La cuvette du Hammam-Dalaa dans laquelle se trouvait installée notre position (Photo publiée avec l'aimable autorisation du MDL A. Gaillard)
QUELQUES EXPLICATIONS PRELIMINAIRES
La guerre d'Algérie a d'abord été engagée par la France pour assurer la protection de tous les habitants de cette terre coloniale, qu'ils soient français d'origine européenne ou d'origine indigène, tous, de plus en plus directement menacés par un mouvement terroriste naissant. Une armée de 350 000 à près de 500 000 hommes sera progressivement envoyée sur place et maintenue en permanence dans ce but. Déjà, bien avant, et plus encore, au début de cet engagement, de nombreux musulmans avaient choisi la France, accepté sa présence, respecté sa tutelle et sa puissance, recherché sa protection. Mais, en fait, cette situation restait contre nature et, cela, particulièrement depuis la fin de la seconde guerre mondiale, comme c'était pourtant bien évident, les mouvements d'émancipation et de décolonisation se renforçant partout. Pourquoi l'Algérie aurait-elle alors fait exception ? Malgré les bienfaits, totalement incontestables, de la colonisation française, les progrès considérables qu'elle avait apporté - et continuait d'apporter - en Algérie, il devenait, alors même, et, plus encore qu'au début, absurde de prétendre que cette colonie faisait parti intégrante du territoire national de la France, qu'elle "était la France."
La rébellion algérienne, malgré les réticences de très nombreux Algériens d'origine, avait donc beau jeu d'engager la lutte armée contre l'occupant historique, contre la France hexagonale et colonialiste, représentée par ses colons, comme par ses fonctionnaires et ses immigrés européens, tous facilement taxables de "profiteurs" et "d'incroyants". Ces réactions de rejet étaient concrètement attisées par les fréquentes et nombreuses inégalités de toutes natures qui touchaient défavorablement la majorité des populations musulmanes, même s'il s'en trouvait une certaine partie qui, faisant exception, s'était fort bien accommodée de la situation, s'était embourgeoisée, et même, confortablement enrichie. Et quantité d'autres, encore, qui acceptaient la situation comme une fatalité heureuse.
Cependant, ce qu'il fallait bien plus prendre en compte, c'était qu'à l'évidence, une immense majorité des Algériens d'origine tenait seule la plus grande partie du territoire, celle qui était aride, mais pratiquement désertée par les Européens qui, eux, avaient investi depuis le début les régions fertiles du Nord. Ce qu'il fallait prendre en compte, encore, c'était que ces fellahs vivaient toujours à un stade moyenâgeux, souvent de façon extrêmement misérable et en étaient d'autant plus perméables aux arguments de la rébellion qu'ils n'avaient, presque toujours, ni le choix ni les moyens de les rejeter, sauf à y perdre la vie.
Tout cela, je vais seulement le découvrir et le comprendre comme une évidence, dès juillet 1958. Le gâchis énorme, provoqué par cette situation, trop longtemps incomprise de nos dirigeants et d'une majorité de nos concitoyens, le désastre aux racines profondes qu'il provoquait, attisé par l'inconscience, le comportement et le manque de lucidité des Européens d'Algérie, comme par les illusions d'une Armée, très largement victorieuse sur le terrain, certes, mais hors du contexte politique réel, ont entraîné bien des morts inutiles, bien des souffrances et tant de drames affreux qui auraient pu être presque tous évités. Marqué en profondeur par cette situation qui m'avait concerné de près, j'ai voulu longtemps effacer de ma mémoire cette page de ma vie, refouler au loin ces souvenirs amères; et, j'y suis parvenu pendant 46 ans. Je n'en ai donc pas parlé, en arrivant, peu à peu, jusqu'à oublier une majorité des détails de mon parcours d'appelé du contingent et le drame de l'Algérie française lui-même. Pourtant, l'âge que je suis en train d'atteindre m'oblige à dresser, dès maintenant, un bilan de ma vie et, pour mes enfants, pour mes petits-enfants comme pour quelques autres encore, a laisser des indications suffisamment précises sur ce que j'ai fait et qu'ils s'ignorent encore, le plus souvent. C'est donc pour eux que j'ai écrit ces pages. Elles peuvent, également, servir de témoignages à mes anciens frères d'armes, à ceux qui ont connu la guerre d'Algérie, plus encore, aux jeunes, à ceux qui ne l'ont pas connue, à ceux qui n'en savent que les bribes qu'on aura bien voulu leur servir, en général très orientées par le dogme du politiquement correct, par des erreurs, des mensonges, des parti-pris qui en découlent directement. Et, enfin, à ceux qui ne savent même pas que cette guerre-là a existée, s'il en est quelques uns qui puissent me lire et en avoir envie, ce dont je doute.
Car, nous, les "anciens d'Algérie", nous allons bientôt partir, disparaître, pour entrer, à notre tour, dans l'Histoire. Aussi, je crois que nos témoignages doivent rester présents, qu'ils doivent, le plus possible, être transmis à ceux qui viennent après nous. C'est donc bien l'Histoire qui l'exige.
