L’Algérie est le pays de martyrs d’une longue guerre contre l’occupant français. Leurs noms sont gravés sur les stèles de ces blanches hypogées érigées sur la vaste terre qui a nourri leur sacrifice pour enraciner leur souvenir ; parfois, ils ont été voués par inadvertance à l’oubli, car la guerre d’indépendance, selon le fameux slogan du FLN, n’avait qu’un héros : le peuple. Le peuple dans l’engagement et la foi des luttes, le peuple dans le sang et la douleur de l’affrontement armé, le peuple dans l’anonymat consenti. Mais souvent un nom, un événement méconnu, que plus personne n’attendait, ressuscitent dans les digues de la mémoire. Et il advient aussi que ce monde de pureté qu’a été la résistance au féroce colonialisme français soit abandonné aux vils affairements et la chronique nationale ne manque pas de faux moudjahidine arrimés aux caisses de l’État et aux dividendes pseudo-révolutionnaires.
Le destin de ceux qui sont partis dans les violences nombreuses de la guerre anticoloniale ne s’écrit pas toujours dans la grande Histoire ; il leur reste le bruissement mémoriel, souvent comme un souffle de vérité tombant sur les désillusions du présent. Mahmoud Bouhamidi est de ceux-là, qui n’ont vécu que pour raviver une espérance fragile de justice. Et qui en sont morts. Ses sœurs, Fadela et Ghania Bouhamidi, en déclinent-elles dans leurs mots désolés la douloureuse absence au moment où fleurissent les mausolées sur lesquels son nom a été frappé par un oubli consomptif. Fadela et Ghania Bouhamidi s’expriment avec une remarquable retenue lorsqu’elles évoquent ce qui peut être assimilé à un effacement de faits, objectivement et historiquement observables. Mahmoud est mort en martyr avec ses compagnons Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali et Omar Yacef dit « Petit Omar », lors du dynamitage dans la nuit du 7 au 8 octobre 1957 de leur refuge du 5, rue des Abderrames, dans la basse Casbah, par les soldats du général Massu, ultime et sanglant épisode de la « Bataille d’Alger » qui s’est achevée avec le démantèlement de la Zone Autonome d’Alger (ZAA) et l’arrestation de Yacef Saadi, le 24 septembre 1957.
Mais ceci est la grande Histoire qui figure dans les manuels des écoles et dans les recherches académiques. Fadela et Ghania Bouhamidi invitent, loin des allées balisées par les commémorations et les discours officiels d’une Révolution, désormais bureaucratisée, à revenir aux simples faits qui irriguent mémoire et histoire. Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali, « Petit Omar », mais aussi Yacef Saadi, Zohra Drif, les frères Rammel, se retrouvaient régulièrement au 4, rue Caton, dans la Casbah, dans la maison de leur oncle Guemati, qui accueillait les militants de la ZAA. Ce groupe d’insurgés rejoignait la famille Guemati, la mère Baya née Gharbi, ses fils Mustapha (« Mustapha le coiffeur ») et Azzedine, leurs cousins Bouhamidi (Mahmoud et ses deux sœurs Fadela et Ghania), leur mère « Yemma Fettouma » et leur père (« Baba Menouer »). Au total, une humanité révoltée, unie dans le désenchantement colonial. Et pourtant, ces militants toujours en armes, éprouvaient ensemble le « temps » qui passe, partageaient « rêves » et « repas » et éprouvaient les limites du « jeu de la Boqala ». Depuis l’attentat des ultras français de la rue de Thèbes, le 10 août 1956, on mourrait dans Alger, parfois presque par nécessité en cette année 1957 : assassinés dans les locaux de l’armée coloniale Larbi Ben M’hidi, le 4 mars, Ali Boumendjel, le 24 mars. Et s’accumulaient les chiffres des morts, des disparus, des déportés.
Lla Baya et Lla Fettouma accompagnaient au 4, rue Caton ces enfants de Novembre entrés en clandestinité. Elles ont coupé et teint au henné de Biskra les cheveux de la blonde Hassiba et aménagé des caches inaccessibles aux « poêles » des paras du colonel Bigeard. Sous la conduite de leur aîné Mahmoud, Fadela et Ghania ont transporté les couffins des militantes et dans leurs vêtements les messages de la ZAA. Lalla Baya est torturée sous les yeux des chalands du marché attenant à Djamaa Lihoud, rameutés pour la circonstance, par les bérets rouges du colonel Godard, recherchant son fils Azzedine. Rue Caton, les Guemati et les Bouhamidi s’étaient presque habitués aux descentes de la soldatesque coloniale.
