrer Ben Bella, ce que le Général lui refuse. Au moment de se séparer, il leur fait part de son espoir de les revoir et ajoute : « Vous comprendrez que je ne puisse encore vous serrer la main... mais la prochaine fois... » [13] Les visiteurs reprennent le même chemin, et sont de retour à Médéa le 11 juin. Ils sont encore contents, mais se disent déçus que le Général ne leur ait pas serré la main en les congédiant.
Cependant, le soir du 14 juin, le général de Gaulle prononça une nouvelle allocution radio-télévisée. Après un bilan détaillé de toute l’œuvre accomplie depuis deux ans, il évoqua enfin la politique d’autodétermination de l’Algérie, en disant que « jamais on ne fut plus près d’aboutir à une réelle solution ». Et dans le troisième paragraphe consacré à ce sujet, il déclara : « Une fois de plus je me tourne, au nom de la France, vers les dirigeants de l’insurrection. Je leur déclare que nous les attendons ici pour trouver avec eux une fin honorable aux combats qui se traînent encore, régler la destination des armes, assurer le sort des combattants. Après quoi, tout sera fait pour que le peuple algérien ait la parole dans l’apaisement. La décision ne sera que la sienne. Mais je suis sûr, quant à moi, qu’il prendra celle du bon sens : accomplir, en union avec la France et dans la coopération des communautés, la transformation de l’Algérie algérienne en un pays moderne et fraternel » [14].
Cet appel, qui officialisait l’abandon de l’option « francisation » par le président de la République, suscita une réaction immédiate des partisans de l’intégration, qui formèrent le Front de l’Algérie française (FAF) dès le 15 juin à Alger, et s‘exprimèrent lors du colloque de Vincennes en métropole. Mais pendant ce temps, le 18 juin, une nouvelle rencontre eut lieu à Médéa entre Bernard Tricot, le colonel Mathon, le colonel Jacquin, d’une part, Si Salah et Si Lakhdar de l’autre, pour préparer le voyage de Si Salah en Kabylie. Celui-ci se montra inquiet, mais pourtant convaincu que le GPRA éluderait toute négociation sincère. Enfin le 21 juin, il partit avec le colonel Jacquin. A Blida, il posta trois lettres destinées à trois journaux, puis il passa par le mess des officiers de Tizi-Ouzou avant de rejoindre le maquis. Selon le colonel Jacquin, il serait arrivé au PC de la wilaya III le 16 juillet [15]. Le 18, il envoya une dernière lettre au cadi de Médéa.
Mais pendant ce temps, la rumeur d’une réponse positive du GPRA à l’appel du 14 juin avait touché Alger dès le 18 juin, et le 20, elle fut confirmée par le communiqué suivant : « Le président de la République française au nom de la France vient de réaffirmer d’une manière explicite le droit du peuple algérien à l’autodétermination. Au terme de cette déclaration, la décision finale appartient au peuple algérien. Le Gouvernement provisoire de l’Algérie algérienne est persuadé que si l’organisation du référendum était entourée de toutes les garanties de sincérité indispensables, le choix du peuple algérien se porterait, sans aucun doute, sur l’indépendance. (...) Le GPRA constate que la position actuelle du président de la République française, tout en constituant un progrès par rapport à ses positions antérieures, reste cependant éloignée de la sienne. Néanmoins désireux de mettre fin au conflit et de régler définitivement le problème, le GPRA décide d’envoyer une délégation présidée par M. Ferhat Abbas pour rencontrer le général de Gaulle. Il dépêche un responsable à Paris pour organiser les modalités du voyage » [16].
Cette annonce causa un choc psychologique, aussi bien chez les partisans de l’Algérie française que chez ceux de la paix négociée. Du 25 au 29 juin, deux émissaires du GPRA, Ahmed Boumendjel et Mohammed Benyahia, chargés de préparer le voyage de son président Ferhat Abbas, furent reçus à la préfecture de Melun par le secrétaire général pour les affaires algériennes, Roger Moris, par le général de Gastines et par le colonel Mathon. Mais le 29 juin, faute d’accord sur le but de la rencontre, le général de Gaulle les renvoya à Tunis.Le 4 juillet, le GPRA fit connaître que la venue en France de sa délégation « ne lui paraît pas opportune dans les circonstances actuelles ». Et le 5 juillet, dans un discours prononcé à Tunis, Ferhat Abbas déclara que « l’indépendance ne s’offre pas, elle s’arrache ».
Mais dès le 30 juin 1960, une directive lancée par le commandant Mohammed au nom du conseil de la wilaya IV avait ordonné une « offensive militaire de grande envergure », accompagnée d’une « campagne politique », développant des thèmes tels que le « rappel de notre doctrine révolutionnaire », les « succès militaires par l’ALN à l’intérieur et les victoires diplomatiques remportées par le GPRA à l’extérieur », ainsi que des slogans tels que « « La révolution algérienne triomphera : vive le GPRA » [17]. Selon des renseignements recueillis par le 2ème bureau français [18], dès le 22 juin, Si Mohammed se serait entendu avec le lieutenant Lakhdar (Bouregaa) pour arrêter le commandant Si Lakhdar (Bouchemaa) et le faire exécuter. Le 14 juillet, il dissout le conseil de wilaya et le remplaça par un « Comité militaire d’exécution et de coordination » (CMCE). Abdellatif tenta de sauver sa vie, mais il fut confondu par des documents du BEL, condamné à mort et exécuté le 11 août. Abdelhalim subit le même sort le 16 septembre. Le même jour, Si Salah fut arrêté à son retour de la wilaya III, mais il fut épargné pour aller rendre des comptes au GPRA. L’affaire Si Salah avait donc échoué, en même temps que les vains pourparlers de Melun.