L'APPEL SOUS LES DRAPEAUX
À 22 ans, en 1958, je dénonce mon sursis d'incorporation. Inscrit en fac de droit, j'ai aussi fait quelques études de commerce, mais il me semble urgent de m'acquitter de ces 28 mois de ma vie qu'entend me confisquer le service militaire, rallongé par la guerre d'Algérie. J'appartiens à la troisième région militaire, celle de Rennes, j'ai déjà fait la préparation militaire à Vannes et ma conviction est qu'il faut, maintenant, aller se battre contre des rebelles qui ne représentent que l'expression d'une minorité nationaliste musulmane. En tout cas, c'est alors ma conviction.
Car, tout de même, il y a bien eu tous ces innombrables combattants venus d'Afrique du Nord, à l'appel du général De Gaulle, qui ont, si ardemment et si courageusement, combattu aux côtés des Français libres. Pour qu'ils aient pu le faire avec tant de courage et d'efficacité, il fallait qu'ils y croient, qu'ils jugent leur attachement à la France vraiment fondamental. Il y a aussi le fait que l'Algérie a bénéficié, à de multiples égards, de la colonisation française, cela, qu'on le veuille ou non. C'est bien la France, en effet, qui a conduit, à partir de 1830, l'éveil de l'Algérie à la civilisation, conduit sa pacification et développé notablement son économie.
Il y a le fait, encore, que tant de ces Algériens participent, collaborent, aiment la France, à laquelle ils sont associés depuis des générations et dont ils deviennent les Français d'origine musulmane.
Et, je ressens tout ça d'autant plus fort que j'ai déjà fait plusieurs séjours dans la région d'Alger, pour y avoir accompagné mon père, quand ses affaires l'y conduisaient. Je suis donc, maintenant, volontaire pour les E.O.R. (Élèves officiers de réserve). Dans ma famille, c'est une très vieille tradition, on compte, depuis toujours, des cadres de l'armée de métier (j'ai même connu deux de mes oncles qui étaient généraux, et l'un de mes cousins l'est également de nos jours. Bref, nous avons donné à la France de nombreux officiers d'active, les réservistes, des engagés volontaires. Plusieurs d'entre eux sont morts au combat, l'un, lieutenant dans les forces Françaises libres, morts pour la France, a été fait Compagnon de la Libération à titre posthume. Pour moi, la route était donc là, déjà toute tracée.
Ma démarche volontaire, en 1958, me permet, encore étudiant, de postuler pour une arme et, par tradition je demande l'Arme Blindée Cavalerie. Ma requête est accueillie favorablement car je reçois bientôt une affectation pour le régiment de chars lourds "C 503" de Mourmelon, avec une feuille de route pour le centre de recrutement du Mans. Premier contact avec l'armée, j'arrive dans une caserne où, toujours en civil, on vous dispatche suivant les besoins en effectifs. En fait, je ne vais pas à Mourmelon car, dès le lendemain, je pars directement en civil, pour l'Algérie. Destination : le peloton regroupant les postulants E.O.R au centre d'instruction de l'arme blindée cavalerie du Lido, à Hussein Dey, dans la région d'Alger. On m'explique succinctement, que si tout va bien, trois ou quatre mois plus tard, je serai renvoyé à l'école des officiers de réserve de Saumur, pour six mois de formation, avec, peut-être une sortie en uniforme de sous-lieutenant, ou d'aspirant, ou de Maréchal des Logis, voire de 2 eme classe... Dans tous les cas de figure, à moins de sortir parmi les premiers, et de pouvoir alors choisir plus ou moins mon affectation, ce sera de nouveau l'Algérie, jusqu'à la fin de mon service militaire, c'est-à-dire, avec au mieux, une courte et unique permission pendant les 19 mois restants. Un train spécial, dans lequel on nous a installé, nous conduit à petite vitesse jusqu'à Marseille, toujours en tenue civile. Je constate, peu à peu et de plus en plus nettement, que beaucoup d'appelés autour de moi semblent cafardeux et certains même, assez dépressifs. L'un d'eux, au centre de regroupement de Marseille, devient carrément fou furieux et doit être enfermé "manu militari" dans une cellule où on le verra gesticuler derrière de solides barreaux et d'où on l'entendra hurler de loin, en attendant que le service de santé ne vienne, enfin, l'évacuer. Plus sinistre encore, un autre appelé se suicidera dans la nuit. C'est toujours la France, mais plus pour longtemps, car, dans cette caserne, nous savons que notre départ est imminent et nous ne pensons que trop à ce qui nous attend de l'autre côté de la Méditerranée. Ainsi, avant l'embarquement, chacun erre à sa guise dans les allées du camp, que des haut-parleurs inondent de chansons et de musique romantique à la mode. Je trouve que globalement, l'ambiance est triste et morose. J'en commence même à me poser certaines questions, que ma démarche volontaire m'avait sans doute conduit à laisser au second plan.
LE VRAI DEPART
Juillet 1958. J'embarque donc, à Marseille, à bord de l'Athos II, un vieux paquebot des lignes d'Indochine, devenu transport de troupes. Toujours revêtu de ma tenue civile, je passe une bonne partie de mon temps suspendu dans un hamac, au fond de l'une des cales transformée en immense dortoir, plutôt malodorant, sans doute à cause de ceux qui y ont été malades, lors de précédentes traversées, et dont on a sommairement nettoyé les avatars. En fait, on peut tout de même aller respirer sur les ponts l'air pur du grand large, ce qui n'est pas un luxe, car cette antiquité flottante prend tout son temps et va même mettre deux jours pour atteindre sa destination.