Ce sont d’infimes et lointains moments d’une guerre que restituent les sœurs Fadela et Ghania Bouhamidi dans une lettre publique adressée au peuple algérien (Cf. « Lettre pour le martyr qu’on veut faire oublier… », http://bouhamidimohamed.over-blog.com/). Oui, au peuple algérien, non pas à titre de rappel, mais d’indication, car elles ne réclament rien ; elles font seulement observer le cours de l’histoire à ceux qui les liront. Et c’est beaucoup. Quel infatué brevet de militance chercheraient dans l’Algérie d’aujourd’hui les Guemati et les Bouhamidi ? Mort Mahmoud, celui qui a organisé le réseau des communications entre les cellules de la ZAA, mort, aussi, le père Bouhamidi emporté, le 20 juin 1959, par une grenade jetée dans son magasin de Djamaa Lihoud par des ultras de l’Algérie française. Vives les stigmates des tortures sur les corps de Lla Baya et de ses fils, particulièrement Mustapha, condamné à mort. Et quelle œuvre de piété révolutionnaire que celle accomplie par Lla Fettouma (« El Khout ») lorsqu’elle décide de préserver le trésor de la ZAA (un « argent considérable ») au lendemain de la décapitation de sa direction. Comme pour s’excuser, les sœurs Bouhamidi soulignent le pesant fardeau du 4, rue Caton : « Dans cette maison l’héroïsme était une affaire d’exception autant que de quotidien ».
Mais ces faits sont oubliés. L’indépendance s’est soldée dans l’amnésie. Les survivants ont posé un scotome sur l’inquiétant passé des combats. Les sœurs Bouhamidi sont effarées de constater que Zohra Drif qui a été littéralement portée par les Guemati et les Bouhamidi et leurs enfants au 4, rue Caton, déclare ignorer Mahmoud Bouhamidi. Elles relèvent dans leur « Lettre » ce qui apparaît comme une lourde mise en cause de Zohra Drif, nommément citée :« Il est anormal que Zohra Drif, déclare ne pas connaître Mahmoud Bouhamidi, l’adolescent qui a partagé la cache qui l’a protégée et avec qui elle a habité près de deux ans cette fameuse maison du 4 rue Caton. Et dont la mère s’est occupée de ses plus simples besoins. Il était et il est impossible qu’on survive dans la clandestinité, et surtout celle imposée par notre guerre, sans connaître le moindre détail sur la vie des gens qui nous hébergent, adultes, ados ou enfants. Et Mahmoud était un militant de longue date puis un élément clé dans le fonctionnement des communications de l’État-Major de la Zone Autonome. Il connaissait presque toutes les adresses et nous le savons pour avoir porté tracts et messages vers certaines d’entre elles. »
Incrimination troublante et d’une gravité certaine contre une personnalité de premier plan de la lutte urbaine entreprise par le FLN-ALN à Alger, sans doute polémique. A-t-elle une base vérifiable ? Rapportées au contenu de la « Lettre » des sœurs Bouhamidi, les informations contradictoires (voire même incertaines) que donne Zohra Drif dans ses « Mémoires d’une combattante de l’ALN. Zone Autonome d’Alger » (Alger, Chihab Éditions, 2013) sur le séjour des membres de la ZAA au 4, rue Caton, peuvent renvoyer à une mémoire défaillante des faits. Cinq mois pour Zohra Drif, de la fin avril à la fin septembre 1957, deux années, de 1955 à 1957 pour les sœurs Bouhamidi. Il faut pourtant préciser que Zohra Drif n’a pas ignoré Mahmoud Bouhamidi, comme le soutiennent ses sœurs, puisqu’il est cité vingt fois dans son récit de près de six cents pages et que son rôle d’agent de liaison de la ZAA n’est pas méconnu.