Mais pourquoi ces derniers pourparlers avaient-ils échoué ? La presse de l’époque et les Mémoires des principaux acteurs ne permettent qu’une seule explication : parce que le général de Gaulle n’avait pas voulu discuter d’autre chose avec les envoyés du GPRA que des conditions qui avaient déjà été acceptées par Si Salah : « trouver avec eux une fin honorable aux combats qui se traînent encore, régler la destination des armes, assurer le sort des combattants ». Durant les entretiens de Melun, suivant les Mémoires de Michel Debré [19], le général de Gaulle fut impatienté plus vite que lui par l’attitude des délégués du GPRA, et décida avant lui de les renvoyer à Tunis. Pierre Racine, alors chef de cabinet du Premier ministre, a confirmé cette analyse dans une note sur « le malentendu à Melun », dans lequel il a souligné que la presse française favorable au GPRA avait faussé le déroulement de la négociation en faisant croire que De Gaulle en attendait autre chose qu’une capitulation militaire [20]. Michel Debré indiquait plus loin que « en juillet, le Général a traversé une période de dépression. « Heureux le soldat mort au soir d’une victoire ! » Il m’a récité ce vers alors que dans la voiture découverte, je l’accompagne vers les Champs-Élysées où il doit présider le défilé de la fête nationale » [21]. Dans ses Entretiens avec le général de Gaulle, son ancien Premier ministre a rappelé : « En juin 1960, j’ai regretté l’interruption des premières négociations avec les représentants de la rébellion à Melun et la position alors trop intransigeante du Général : il avait alors le sentiment d’avoir en face de lui des irresponsables et a obstinément refusé d’engager des négociations politiques. Il voulait, avant toute chose, obtenir un cessez-le-feu, puis, après le cessez-le-feu, que les Algériens soient maîtres de leurs décisions. (...) C’est lui qui décida d’interrompre ces premières conversations » [22]. Et il ajoutait ceci : « A un conseil des ministres du mois de juillet 1960, évoquant la situation de l’Algérie, le Général dit : « Nous sommes dans une période de ‘mouise’ ». Gêné d’avoir à abandonner les Français d’Algérie, et d’une manière générale un territoire jusqu’alors français, il hésite à partir et me fait part de ses intentions. Le 17 octobre 1960, suite à un entretien où je l’ai trouvé très déprimé, je lui adresse une lettre (...) . Je suis allé le voir à Colombey le dimanche suivant, (...) animé des mêmes intentions : dire au Général qu’il devait impérativement rester, et ce malgré le sentiment que l’indépendance de l’Algérie était désormais inéluctable et que ce n’était pas à lui, le général de Gaulle, de la réaliser. Je me souviens lui avoir dit ce jour-là : « Si ce n’est pas vous, ce ne sera personne. L’Algérie sera un cancer pour la France » [23]. Ainsi semoncé par son Premier ministre, et confronté aux deux « meutes ennemies » qu’étaient les partisans de l’Algérie française et ceux de l’alignement sur les positions du FLN [24], De Gaulle décida de relancer sa politique de négociation à partir du 4 novembre 1960.
L’historiographie de l’affaire Si Salah
Une fois dépassée par le cours des événements, la mémoire de l’affaire Si Salah continua de vivre, en étroite relation avec l’évolution de la politique gaullienne vers des solutions refusées en juin 1960. Les archives de Bernard Tricot, maintenant conservées aux Archives nationales, permettent de retracer précisément cette évolution [25].
Cette affaire fut d’abord couverte par le secret, ordonné par le général de Gaulle. Mais en novembre, alors que le Général avait relancé sa politique algérienne sur de nouvelles bases (« la République algérienne, laquelle existera un jour, mais n’a encore jamais existé ! »), la multiplication des révélations faites par des prisonniers ou des ralliés de la wilaya IV rendait impossible la conservation de ce secret. Le 18 novembre, un message postalisé « très secret » proposa d’en faire une révélation partielle, suivant un scénario détaillé. A aucun moment le rôle du général de Gaulle n’y était mis en question. Une note de Bernard Tricot, datée du 25 novembre, précisait que ce message lui avait été présenté par le colonel Pépin Le Halleur, adjoint du colonel Jacquin au BEL, accompagné du colonel Mathon.