Bien entendu, il ne s'agit pas du tout d'une croisière et il faut s'ingénier à tuer le temps.Heureusement nos tenues civiles nous donnent encore une petite illusion de liberté avec laquelle on tente de se faire plaisir, quand on y réfléchit. La mer est calme, le temps magnifique. Mais l'attente reste vrillante et moralement douloureuse.
LE CHOC DE L'ARRIVEE
Je connais déjà un peu l'arrivée et l'entrée du port d'Alger. Mais, avec presque tous les autres appelés, je cherche, quand même intensément, à observer de plus près, depuis le bastingage, le spectacle dont je vais découvrir peu à peu les détails, au fur et à mesure que le long navire se rapproche du quai. Et, là, cela devient vite tout autre chose que l'image dont mon dernier passage, neuf ans plus tôt, s'était imprégnée dans ma mémoire. D'abord, sur les quais, un immense parking d'engins militaires, de camions, d'automitrailleuses, d'half-tracks, de blindés, de jeeps, et surtout, plusieurs ambulances, tous portant des traces de mines, d'obus ou de balles, mais visiblement rassemblés là pour être récupéré par quelques cases ou quelques ateliers d'un ultime échelon en métropole. Brutalement, un peu à ma surprise, la situation me semble beaucoup plus sérieuse que je ne l'avais imaginée. Je savais qu'il tombait chaque jour un certain nombre de nos soldats (en fait, ce sera en moyenne 80 par semaine, sur les 8 années du conflit) dans des embuscades et dans des accrochages, mais là, j'ai de plus l'impression, désormais, que les rebelles arrivent aussi à anéantir beaucoup de matériel et même de matériel blindé ! Ce qui me choque encore plus est que des ambulances portant la Croix-Rouge aient pu être prises pour cibles. L'auraient-elles été si elles avaient été marquées du Croissant-Rouge ?.. Mais, cette dernière question, à l'époque, ne pouvait encore qu'effleurer l'esprit. Aujourd'hui, on aurait déjà la réponse.
Nous débarquons bientôt et sommes tout de suite pris en main par les cadres de l'escorte qui nous attend et va nous convoyer en camion vers le camp du Lido. Sur le port, traînent de nombreux badeaux musulmans et une multitude de gamins, dont certains sont vraiment très jeunes, et qui tentent activement de s'approcher de nous, comme si nous étions des extraterrestres. Certains nous proposent bientôt des objets que, vraisemblablement, il espèrent nous vendre, mais, le sous-officier qui nous dirige les éloigne tout de suite avec autorité et nous met en garde en termes précis : « pas question de vous laisser approcher, vous apprendrez vite, qu'ici, vous êtes déjà une cible potentielle ! Ces enfants peuvent très bien vous remettent un colis piégé ou n'importe quel truc moche de la part des fells !.. Ou encore, leur transmettre des renseignements que vous donnerez sans même vous en apercevoir. Vous aurez à vous méfier de tout, 24 heures sur 24, souvenez-vous en bien. »
Tandis que nous roulons, un de mes voisins murmure : « Charmant accueil ici,… Ça commence super!.. C'est la France, ce machin là ?.. Non ! tu vois bien... Alors, qu'est-ce qu'on vient donc foutre ici ?.."
J'ai failli tenter de lui adresser la parole, de le raisonner un peu, surtout, de le rassurer. Mais, après ce que je venais de voir, je ne m'en suis ni trouvé les arguments, ni même les premiers mots pour commencer ma phrase.
LE LIDO, CENTRE DE FORMATION DE L'A.B.C. EN ALGERIE
Appels, rassemblements, baratins d'usage pour l'accueil se sont succédés tout au long de la journée. On nous avait déjà affectés à nos pelotons respectifs, présenté à nos instructeurs, expliqué succinctement les choses. Puis, nous recevons très vite nos paquetages. L'ambiance est tout de même devenue un peu meilleure, car, après environ cinq jours d'inaction, de déplacements, d'incertitude, nous savons maintenant où et avec qui nous allons passer ces quatre mois de "FCB" et de "CFCB". Au peloton dit «EOR », avec mes 22 ans, je suis l'un des plus jeunes, presque tous ont fait des études longues (architectes, médecins, ingénieurs, avocat etc.) il semble même que certains les aient allongées à dessin autant qu'ils le pouvaient, espérant se rapprocher ainsi d'une hypothétique fin de la guerre. Il y a avec nous quelques éléments ayant fait la préparation militaire supérieure avant de venir, dont un appelé dynamique qui est charpentier, je crois, et qui n'a que 20 ans à peine. Mais, lui, il en veut vraiment, et, plus encore que les autres, il tient particulièrement à devenir officier. La camaraderie est franche et le moral, je dirais, assez insouciant, au moins en apparence. Parmi ceux de mes camarades avec lesquels je sympathise le plus, je fais bientôt la connaissance d'un coussin de l'actrice Nicole Courcelles - c'est Nicole Andrieu, je crois - qui me donne rendez-vous à Paris, après la quille, me promettant qu'il me fera connaître sa célèbre cousine. L'encadrement est parfait, sur mesure, visiblement. Il semble que nos instructeurs tiennent compte du niveau général et de l'âge de leurs recrues. Nous avons deux MDL, je dirais, "en or", qui ne nous en font pas trop baver, même si l'entraînement est forcément très dur, d'autant plus que nous sommes en plein mois de juillet et en Afrique du Nord. Et, évidemment, étant tous volontaires pour Saumur, nous sommes obligés de rester déterminés coûte que coûte, ce qui facilite bien le travail de nos formateurs.