Zohra Drif et ses compagnons de la ZAA ont résidé dans plusieurs maisons de la Casbah dans une dure clandestinité au cœur de la sanglante bataille d’Alger. Elle garde un souvenir précis de ses séjours et des personnes rencontrées au 5, impasse de la Grenade, au 15 rue du Nil, au 3 rue Caton, chez les Hattali, où elle est arrêtée par les légionnaires français, le 24 septembre 1957 ; elle se remémore aisément et clairement les Belhaffaf, les Bouhired, les Lakhdari, mais son évocation du 4, rue Caton, reste suffisamment vague pour susciter la controverse. Les Guemati ne sont pas signalés dans son récit sinon Mustapha (sans référence explicite à son identité ni à sa participation au mouvement révolutionnaire), présenté comme le propriétaire de la maison du 4, rue Caton. Lla Fettouma Bouhamidi, qui contrairement à ce qu’écrit Zohra Drif est la mère et non la tante de Mahmoud Bouhamidi n’a-t-elle été qu’une ombre attelée à l’intendance, relevée dans ce bref passage : « Le repas était préparé avec tout l’amour maternel dont était capable Khalti Fettouma, la tante de Mahmoud, neveu de notre hôte et agent de liaison » (p. 442). Cet effacement des Guemati-Bouhamidi est-il pour autant volontaire lorsque la mémoire est lacunaire ? Devient-il gênant lorsque dans la conclusion de son ouvrage Zohra Drif insiste sur le sacrifice d’Ali la Pointe et d’Hassiba Ben Bouali et dresse en exemple à la jeunesse « Petit Omar » (p.573), mentionné quarante-deux fois dans son récit, en omettant l’adolescent Mahmoud Bouhamidi, mort avec eux, dans leur cache du 5, rue des Abderrames ? Et, elle ne manque pas d’insister : « Ce qui m’a toujours tourmentée, c’est la peur que les vivants, nos jeunes surtout, oublient les sacrifices consentis par notre peuple, oublient Ben M’hidi, Abane Ramdane, Ali la Pointe, Debbih Chérif, Hassiba Ben Bouali, Ourida Meddad, Petit Omar et tous les autres » (p. 574). Dans cette énumération circonstancielle, Zohra Drif retient les trois compagnons de Mahmoud Bouhamidi relégué parmi « tous les autres », en fait le million et demi de martyrs de la guerre d’indépendance. Pourtant sa mort ne fut pas moins terrible.
Il est vrai que la militante Zohra Drif, confrontée aux sinueux épisodes de militance, cinquante-six années après les faits, marque de l’empathie pour ceux et celles qui lui étaient proches, pour en polir la statue. Caprice d’auteure lorsqu’on a récité cette inusable scie : « Un seul héros, le peuple » ? C’est aussi au nom de cette vérité principielle que les sœurs Bouhamidi rendent leur prise de parole légitime et leurs mots d’une imparable sagacité interrogent le sens de l’Histoire : « Que chacun mesure si le combat des héros avait la moindre chance de succès sans cet engagement populaire, anonyme mais total de notre famille et de bien d’autres ». Las ! Il est toujours vrai que l’Histoire est écrite et pensée par les vainqueurs, en l’espèce les survivants.
Faut-il espérer qu’un prochain 8-Octobre, date anniversaire de leur martyre, le nom de Mahmoud Bouhamidi, l’adolescent de la Casbah qui connaissait les adresses de toutes les cellules de la ZAA, par qui transitaient les messages de la Révolution, condamné à mort à titre posthume par le Tribunal permanent des forces armées d’Alger en 1957, tué par les paras de Massu, rejoindra au fronton du Mémorial inauguré par le premier ministre ceux de ses compagnons Ali la Pointe, Hassiba Ben Bouali et « Petit Omar », morts en combattant l’injustice coloniale. Ironie du sort ? Mahmoud est même dépossédé de son image. Ces avanies répétées sont pour les siens une injustice des plus cruelles. Convient-il de le redire ? Les sœurs Bouhamidi ne demandent rien : l’engagement des Guemati-Bouhamidi dans la guerre de libération nationale relève plus de la foi que de bilans comptables. Elles nous appellent seulement, et c’est cela qui importe dans une époque qui a abdiqué son passé, au ressourcement de la mémoire en signalant la difficulté d’écrire et de témoigner pour l’Histoire.
Par Abdellali Merdaci
Professeur de l’enseignement supérieur, écrivain, critique.
Les commentaires récents