Cependant, dès le 19 janvier 1961, une rubrique de l’hebdomadaire Juvénal, intitulée « Le panier de crabes », faisait allusion à cette affaire. Puis le 1er mai 1961, peu après l’échec du putsch des généraux, une note à l’attention du général de Gaulle suggéra de faire divulguer toute l’affaire par un « journaliste sérieux ». Mais c’est le général Challe, comme on l’a dit, qui révéla sa version des faits lors de son procès le 29 mai 1961 : « Avant mon départ d’Algérie, les conversations avaient commencé avec la wilaya IV (...) Par la suite, les conversations ont abouti dans une certaine mesure, dans une bonne mesure même, et finalement le 11 juin [26], trois des chefs de la wilaya se présentaient à l’Elysée devant le général de Gaulle. Le 12, le SO Bretagne qui les avait amenés rejoignait Alger et les chefs de la wilaya annonçaient leur intention de mettre le plan prévu en application. Pratiquement, c’était la Paix des Braves qu’avait demandée le chef de l’Etat... (...) Et Si Salah rentre en Kabylie pour aller voir Mohand Ou el Hadj qui lui avait presque promis de se joindre à lui en cas de demande de paix... » [27]. Le procureur général Besson, qui deux jours plus tôt avait dû résister à de fortes pressions du ministre de la Justice Edmond Michelet pour qu’il requît la peine de mort [28], réagit énergiquement en annonçant que le moment venu il demanderait le huis clos pour entendre « les personnalités qui pourront déposer sur les faits avancés par l’accusé » [29]. Trois témoins furent convoqués par le président Patin (Paul Delouvrier, le général Nicot, et le colonel Jacquin), mais le lendemain et le surlendemain, nul ne demanda leur audition, comme si un accord avait été passé pour éviter ce sujet en échange d’une relative indulgence du tribunal.
A la suite de cet incident, de nombreux articles de presse évoquèrent cette affaire, par exemple dans France-Soir du 2 juin 1961 (« La vérité sur l’affaire Si Salah, par Serge Maffert), et dans Paris-Presse-L’intransigeant (« Le secret du cas Challe »). Plus inquiétant pour le gouvernement, L’esprit public n° 22, de juillet-août 1961, organe officieux de l’OAS, consacra une double page à l’affaire Si Salah, illustrées par une photographie de Bernard Tricot, comme des publications clandestines de l’OAS, notamment le tract dactylographié de 6 pages serrées, « La vérité sur l’affaire Si Salah » [30], et celui intitulé « Vive la France - Organe de combat de l’OAS métropolitaine, n°1, 15 août 1961, contenant un article intitulé « la suppression des témoins gênants ». En effet, Si Salah avait trouvé la mort en Kabylie lors de l’interception du convoi qui le menait vers la Tunisie le 20 juillet 1961, et si Mohammed avait été tué par l’assaut du 11ème régiment de choc contre la maison qui l’abritait à Blida le 7 août 1961. Tous les témoins algériens étant morts, il était tentant d’affirmer que De Gaulle avait voulu supprimer tous ceux qui auraient pu témoigner de sa trahison.
C’est alors que Bernard Tricot rédigea une « note à l’intention du général de Gaulle », datée du 20 septembre 1961, dans laquelle il jugeait opportun de saisir l’occasion offerte par une question orale du sénateur républicain indépendant Jacques de Maupeou demandant au Premier ministre « s’il est exact que trois responsables politiques de diverses zones de la rébellion algérienne -Si Salah, Si Mohammed et Si Lakhdar - désireux de déposer les armes, sont venus à Paris et ont été reçus à l’Elysée, au mois de juin 1960 ; et, dans l’affirmative, pourquoi le gouvernement n’a pas accepté de donner suite à des propositions susceptibles de mettre fin aux combats et de ramener la paix en Algérie ». La réponse fut préparée minutieusement par Bernard Tricot, qui corrigea sa première rédaction après un entretien téléphonique du 29 septembre avec le colonel Mathon. Son texte, portant encore quelques corrections supplémentaires de détail, fut présenté en réponse au sénateur de Maupeou par le ministre des Affaires algériennes Louis Joxe le 17 octobre 1961.
Le ministre commença par reconnaître le fait qu’ « une possibilité a paru s’offrir, au printemps 1960, d’aboutir à un cessez-le-feu partiel avec certains chefs rebelles en Algérie », puis il justifia le secret longtemps gardé : « Le secret était en effet indispensable, d’abord au cours des pourparlers et, ensuite, pour ne pas exposer à la vengeance les hommes qui avaient pris l’initiative d’entrer en rapport avec les autorités ». Et enfin, il justifia la levée de ce silence : « Le silence auquel était tenu le gouvernement a été exploité par des opposants devenus, pour certains d’entre eux, desinsurgés,quiontprésentéuneversiontendancieuseetfaussedesfaits.Les raisons de garder le secret ayant maintenant disparu depuis qu’ont été tués les chefs rebelles dont il s’agit, il devient possible de faire connaître ces faits ».
Suivait alors, sur un peu plus de deux colonnes du Journal officiel [31], l’exposé détaillé préparé par Bernard Tricot, conclu abruptement par une brève phrase : « Tels sont les faits ». Mais le sénateur demanda la parole pour dénoncer l’étouffement de l’affaire lors du procès du général Challe, et pour rectifier le compte rendu du ministre sur les sentiments des négociateurs algériens, qui auraient été au contraire « pas mal déçus » de voir le général de Gaulle repartir immédiatement à Colombey pour préparer son discours du 14 juin, qui avait tout fait manquer. En effet, à ce moment, « une seule voie pouvait s’offrir à la politique de l’Elysée : celle de la « paix des braves » qui avait jadis été offerte aux combattants, le 5 juin 1958, sur le forum d’Alger ». Mais « l’Elysée, par une aberration dont il lui faudra bien s’expliquer un jour, a choisi une autre voie : celle de négocier avec des exilés politiques, sans pouvoir effectif à cette époque. Plutôt que la politique d’arrêt des combats qui eût non seulement ramené les combattants dans le sein de la communauté française, mais eût fait s’effondrer par là même le GPRA alors sans consistance, on a préféré choisir la route humiliante de Melun, d’Evian et de Lugrin où chaque étape fut marquée par un nouvel abandon, tandis que les jeunes Français continuaient à mourir en Algérie. » Et de conclure : « Il fallait que ces choses, si graves soient-elles, fussent dites dans cette enceinte. Elles laissent peser sur le gouvernement de terribles responsabilités » . (Applaudissements à droite et sur quelques bancs à gauche.)