ET LA, TOUT VA BASCULER POUR MOI !
Deux éléments majeurs vont me faire renoncer à ma démarche volontaire et volontariste : 1 - mon père a des relations en Algérie. L'une d'elle fait partie d'un comité de salut public pied-noir en Mitidja. Elle vient me rencontrer au camp du Lido, un soir, pendant l'un de mes quartiers libres. Je l'écoute avec attention, et, plus encore, je la fais parler. C'est un individu qui m'apparaît tout de suite comme un homme brutal, rustre et borné. Je vois immédiatement qu'il se trompe sur toute la ligne, c'est évident pour moi. Mais, en parlant, il m'apprend aussi pas mal de choses. Très vite, j'aurais ainsi d'autres contacts avec des Français d'Algérie et même, avec quelques Français d'origine musulmane. Je tombe du ciel et je suis stupéfait de découvrir que ce qui se passe en réalité en Algérie n'a rien à voir avec ce que je croyais savoir, et, pire encore, avec ce qu'en pensent les pieds-noirs eux-mêmes, qui, en fait, vivent encore totalement en dehors des réalités. Pour moi, c'est évident, ils vont forcément à une perte certaine. Je les vois déjà en train de foncer droit dans le mur ! En tout cas j'en suis convaincu et je le dis bientôt, sur place, au camp du Lido même, à l'un de mes cousins, alors commandant aux Affaires Algériennes, venu spécialement me voir, et qui, visiblement, ne le prend pas trop bien. Il est sûr de lui et reste plein d'espoir, persuadé que l'action dynamique de la France l'emportera avec l'aide de l'Armée française qui écrase effectivement partout l'ALN et paralyse ses actions sur le terrain, grâce au quadrillage qu'elle a mis en place.
Mon cousin, lui non plus, n'a pas bien compris le vrai problème qui se présente et qui annonce déjà le drame politique de 1962. Il voit bien le terrain dans son contexte militaire avec exactitude mais ne perçoit pas du tout le séisme politique qui s'annonce. Pour moi, c'est donc certain. Maintenant, l'Algérie telle que nous la défendons, c'est bien un leurre et on pourra faire tous les "quadrillages" que l'on veut, toutes les opérations militaires de grande envergure que l'on souhaite, toutes les actions sociales et politiques possibles et imaginables, cela ne marchera pas, sans l'abandon pur et simple du concept abscons de "l'Algérie française".
En effet, les deux communautés, européenne et musulmane, ne cohabitent que de façons erratiques, déséquilibrées, insuffisantes, trop souvent imposées par le rapport des forces que les populations arabes ont supporté sans trop broncher, tant que la rébellion n'a pas réussi à se structurer. En fait, ces deux communautés ne cohabitent même pas, elles se juxtaposent seulement, déjà depuis la conquête. Et encore, il y a une large majorité du territoire où ne se trouvent que des Arabes musulmans. Mais on se heurte à bien pire encore : même à égalité réelle de droit et de considération, ces deux communautés sont (et resteraient) ethniquement incapable de s'absorber l'une l'autre pour fonder une nation commune comme il le faudrait absolument, dans la logique même d'une Algérie française. Cela aurait pourtant été la seule et unique issue éventuellement possible au conflit : faire d'urgence de l'Algérie un territoire associé avec promesse et garantie d'indépendance à court terme, d'abord autogouvernée dans une association étroite avec la France, librement et démocratiquement formulée, puis massivement acceptée par tous, en Algérie comme en France. Là, et si cela avait été possible, nous aurions pu, peut-être, couper l'herbe sous le pied du FLN, mettre fin à la guerre, et sauver les meubles. Mais, à quel prix !Pourtant, je ne croyais même pas une seconde à la faisabilité d'un tel arrangement, les pied-noirs étant incapables d'accepter de devenir minoritaires et seuls en face de musulmans majoritaires détenant le pouvoir ! (Cela ne s'est pas fait, heureusement, sans aucun doute ! Finalement, ça a été une grande chance pour la France. On en voit aisément le pourquoi de nos jours. Une associaton étroite entre un état français et un état algérien était déjà, est, et restera, ethniquement, politiquement, socialement et religieusement totalement inconcevable !
De Gaulle, qui, un moment, avait cru possible - ou feint de le croire - d'évoquer une France s'étendant "de Dunkerque à Tamanrasset", avait évidemment raison, quand il a vite compris qu'il ne pouvait s'agir là que d'une chimère totalement folle... Dans la situation où en est l'Algérie dite « française » de 1958, combattre devient pour moi un sacrifice parfaitement inutile, une action perdue d'avance, un gâchis pour tout le monde. Ma famille a quelques relations à Paris. Très discrètement, à l'insu de tous, je commence à exposer à certains, toujours dans la plus grande discrétion, là où cela peut être reçu, là où cela peut être utile, les craintes que m'inspire déjà ce début de mon expérience algérienne, en les faisant remonter comme je peux. Et, de façon imprévue, certaines oreilles, déjà tendues, s'y intéressent enfin. Par-dessus tout cela, un cas de conscience se présente à moi : j'ignore encore si je pourrais suivre ma formation d'officier de réserve, mais, en toute circonstance, il me semble de plus en plus impensable, et bien trop lourd, d'avoir la responsabilité de conduire des hommes au feu, dans un contexte aussi absurde. Et j'y réfléchis chaque jour davantage.
