Tipasa est un village littoral situé à soixante-dix kilomètres à l'ouest d'Alger. Camus s'y rend fréquemment en 1935 et 1936. Il partage pour ce site l'admiration de Jean Grenier qui, dans Sante Cruz, évoque, lui aussi, la mer à Tipasa, le massif de Chenoua, l'odeur des absinthes, les ruines parmi les fleurs. Premier des quatre Essais, "Noces à Tipasa" reflète l'enthousiasme d'une initiation au monde dont Camus pressent qu'elle marquera son destin d'un caractère magique. I
Tipasa est un village littoral situé à soixante-dix kilomètres à l'ouest d'Alger. Camus s'y rend fréquemment en 1935 et 1936. Il partage pour ce site l'admiration de Jean Grenier qui, dans Sante Cruz, évoque, lui aussi, la mer à Tipasa, le massif de Chenoua, l'odeur des absinthes, les ruines parmi les fleurs. Premier des quatre Essais, "Noces à Tipasa" reflète l'enthousiasme d'une initiation au monde dont Camus pressent qu'elle marquera son destin d'un caractère magique. Il n'est pas surprenant que le titre du récit inspire le titre du recueil. (source : Notes et variantes, Albert Camus, Tome I, essais, édition de la Pléiade, Gallimard, p. 1345)
"Que d'heures passées à écraser les absinthes, à caresser les ruines, à tenter d'accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde ! Enfoncé parmi les odeurs sauvages et les concerts d'insectes somnolents, j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur. Ce n'est pas si facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.
Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon cœur se calmait d'une étrange certitude. J'apprenais à respirer, je m'intégrais et je m'accomplissais. Je gravissais l'un après l'autre des coteaux dont chacun me réservait une récompense, comme ce temple dont les colonnes mesurent la course du soleil et d'où l'on voit le village entier, ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes.
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Le début de "Noces à Tipasa" : "Tipasa est habitée par les dieux et les dieux parlent dans le soleil et l'odeur des absinthes", témoigne d'une vision "panthéiste" : le divin n'est pas transcendant à la nature, il parle à travers elle... La nature (Phusis) est divine. Camus explique, par ailleurs, qu'il n'est pas particulièrement intéressé par la dimension archéologique du site (les vestiges romains) : "bien pauvres sont ceux qui ont besoin de mythes" - "Qu'ai-je besoin de Dionysos pour dire que j'aime écraser les boules de lentisques sous mon nez ?" - Ce ne sont pas les vestiges romains ou la présence des dieux à Tipasa qui l'attirent, mais le soleil, la mer, le ciel, le chant des cigales, le parfum des absinthes, les couleurs... Sa relation à Tipasa est celle d'un artiste, plutôt que d'un penseur ou d'un mystique.
Le texte est écrit à la première personne du singulier, au point de vue interne. Le narrateur est l’auteur lui-même. Il s’agit d’un texte autobiographique. Les choses sont vues à travers le regard de l’auteur qui nous confie, tantôt au présent d’énonciation, tantôt à l’imparfait itératif (d’habitude), dans un registre lyrique, ses états d’âme, ses émotions, ses sensations, ses réflexions.
Tous les sens sont sollicités : le toucher : « écraser les absinthes», « caresser les ruines », « ciel gorgé de chaleur », l’ouïe : « concerts d’insectes somnolents », « soupirs tumultueux du monde », l’odorat : « odeurs sauvages », la vue : « à regarder l’échine solide du Chenoua », « ses murs blancs et roses et ses vérandas vertes ».
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"Nous (l'auteur n'est pas seul) marchons à la rencontre de l'amour et du désir. Nous ne cherchons pas de leçons, ni l'amère philosophie qu'on demande à la grandeur." Il y a là un refus de la pose romantique, comme de l'intellectualisme. Il ne s'agit pas de penser, mais d'éprouver, d'être : "Hors du soleil, des baisers et des parfums sauvages, tout nous paraît futile."... Sensualité, recherche du plaisir pur : "C'est le grand libertinage de la nature et de la mer qui m'accapare tout entier."
L'harmonie entre l'homme et la nature n'est pas donnée d'avance, elle est acquise non sans effort : "Ce n'est pas facile de devenir ce qu'on est, de retrouver sa mesure profonde.", de s'ajuster à "La grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur". Cette (re) découverte de soi dans la confrontation avec la nature pousse à l'intégration et à l'approfondissement de soi jusqu'à retrouver sa "mesure profonde".
Pour évoquer cet effort d'ajustement, Camus a recours au registre dramatique : "accorder ma respiration aux soupirs tumultueux du monde", j'ouvre les yeux et mon cœur à la grandeur insoutenable de ce ciel gorgé de chaleur.", avant que la sérénité ne l'emporte : "Mais à regarder l'échine solide du Chenoua, mon coeur se calmait d'un étrange certitude."
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Conclusion :
L'auteur fait partager sa passion pour un lieu magique "qui célèbre les noces de l'homme et de la mer", tout d'abord à travers des impressions sensorielles face à un paysage hors du temps où d'antiques vestiges de la culture humaine s'intègrent à la luxuriance d'une nature sauvage.
L'auteur suggère, par ailleurs, la dimension initiatique du site de Tipasa dont la splendeur majestueuse invite à un effort d'ajustement de tout l'être.
Exprimant la conciliation du bonheur et du plaisir dans l'harmonie retrouvée, il invite à une sagesse de l'acquiescement au monde, entre révolte et résignation. Bien que le texte soit rédigé au présent et au passé, la dimension du futur y est présente : "Noces à Tipasa reflète l'enthousiasme d'une initiation au monde dont Camus pressent qu'elle marquera son destin d'un caractère magique".
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