Le ministre Louis Joxe répondit alors en contestant que l’appel du président de la République à la paix pour l’ensemble de l’Algérie ait pu gêner en quoi que ce soit une action entreprise depuis des mois, et surtout que ces négociateurs aient été « des hommes prêts à se rallier. C’étaient des révolutionnaires parmi les révolutionnaires, qui étaient en désaccord avec d’autres membres du FLN et en désaccord, sans doute, avec le GPRA, mais c’étaient des hommes qui combattaient, non seulement dans l’esprit de la guerre, mais dans celui de la révolution ». Le sénateur reprit alors la parole pour préciser son propos : « Ce que j’ai voulu dire (...) c’est que l’amorce des pourparlers de Melun, les propositions du 14 juin, ont fait que ces hommes ont eu peur d’être trahis et que le gouvernement français ne poursuive pas les pourparlers commencés avec eux. C’est alors que Mohammed a pris peur, qu’il a fait cette purge au cours de laquelle il a fait tuer ses collègues. Vous dîtes que ces hommes étaient des révolutionnaires, mais c’étaient aussi des combattants, tandis que les révolutionnaires du GPRA avaient assez peu de représentativité ». Et de citer pour conclure le jugement sévère d’un ancien collaborateur du GPRA rallié, refusant de croire que le peuple algérien puisse être livré « à des bandits que l’on veut légaliser, à des condamnés de droit commun blanchis, enfin à des aventuriers ». C’est pourtant avec ceux-là que le gouvernement a choisi de traiter ! » (Applaudissements à droite.) Ainsi, la vision engagée de l’été et de l’automne 1961, caractérisée par l’ouverture et par l’échec provisoire des négociations entre le gouvernement français et le GPRA, venait fausser la mémoire d’un événement caractéristique de l’année 1960, produit d’un contexte tout différent.
Cependant, cette histoire ne s’arrêta pas là. Neuf ans après, en 1970, le général de Gaulle publia le premier et unique tome de ses Mémoires d’espoir quelques mois avant sa mort. Sa version de cet épisode était particulièrement décevante. Il y racontait les entretiens de Melun sans les replacer dans leur vrai contexte, et en gommant les vraies causes de leur échec : « On s’est séparé courtoisement, en marquant de part et d’autre l’intention de se retrouver » [32]. Quant à l’affaire Si Salah, elle se trouvait abusivement déplacée dix pages plus loin, au début des négociations de 1961 avec le GPRA : « Déjà, en juin 1960, les chefs de ce que les rebelles appellent la Wilaya IV, c’est-à-dire de l’Algérois, avaient demandé à traiter d’un cessez-le-feu pour leurs bandes. J’avais fait venir à Paris un grand secret et reçu moi-même avec égard ces délégués : deux « militaires » Si Salah et Si Lakhdar et un « politique » Si Mohammed [33]. M’ayant vu et entendu, ils s’étaient montrés très désireux d’arriver à un arrangement, très assurés d’entraîner dans la bonne voie la plupart de leurs camarades et, en dépit de mes mises en garde, très convaincus d’obtenir le consentement tacite des dirigeants du « front ». Il est vrai qu’après plusieurs mois d’allées et venues à travers les maquis et, sans doute, l’intervention de l’organisme suprême, le responsable « politique » avait fait assassiner les deux autres. Mais la tentative en disait long sur l’ébranlement moral que mes propositions suscitaient chez les combattants » [34]. Cette présentation tendancieuse et inexacte donnait l’impression de vouloir camoufler un échec personnel.
Deux ans plus tard, en 1972, Bernard Tricot publia une version plus détaillée et plus exacte, et il conclut ainsi son récit : "La vérité, c’est qu’il y avait une faille dans le principe même de cette affaire. Nos interlocuteurs souhaitaient la fin des combats, mais ils ne voulaient pas abandonner leurs frères. Pour concilier ces deux exigences, il leur fallait élargir leurs contacts, donc se donner du temps, mais c’était aussi accroître les risques, et ceux-ci se sont tragiquement réalisés" [35].
La même année, l’ancien officier Philippe Tripier publia un livre très bien informé, Autopsie de la guerre d’Algérie [36], qui rendait compte de l’affaire Si Salah d’une manière engagée mais conforme aux faits. Puis le journaliste Claude Paillat, auteur de livres très bien documentés sur l’histoire très récente grâce à ses nombreuses relations avec d’anciens militaires, hauts fonctionnaires et hommes politiques généralement de droite, affirma, d’après le général Jacquin, que « le BEL apprend, début juillet, et d’une source extrêmement sûre, que le chef du 2ème bureau de l’ALN, Ben Chérif, a reçu l’ordre de Krim Belkacem de se rendre en Algérie pour y « liquider » Si Salah et ses complices » [37].