2 - Soudain, tout se précipite plus encore : depuis que j'ai été vacciné contre la jaunisse, et, contre je ne sais quoi encore, je suis malade. De plus en plus mal en point, même. Les médecins décident de m'envoyer à l'hôpital militaire Maillot d'Alger. J'y rencontre un certain nombre d'appelés, de militaires engagés, qui sont passés par le bled et qui me racontent ce qu'ils y ont vécu. Cela me confirme souvent dans les impressions que je commence à ressentir de plus en plus précisément. Donc, cette fois, après avoir encore mûrement réfléchi, je prends une décision ferme et définitive : jamais, je commanderai des hommes au feu dans cette situation que je refuse totalement. Je vais donc dire que je ne tient plus du tout le coup physiquement en ce moment, ce qui est vrai, (mais j'aurais pu tout de même passer outre, attendre et voir avant de le dire) et, qu'à mon grand regret, je me sens désormais inapte, hélas, à poursuivre le peloton EOR. Je sais que cela signifie pour moi un envoi prochain dans une zone de combats, avec la quasi-certitude d'y rester jusqu'à la fin de mon service, et donc, d'avoir encore plus de chances d'être tué ou blessé pour rien, qu'en faisant Saumur. Ce qui me rend furieux, car si cela arrive, je serais non seulement mort pour rien, mais surtout en pleine jeunesse. Cela veut dire, en outre, rester tout en bas de l'échelle, simple 2eme classe. Et ça, c'est très dur pour moi, c'est presque impensable, même.
Certes, je suis désireux de faire mon devoir de soldat et de combattre avec mes frères d'armes. Mais, cela me rend encore un peu plus malade d'avoir ainsi la certitude que je vais me battre strictement pour rien, que le combat ne sert pas la France qui, elle-meme, n'est pas en danger et, de plus, que je ne peux même pas le dire clairement. Qui me comprendrait donc ? Pour être honnête, je dois avourer, que je vais quand même arriver à jouer à fond la carte virtuelle d'une santé et d'une constitution insuffisantes pour faire tout ce que l'on attend de moi. Et, ça marche. Je réussirai ainsi à ne faire, à peu près, que ce qu'il était possible que je fisse de moins mauvais pour moi et qui me convenait aussi le mieux, sans que le service de mon Pays en soit le moins du monde affecté. Et il en sera ainsi, tout au long de mon service militaire.
En effet, visiblement, j'ai toujours su être assez persuasif. Pendant mes études, j'avais fait un peu de droit et, de temps en temps, rêvé de devenir avocat. Ici, j'ai passablement honte de manipuler à peu près tout le monde, pratiquement à ma guise, mais, je crois fermement que la situation exceptionnelle m'autorise, même moralement, à tricher un peu. Pourtant, ainsi, fini définitivement le pelotonton EOR dont on me raye aussitôt de l'effectif. Comme, visiblement, on ne sait plus trop quoi faire de moi, on me colle dans la section de formation des élèves secrétaires. Là, j'avoue encore que, franchement écoeuré par cette guerre inutile, par le temps qu'elle me faisait perdre sans justification sérieuse à mon sens, comme par le déclassement social et militaire que la situation m'imposait, j'ai sérieusement envisagé, un moment, de manoeuvrer plus encore, jusqu'à obtenir ma réforme pure et simple. Mon dossier, joint à ma capacité de persuasion, me l'aurait sans doute rendu possible. Puis, j'ai abandonné cette idée et me suis dit qu'il n'était pas inutile -et même qu'il serait important- de poursuivre mon expérience, de mieux connaître par moi-même la situation sur le terrain, pour pouvoir en faire un rapport plus précis à mes correspondants en Métropole. Il était, en outre, à prendre en compte le fait que le vécu d'une campagne sous l'uniforme avait bien des atouts et m'apporterait une expérience de la vie difficile à envisager ailleurs. De plus, je ne pouvais qu'écarter sans hésitation la simple idée de vouloir me planquer pour fuir les combats, même s'ils étaient, à mes yeux, totalement inutiles; tout autant que celle de ne pas vouloir faire le service militaire, un devoir sacré à mes yeux, pour tout citoyen qui se respecte un minimum.
Je m'engageais donc ainsi dans la guerre, au moins pour un temps. Mon nouveau chef de peloton était un certain sous-lieutenant de Fontenay, assez imbu de sa personne, de son grade et de sa fonction d'instructeur, tout cela le conduisant à regarder d'un peu haut les "bidasses" qu'il commandait. Je compris assez vite qu'il ne m'appréciait pas plus que cela. Sans doute se méfiait-il de mon comportement assez atypique, qui rentrait plutôt mal dans le conformisme de la situation. En tout cas, j'ai pu mettre, par la suite, et, dans le cadre de mes fonctions militaires, la main sur les appréciations qu'il avait notées dans mon dossier, lorsqu'il le détenait, et, elles ne m'étaient pas franchement favorables. Je n'irai pas jusqu'à dire, cependant, qu'il ait été, sans doute, jusqu'à me pistonner pour mon affectation dans un coin assez pourri des monts du Hodna. Mais, c'est très possible ! En 1961, libéré, et alors jeune directeur commercial adjoint, je l'ai brièvement rencontré dans une soirée parisienne branchée où tous les hommes étaient en smoking. Un peu surpris de me voir, il m'a juste demandé si "cela s'était bien passé?"..ma réponse a été simple et directe : " Oui, très bien, vous voyez par vous-même que je suis rentré entier..." Nous nous sommes souri dans une convenance glacée puis on ne s'est rien dit d'autre qu'une ou deux banalités de plus et j'ai aussitôt tourné les talons. Je ne l'ai jamais revu.
Au camp du Lido, en plus de l'exercice militaire, des patrouilles dans Alger et sa région, avec le fameux fusil MAS 36-51, les "Pefats," administratives et instructrices, m'apprirent le maniement de la machine à écrire militaire, presque un engin blindé, qui crépitait comme une MAT 49, la tenue des livres, des états, des fiches, les circuits des bordereaux et les diffusions de circulaires, comme la tenue des paies et encore plein d'autres choses. Avant mon incorporation, j'avais fréquenté une école de commerce, puis une école de vente, et ce travail de gratte-papier ne me semblait pas bien compliqué. Mais, il me barbait au plus haut point. J'en vins à regretter les actions et les taches plus dynamiques sur le terrain. Là, je m'ennuyais moins pendant les patrouilles. Un jour, d'ailleurs, à la tombée de la nuit, nous sommes six hommes dans un 4x4 Renault. Encadré par un sous-officier, nous patrouillons à faible vitesse, en bordure de champs de vignes à perte de vue, quand je vois, soudain, une forme, dissimulée par les feuilles vertes et les grappes de raisins. À l'époque, j'étais chasseur, bien habitué à tirer le gibier à plumes et à tirer très vite. De plus, j'aimais les armes, et avec mes frères, on faisait beaucoup de tirs de précision à la 22 LR. Bref, ce soir-là, détectant, en bordure des vignes, un danger potentiel, mon réflexe immédiat a été d'approvisionner mon MAS 36 en un éclair et de mettre en joue. Sans rien dire, et, également avec d'excellents réflexes, le MDL chef a saisi mon arme et en a immédiatement retiré la cartouche. Il n'a rien dit. Peut-être avait-il vu de sa place qu'il s'agissait, en fait, d'un âne en vadrouille qui, effectivement, se redressa soudain et nous montra ses deux grandes oreilles ? Peut-être a-t-il simplement pensé que j'allais tirer sans ordre et déscendre ainsi n'importe qui, sauf un fellagah ? En fait, je n'aurais évidemment pas ouvert le feu de mon propre chef, sauf si un homme avait fait feu sur nous ou se préparait de façon évidente à le faire. Mais le MDL avait totalement raison. Il ne me connaissait pas et savait seulement que je n'étais qu'une jeune recrue en formation, et qui risquait de lui attirer de gros ennuis, en cas d'incident regrettable. Par contre, si un accrochage s'était vraiment produit, il n'aurait peut-être pas eu le temps de s'en souvenir. Et moi non plus, sans doute ! Mais lui, que pouvait-il faire d'autre ?
LE DEPART VERS M'SILA
On ne nous dit rien de spécial tandis que nous recevons nos feuilles de route, en même temps que nos affectations. La mienne précise : 12 eme Régiment de Chasseurs d'Afrique, M'SILA dans la ZOC. Avec un certain nombre d'autres camarades, nous sommes rassemblés et conduits à la gare. Les titres de transport précisent que la destination de notre train est Bordj-Bou-Areridj. Nous découvrons bientôt ce train dont les wagons semblent décents et qui sont tractés par une locomotive, elle-même précédée d'un wagon de marchandises remplies de rails en vrac. Les plus futés nous expliquent que ce wagon qui précède est destiné à faire exploser les éventuelles mines placées sur la voie et, à réduire ainsi les dégâts comme les pertes en vies humaines. Intéressant !
En effet, cela sent déjà la guerre, les embuscades, tous les dangers qui les accompazgnent. Dans ce train, il y a bien une petite escorte armée, disposant d'un poste de radio (un 509/510, je crois). Mais, je ne vois que des armes légères. Le convoi avance lentement et, par moments, ils s'arrête carrément. Dehors, le paysage change peu à peu. Les plaines verdoyantes se font plus rares. Puis, bientôt, je remarque que les fils des lignes qui suivent la voie de chemin de fer sont de plus en plus bas au-dessus du sol, souvent même, à peine au-dessus. La raison en est facilement visible : les rebelles viennent régulièrement couper ou plastiquer les poteaux et, pour gagner du temps on remonte les fils sur ce qui reste des poteaux. De temps en temps, par les fenêtres, nous voyons des hommes en tenues de campagne, des patrouilles dans les champs, des GMC sur les routes, quelques AM et Jeep par-ci par-là. Les véhicules sont souvent très sales, ceux qui les utilisent, ou qui crapahutent dans les environs, ne sont pas non plus très reluisants.