Cinq ans plus tard, en 1977, le général Jacquin développa cette version dans son livre La guerre secrète en Algérie [38]. Mais il ajouta un élément nouveau : la négociation aurait été condamnée d’avance, à cause de la trahison du ministre de la Justice Edmond Michelet, qui aurait informé le vice-président du GPRA, Belkacem Krim, dès le 26 mars 1960, suivant une confidence faite beaucoup plus tard par Krim au général Jacquin. Cette thèse a été reprise dans un livre plus récent, celui de Pierre Montagnon (ancien officier passé à l’OAS), L’affaire Si Salah [39], paru en 1987. Et celui-ci vient de préfacer un nouveau livre de Guy Pujante (autre ancien membre de l’OAS), 10 juin 1960, la paix sabordée, de Gaulle et l’Algérie [40], qui reprend les mêmes affirmations.
En 1987, à l’occasion du colloque de Brive, Edmond Michelet ou la fidélité en politique, Charles-Robert Ageron avait présenté une communication sur « La question algérienne », dans laquelle il avait stigmatisé le livre de Pierre Montagnon, et rappelé que tous les témoins démentaient absolument cette « gigantesque mystification », mais sans effet. Pour ma part, j’avais lu avec intérêt le livre du général Jacquin, mais sans parvenir à y croire parce que d’après lui tous les héros du nationalisme algérien étaient autant de traîtres à leur cause [41]. En fin de compte, je n’y crois pas pour les raisons suivantes :
Les deux affirmations principales de la version attribuant la faillite de l’affaire Si Salah à la « trahison » d’Edmond Michelet n’ont, à ma connaissance, jamais été confirmées par des sources indépendantes du général Jacquin :
d’une part, la « trahison » de Si Salah par Edmond Michelet auprès de Belkacem Krim, dès le 26 mars 1960 [42] ; même si l’envoi de messages du cabinet d’Edmond Michelet au GPRA en 1960 est confirmé [43] ;
d’autre part, l’envoi en Algérie par ce dernier du commandant Benchérif, décidé le 15 avril, et réalisé courant mai au moyen d’une filière clandestine empruntant les avions de ligne entre Paris et Alger [44]. Mais cette chronologie ne concorde pas avec celle donnée en 1972 par Claude Paillat (« début juillet »).
Or, ces affirmations n’ont été confirmées par aucune autre source, ni française, ni algérienne :
L’existence de filières clandestines de transports par avion entre la France et l’Algérie est attestée dans le livre de Ali Haroun, La VIIème wilaya, la guerre du FLN en France [45], mais seulement à partir de janvier-février 1961, pour des fonds et des armes légères. Quant aux transports de cadres, ils ne sont attestés, à ma connaissance, que par les mémoires de Si Azzedine [46] racontant son retour à Alger pour y recréer une Zone autonome d’Alger au moment des accords d’Evian en mars 1962.
Les archives militaires françaises contiennent une carte [47] qui indique l’itinéraire de Ahmed Bencherif entre la Tunisie et la wilaya IV, où il fut capturé par l’armée française le 10 octobre 1960. Sont mentionnées les dates suivantes : fin février, échec de Tamesmida (tout au sud de la frontière algéro-tunisienne) ; 3 avril : Benchérif franchit le barrage avant ; 29 avril : Benchérif franchit le barrage arrière ; 28 août : Benchérif arrive à la wilaya IV. Ni les dates, ni le moyen de transport ne correspondent à celles affirmées par Henry Jacquin et Pierre Montagnon. Le départ de Benchérif suit une décision du CNRA de Tripoli (décembre 1959-janvier 1960) d’après laquelle les cadres venus des wilayas à l’extérieur devaient regagner leurs wilayas d’origine.
Aucun témoignage algérien n’explique le retournement de Si Mohammed à la fin de juin 1960 contre ses compagnons de voyage à Paris par l’arrivée de Benchérif qui eut lieu deux mois plus tard.
Enfin, le transfert de Benchérif en métropole sur l’ordre du ministre de la Justice Edmond Michelet, motivé par la crainte d’une exécution [48], n’était pas une preuve de « trahison », car après la rupture des négociations de Melun, le FLN avait riposté par deux exécutions de prisonniers français à l’extérieur, et par une reprise des attentats contre les civils français à l’intérieur (notamment dans la wilaya IV).
J’en ai donc conclu qu’il n’y avait aucune preuve permettant de retenir les accusations très graves portées contre Edmond Michelet. Des témoignages tels que celui des Mémoires de Ferhat Abbas, ancien président du GPRA, confirmaient que celui-ci n’avait rien su avant la rencontre de Melun, et qu’il n’avait pas reçu un long rapport accusateur de Si Salah avant le mois de juillet [49]. Et le récit détaillé de Mohammed Teguia dans sa thèse déjà citée prouve aussi que le revirement de Si Mohammed, dès la fin juin, ne devait rien à Benchérif. La reprise en main de la wilaya IV par Si Mohammed s’était donc produite sans intervention du GPRA. A la limite, même si le récit du général Jacquin avait été vrai, cela n’aurait strictement rien changé à l’échec de l’affaire Si Salah.
Mais brusquement, en octobre 2001, la lecture des Mémoires de Mohamed Harbi [50] est venue me faire douter de ce que je croyais savoir. Celui-ci écrivait en effet : « L’échec des négociations de Melun (27-29 juin 1960) au cours desquelles les plénipotentiaires du GPRA - Mohammed Benyahia, directeur du cabinet d’Abbas, et Ahmed Boumendjel, directeur du ministère de l’Information - apprirent, ébahis, de la bouche de leurs interlocuteurs français les contacts entre les chefs de la wilaya IV, dont le colonel Si Salah, et le général de Gaulle pour une « paix des braves », avait tétanisé nos dirigeants. » C’était la première fois qu’une source algérienne attribuait aux négociateurs français la responsabilité d’une fuite [51]. L’explication de l’échec par une « trahison » serait-elle finalement justifiée ?
Or les sources connues sur cette « affaire Si Salah » ont été récemment bouleversées par la thèse de Robert Davezac [52], soutenue en 2008 à Toulouse. Non seulement celui-ci a fait le point de tous les récits antérieurement connus, mais il en a trouvé deux autres qui n’avaient jamais été citées jusque-là : les articles du Monde et de L’Echo d’Alger. En effet Si Salah, après être revenu de Paris et avant de repartir pour essayer d’entraîner ses camarades de la wilaya III (Kabylie), avait envoyé un message à ces deux quotidiens, que Le Monde publia le premier, dans son numéro daté du 23 juin 1960, puis L’Echo d’Alger dans son numéro daté du même jour. Les deux journaux avaient reçu la même lettre à en-tête du FLN-Wilaya IV, postée de Blida le 21 juin à 18 h, et annonçant à dater du 15 juin une trêve des attentats concernant les civils aussi bien européens que musulmans [53]. Etant donné que les délégués du GPRA lisaient certainement Le Monde, ils ne pouvaient manquer d’en avoir été alertés et d’avoir cherché à en savoir plus à Melun.
Nous pouvons donc en tirer les conclusions suivantes :
Un fait d’une importance majeure a été oublié par presque [54] tous les auteurs qui ont écrit sur l’affaire Si Salah, bien qu’il ne fût nullement secret. C’est un phénomène d’amnésie collective extrêmement troublant, preuve qu’il démentait ce que l’on voulait croire.
Qui a trahi Si Salah ? A l’heure actuelle, nous pouvons répondre : Si Salah lui-même, qui n’a pas voulu agir en se cachant de ses camarades de combat, et qui avait plusieurs fois informé Tunis de ses intentions [55]. On peut seulement s’étonner que le GPRA n’en ait pas pris conscience plus tôt, mais son attention était accaparée jusqu’au printemps 1960 par une autre grave menace, l’affaire Zoubir (révolte d’un chef de la wilaya V, passé au Maroc, contre l’autorité de l’extérieur) [56].
De Gaulle n’a pas voulu provoquer l’échec de son accord avec la wilaya IV, puisqu’il a refusé toute discussion politique avec les émissaires du GPRA à Melun. Il s’en est tenu aux points sur lesquels il s’était accordé avec les chefs de cette wilaya, puis quand il a vu que le GPRA ne voulait pas en discuter, il a mis fin aux pourparlers avec l’intention de se retourner vers les wilayas de l’intérieur. Michel Debré a témoigné que le Général avait été très affecté par son échec pendant tout l’été et jusqu’en octobre 1960 [57]. Lui prêter l’intention de négocier seulement avec le GPRA à cette date, c’est une illusion rétrospective.
Cette conclusion pourra surprendre, tant elle va à l’encontre d’une interprétation de plus en plus fréquemment répétée. Mais est-il logique de supposer que de Gaulle aurait pu écarter délibérément la seule chance qui lui fut offerte de débarrasser la France du problème algérien en évitant à son armée une humiliation militaire (abandon sans défaite), et même en lui offrant la satisfaction d’une victoire ?
Mais l’interprétation anti-gaulliste continue sa progression, puisque l’on peut lire dans le livret d’une exposition de l’Union nationale des combattants en Afrique du Nord, pourtant bien informée dans l’ensemble, les lignes suivantes : « Si Salah, chef de la Wilaya 4, nous contacte en février 1960 pour se rendre, au nom de la paix des braves proposée par de Gaulle ; il affirme être suivi par environ 10.000 hommes des wilayas 3, 4, 5. Ce qui consacrerait l’écroulement de la rébellion et la victoire militaire. Avec deux adjoints, Si Mohammed et Lakhdar, Si Salah est reçu secrètement à l’Elysée le 10 juin par le général de Gaulle qui ne promet rien, et fait prévenir le FLN, car il ne veut traiter qu’avec des politiques. Si Mohammed prend peur et retourne au FLN ; Lakhdar est liquidé par celui-ci ; Si Salah est arrêté puis sera tué dans une embuscade française le 21 juillet 1961 ; le 10 juin [58] précédent, Si Mohammed avait été abattu par le 11ème Choc sur ordre exprès de Paris : il n’y aura plus de témoin de la rencontre de l’Elysée ! Cette trahison est une des raisons qui avaient décidé le général Challe à se lancer dans le putsch du 22 avril : c’est elle qui persuadera le procureur général Besson de ne pas requérir la peine de mort à l’encontre du général Challe, malgré les ordres reçus. Il y laissera sa carrière, mais pas son honneur ! » [59] Ainsi, les historiens ont encore beaucoup à faire.
Guy Pervillé
http://guy.perville.free.fr/spip/article.php3?id_article=284
[1] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, Paris, Plon, 1970, pp. 49-51.
[2] Pierre Montagnon, L’affaire Si Salah, Paris, Pygmalion, 1987, pp. 14-21.
[3] Dès ce moment, De Gaulle informa le général Salan qu’il pourrait faire recevoir des délégués de « l’organisation Ferhat Abbas », mais que « ils ne verront dans quelque coin de France que des représentants du commandement militaire. Ils ne seront admis à parler que du cessez-le-feu, et ce cessez-le-feu comportera nécessairement la remise des armes rebelles à l’autorité militaire ». Raoul Salan, Mémoires, t. 4, Paris, Presses de la Cité, 1974, pp. 155-156.