BORJ-BOU-ARRERIDJ PUIS M'SILA
A Bordj-Bou-Arreridj, nous sommes attendus par nos frères d'armes. Il doivent nous attendre comme une relève bienvenue, certes, mais aussi comme une bande de bleus, ignares et un peu méprisables. Bref, nous sommes prêts à tout, mais, ce n'est pas eux qui nous font vraiment peur. Nous grimpons dans les camions Simca à cabine avancée qui nous sont destinés, un regard inquiet scrutant le paysage. À cet instant, je réalise que je suis en uniforme mais que je n'ai même pas un pistolet à bouchon dans la poche et donc, qu'en cas d'embuscade, nous ferons des cibles idéales pour les fellaghas. S'il y accrochage, il ne me restera qu'à me faire tout petit, à me protéger de façon sans doute dérisoire, en mettant mon paquetage dans la direction des agresseurs et, si l'occasion s'en présente, à me précipiter sur la première arme laissée par un homme touché à proximité de moi.
Mais, notre convoi de "bleus" arrive sans encombre dans la petite ville de M'Sila puis nous dépose au PC du régiment. Pour moi, ce sera juste le temps d'une courte pause, car, accompagné de quelques autres, je suis affecté au 2eme Escadron, en plein bled. On nous y conduit donc bientôt, par une piste cahotante, entouré d'un paysage sauvage, presque lunaire, coupé par quelques oueds à sec, et quelque talwegs inquiètants. Je trouve la vue assez sinistre et la topographie idéale pour nous tendre des embuscades faciles et meurtrières.
LE 2EME ESCADRON DU 12 EME R.C.A.
(Devise : « Audace n'est pas des raisons ». Chef de corps : lieutenant-colonel de Ruellé du Chéné)
Le fameux mirador et une vue partielle sur le centre du dispositif. (Photo publiée avec l'aimable autorisation du MDL A. Gaillard)
Nous descendons prestement et, avec nos bagages, nous sommes mis en rang par le sous off qui nous commande, pour une première présentation à notre chef d'escadron, ainsi qu'à ses principaux adjoints. Ensuite, nous découvrons peu à peu notre cantonnement. C'est encore une implantation assez basique, englobant quelque mechtas, des tentes, une entrée en dur plus ou moins fortifiée, un mirador en bois, ensemble abritant une quinzaine de chars et de véhicules blindés divers, le tout protégé par un tapis circulaire de barbelés avec, ça et là, des postes de défense.
Autour du camp, le paysage est désertique et presque lunaire, comme l'était la piste qui nous y a conduit, entouré de petites montagnes qui nous donnent un peu l'impression d'occuper la scène centrale un grand cirque. Pour moi, cet emplacement évoque, plus ou moins, la cuvette de Dien-Biên-Phu, que je n'ai jamais vue, mais dont j'ai souvent étudié la topographie originale, dans le cadre du cas concret que constitut sa dramatique histoire. Fort heureusement, et sur le plan militaire, les deux positions n'ont strictement rien à voir. En Algérie de 1958, le quadrillage est verrouillé partout, comme le sont les frontières tunisiennes et marocaines.
En outre, l'armée française y est solidement implantée partout, nombreuse, surpuissante et efficace.
Et, le deuxième escadron, dont je fais partie maintenant, dispose d'une dizaine de chars moyens-légers de type M 24, bien articulés et pointant les 360°, assisté de quelque half- tracks, le tout correctement réparti et constituant une position très difficilement enlevable par d'éventuels rebelles, sauf, peut-être par une excellente coordination d'actions commandos de nuit. Mais, encore faudrait-il que les fellaghas arrivent d'abord à passer silencieusement à travers le large tapis de barbelés, réseau gardé en permanence, et qu'ils éliminent dans le plus grand silence les sentinelles les unes après les autres, y compris celle du mirador. Il aurait peut-être été également possible aux fellaghas d'utiliser des mortiers. Mais, visiblement il ne devait pas en avoir-ou très peu-. Dans cette dernière hypothèse, il aurait été indispensable qu'ils en utilisassent plusieurs pendant une assez longue préparation et surtout, qu'il disposassent également d'armes antichars en quantité suffisante. Sachant combien l'ALN, et même les groupes de fellaghas indépendants, avaient déjà été largement étrillés par l'Armée française, sachant qu'ils n'arrivaient pas à disposer d'armes lourdes, je restais tout à fait confiant dans la sécurité de notre position. Je reçois bientôt mon paquetage et, enfin, une arme personnelle. Dans ce paquetage, il y a même une tenue saharienne avec des sandales, équipement que je n'aurais jamais à utiliser, d'ailleurs. Mon arme est une carabine américaine USM1, une arme que je connais déjà, un de mes voisins, ancien résistant breton, ayant gardé la sienne après la libération. Cela me satisfait grandement d'en recevoir une, car cette carabine est légère, maniable, précise et permet aussi des tirs assez rapides, sans être ni fatigante ni encombrante. En accompagnement, je reçois une dotation de 90 cartouches. De mon arrivée jusqu'à mon départ du deuxième escadron, je ne me coucherai jamais sans avoir mis ma carabine et ses six chargeurs à côté de moi, dans mon lit picot. En 1958, au 12e Régiment de Chasseurs d'Afrique, pratiquement tout l'armement est américain. En effet, ce régiment a fait partie des Forces Françaises Libres et, suivant la volonté de général De Gaulle, a été engagé dans la reconquète de notre liberté et, pour se faire, équipé en matériel américain, car il n'y en avait pas d'autre disponible.