[4] Rapport de Si Salah au GPRA cité dans Claude Paillat, Dossier secret de l’Algérie, Paris, Le livre contemporain, 1961, pp. 252-255.
[5] Claude Paillat, Vingt ans qui déchirèrent la France, t. 2, La liquidation, Paris, Presses de la Cité, 1972, p. 554.
[6] Philippe Tripier, Autopsie de la guerre d’Algérie, Paris, La table ronde, 1972, p. 420 : « le CNRA adopta une motion solennelle reconnaissant que la partie serait perdue si l’on ne parvenait pas à introduire des renforts à l’intérieur dans le courant de l’année 1960 ».
[7] Pierre Montagnon, L’affaire Si Salah, Paris, Pygmalion, 1987, pp. 68-69.
[8] Claude Paillat, op. cit., pp. 554-558.
[9] Claude Paillat, op. cit., pp. 558-559.
[10] Texte complet reproduit par Claude Paillat, op. cit., pp. 560-562. Pourtant, selon Pierre Montagnon (op. cit., pp. 61-66), Si Salah aurait déjà rencontré personnellement le colonel Fournier-Foch à Lamartine, chez le bachaga Boualam, dès février 1960.
[11] Voir son livre, signé Rémy Madoui, J’ai été fellagha, officier français et déserteur. Du FLN à l’OAS. Paris, Le Seuil, 2004, 399 p.
[12] Paillat, op. cit., pp. 563-566.
[13] Paillat, op. cit., pp. 567-568.
[14] Charles de Gaulle, Discours et messages, t. 3, Avec le renouveau, pp. 228-229.
[15] Paillat, op. cit., p. 569.
[16] Paillat, Dossier secret de l’Algérie, op. cit., p. 442.
[17] Document reproduit en annexe, pp. 739-740, dans la thèse de Mohamed Teguia (ancien de la wilaya IV), L’Algérie en guerre, Alger, Office des publications universitaires, 1980 (récit de l’affaire Si Salah, pp. 538-556).
[18] SHAT 1 H 1243. Cité par Guy Pujante, 10 juin 1960, la paix sabotée, de Gaulle et l’Algérie, Coulommiers, Dualpha, 2009, p. 131.
[19] Cf. Michel Debré, Mémoires, t. 3, Paris, Albin Michel 1988, p. 253-257.
[20] « Le malentendu à Melun », note dictée en 1983 ou 1984, et publiée par Redha Malek, en annexe de son livre L’Algérie à Evian, histoire des négociations secrètes, 1956-1962, Paris, Le Seuil, 1995, pp. 387-393. Pierre Racine y met en cause notamment le rôle de Jean Daniel.
[21] Michel Debré, Mémoires, t. 3, p. 260 s.
[22] Michel Debré, Entretiens avec le général de Gaulle, 1961-1969, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 19-20.
[23] Ibid., pp. 20-22. PS : Le livre posthume de Georges Pompidou, Lettres, notes et portraits, (1928-1974), Paris, Robert Laffont, octobre 2012, pp. 308-312, récemment publié, confirme ce fait. Dans une lettre écrite au Général le 11 octobre 1960, il s’opposait à l’idée d’une démission : " La première qui vient à l’esprit, je ne la mentionne que parce que vous y avez fait allusion devant moi, serait votre propre renoncement. Cette hypothèse, mon général, doit être absolument exclue. (...) Aujourd’hui, la guerre d’Algérie qui a provoqué votre venue est là : votre départ aurait pour conséquences certaines le désordre, la guerre civile peut-être, la dictature en tout cas, de gauche ou de droite, ou les deux successivement : chaos, servitude, abaissement durable. (...) Votre renoncement serait donc un échec dont l’Histoire vous rendrait responsable comme des conséquences dramatiques qui en résulteraient".
[24] C’est la période où se multiplient les prises de position collectives à la gauche du général de Gaulle : colloque de Royaumont fin juin 1960, puis manifeste des 121 (4 septembre 1960) et manifeste des intellectuels français (octobre 1960).
[25] Archives de la Présidence de la République, fonds Solferino, conservées au CARAN, cote 5 AG1/1764.
[26] En réalité, le 10.
[27] Pierre Montagnon, op. cit., p. 17.
[28] Cf. l’intervention d’Olivier Dard au colloque Edmond Michelet, « Ministre de la Justice à l’heure de la guerre d’Algérie », Edmond Michelet, un chrétien en politique, Paris, éditions Lethielleux, 2011, pp. 133-136.
[29] Pierre Montagnon, op. cit., p. 18.
[30] Texte signé « La voix du maquis », citant Le Monde du 27 juillet 1951. Son ton exalté rappelle celui du catholique intégriste Robert Martel, qui hébergeait le général Salan à cette date.
[31] JORF, débats du Sénat, 1ère séance du 17 octobre 1961, questions orales, pp. 1158-1160.
[32] Charles de Gaulle, Mémoires d’espoir, t. 1, Le renouveau, 1958-1962, Paris, Plon, 1970, pp. 94-95.
[33] Faux : Si Salah était le chef politico-militaire de la wilaya, Si Lakhdar le responsable politique et Si Mohammed le militaire.
[34] Charles de Gaulle, ibid., pp. 104-105.
[35] Bernard Tricot, Les sentiers de la paix, Algérie 1058-1962. Paris,Plon, 1972, pp. 166-178. Il revint sur le même sujet dans ses Mémoires, Paris, Quai Voltaire, 1994, pp.113-118, où il conclut ainsi : "Aller dire que j’ai fait échouer tout cela est stupide et correspond bien à cette vue traditionnelle que les "rebelles" allaient venir demander l’aman, qu’ils étaient prêts à se mettre à genoux devant le grand chef. Ceux qui ont pensé cela se trompaient de siècle, voilà tout ! "
[36] Paris, Editions France-Empire, 1972, pp. 434-457.
[37] Claude Paillat, La liquidation, op. cit., p. 574 et note 18.
[38] Paris, Olivier Orban, 1977, 321 p.
[39] Paris, Pygmalion/Gérard Watelet, 1987, 187 p.
[40] Coulommiers, Dualpha, 2009, 393 p.
[41] Voir mon compte rendu dans l’Annuaire de l’Afrique du Nord, 1978, reproduit sur mon site internet http:/ :guy.perville.free.fr, rubrique Annuaire de l’Afrique du Nord 1978.
[42] Répété par Montagnon, op. cit., p. 81. Pujante, op. cit., p. 146, attribue à Joseph Rovan l’affirmation suivant laquelle « c’est par la valise diplomatique tunisienne que le GPRA aurait été informé de la démarche de Si Salah avant même le Chef de l’Etat ».
[43] Joseph Rovan, dans ses ses Mémoires d’un Français qui se souvient d’avoir été allemand, Paris, Seuil, 1999, reconnaît (op. cit., pp. 414-415) que le cabinet d’Edmond Michelet transmettait des messages au GPRA : « Sur le contenu de ces communications, nous nous mettions au préalable d’accord avec l’Elysée, soit que Michelet s’en ouvrît au Général lui-même, soit que j’allasse, moi, m’en entretenir avec Bernard Tricot. (...) Par nos messages, nous tentions d’expliquer aux responsables du GPRA l’état d’esprit des dirigeants français et les comportements qui pourraient, de leur part, renforcer la crédibilité des partisans français d’un accord ».
[44] Répété par Montagnon, op. cit., p. 83.
[45] Paris, Le Seuil, 1986, pp. 316-327.
[46] Azzedine, commandant, On nous appelait fellaghas, Paris, Stock, 1976, 345 p ; Et Alger ne brûla pas, Paris ; Stock, 1980, 348 p.
[47] Carte des archives militaires de Vincennes, 1 H 1426/2, reproduite par Maurice Faivre dans son livre Les archives inédites de la politique algérienne, L’Harmattan, Paris, 2000, p. 409, et par Guy Pervillé dans son Atlas de la guerre d’Algérie, Paris, Autrement, 2003, p. 38.
[48] Il avait déserté l’arme française en égorgeant plusieurs de ses subordonnés en 1956 (cf le commentaire par Mohammed Harbi, in Maurice Faivre, Les archives inédites... p. 238), et fut condamné à mort le 8 novembre 1960 par le tribunal militaire de Médéa.
[49] Autopsie d’une guerre, l’aurore. Paris, Garnier, 1980, pp. 284-287.
[50] Une vie debout, mémoires politiques, t ; 1 : 1945-1962, Paris, La découverte, 2001, pp. 324-325.
[51] Mais Claude Paillat avait déjà signalé dans son Dossier secret de l’Algérie, 1958-1961, op. cit., p. 447, que les négociateurs français avaient informé leurs interlocuteurs algériens de leur intention de discuter avec les chefs des maquis.
[52] Robert Davezac, La montée des violences dans le Grand-Alger, 1er juin 1958-30 avril 1961, thèse de doctorat en histoire, Université de Toulouse-Le Mirail, 2008, bibliographie de l’affaire pp. 624-625, note 34.
[53] Thèse Davezac, pp. 635-638. Voir aussi la citation de l’article du Monde donnée sur Wikipedia, article « Affaire Si Salah », consulté le 23 avril 2012.
[54] L’envoi de messages annonçant une trève des attentats à L’Echo d’Alger, Le Journal d’Alger et Le Monde par Si Salah est pourtant signalé par Guy Pujante, op. cit., 129 (d’après le général Jacquin , semble-t-il), mais il n’en tire aucune conséquence.
[55] Voir son message-radio du 15 avril 1960 au GPRA, reproduit par Claude Paillat, La liquidation, op. cit., pp. 560-562.
[56] Gilbert Meynier, Histoire intérieure du FLN, Paris, Fayard, 2002, pp. 412-416.
[57] Entretiens avec le général de Gaulle, 1961-1969, Paris, Albin Michel, 1993, pp. 19-22. Il avait néanmoins signalé dans le tome 3 de ses Mémoires, Gouverner, 1958-1962, Paris, Albin Michel, 1988, p. 253, que « les dirigeants extérieurs mis au courant de cette tentative par une indiscrétion qui ne vint ni de l’Elysée ni de Matignon, ont réagi en faisant assassiner Si Salah (faux) et Si Lakhdar ». Cette phrase peut traduire des soupçons pesant sur Edmond Michelet ou sur son entourage, mais sans être une preuve.
[58] Faux : le 10 août suivant.
[59] Exposition de l’UNC-AFN La guerre d’Algérie, « une exigence de vérité », 2009, p. 75.
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