Pendant le quartier libre qui suit un repas rapide, les anciens nous montent une revue de paquetage bidon dans une des tentes que nous découvrons. Certains ont des barrettes d'officiers mais, évidemment, nous ne connaissons encore personne et, nous y croyons tous jusqu'à ce qu'après leur départ, certains autres, ceux qui sont restés, éclatent tous brusquement de rire et se réjouissent de la bonne blague qui nous a été faite. Les barrettes étaient « empruntées ». Tout cela restera, évidemment, strictement entre nous et brisera rapidement la glace.
Suis-je donc un privilégié ? Bientôt, on me présente à mon supérieur direct, le maréchal des logis chef Pernet, qui est responsable de l'administration au deuxième escadron. Je vais travailler avec lui et contribuer à la tenue des états, des dotations, des papiers en général. Cela comprend aussi que je vais coucher, non sous une des tente, mais seul, dans une petite pièce de la mechta qui sert de bureau et dans laquelle accède également celle de mon chef. Non loin de là se trouve, si ma mémoire ne me trompe pas trop, la mechtas du capitaine Rolland, notre chef d'escadron. Dehors, tout contre l'un de mes murs, sur un tremplin artificiel, juste à quelques mètres du coin de couchage qui m'est assigné, se trouve un un char obusier, condamné à être statique, qui sert appui feu de temps en temps. C'est presque toujours la nuit qu'on l'utilise et l'onde de choc des départs ébranle ma toiture dont le torchis me tombe alors dessus, quand je suis couché.
Le MDL Pernet m'a laissé le souvenir d'un homme agréable, sérieux et rieur à la fois. Il a toujours été sympa avec moi. Je ne pense pas que j'étais pourtant, alors, très ouvert ni détendu, ni vraiment motivé. Mais, ça, il le comprenait sans doute parfaitement.
Le MDL A. Gaillard sur l'un des 10 chars Shafee M 24 du 2eme Escadron. (Photo publiée avec l'aimable autorisation du MDL A. Gaillard)
Si j'avais finalement été classé « secrétaire militaire », grâce à l'unique qualification obtenue au centre de formation du Lido, cela ne me dispensait nullement de participer aux gardes, spécialement la nuit, et parfois, de jour. Mon classement dans le service auxiliaire faisait que je n'appartenais à aucun peloton armé particulier et que je ne suivait donc pas les opérations. Mais, ce n'était pas vrai pour les patrouilles de nuit, que je faisais de temps en temps, dans un rayon de quelques kilomètres autour de notre position. Ces sorties nocturnes était organisées et encadrées par un adjudant super, ancien d'Indochine, connaissant parfaitement son métier de soldat. Ce dernier avait remarqué qu'à l'entraînement au tir, je faisais souvent des cartons avec mon USM1. Il choisissait ses hommes et nous partions la nuit tendre des embuscades, fouiller les mechtas et les granges abandonnées, bref, visiter les éventuelles planques de fells. Ce sous-officier (dont je ne suis malheureusement plus capable de me rappeler aujourd'hui le nom, ce qui est un comble) avait fait l'Indochine où il s'était fort bien battu, se sortant vivant d'assez mauvais coups, disait-on. Je lui accordais une confiance aveugle et je ne détestais pas sortir avec lui, certain que si nous avions un accrochager, il saurait comment réagir au mieux. On comprenait tout de suite qu'il savait de quoi il parlait, qu'il était expérimenté et connaissait le terrain aussi bien, si ce n'est mieux, que les indigènes eux-mêmes. Avant de partir, il commençait par vérifier si, comme il l'exigeait, nous n'avions effectivement rien oublié dans nos poches, rien qui puisse faire du bruit en tombant ou provoquer un reflet de lumière dans l'ombre de la nuit, pas de lettres, pas de nom, pas de papier. Il vérifiait également que chacun portait exclusivement un casque léger sur la tête, pas de casques lourds, pas de gourmette ni de chaînes visibles et, avant tout, des chaussures silencieuses. Bien entendu, pas la moindre cigarette et pas la moindre allumette sur nous et, pas même un mouchoir. Se moucher par inadvertance dans le silence absolu de la nuit peut trahir une présence à des centaines de mètres.
Puis, nous partions à huit ou neuf, dans un silence total, en file indienne espacée, cherchant le couvert des ombres, arrêtant souvent la progression pour écouter attentivement le moindre bruit suspect, gardant toujours en tête les consignes reçues, au cas où nous tomberions nous-mêmes dans une embuscade.Si nous n'avons jamais eu de contacts sérieux avec les fellaghas pendant les patrouilles auxquelles j'ai participé, je me souviens tout de même avoir eu une belle frousse, une certaine nuit. Notre obusier-ou un autre de nos chars- tirait en appui feu pour couvrir un poste isolé a quelques kilomètres plus loin. On entendait les départs puis, peu après, le passage vrombissant des obus justes au-dessus de nos têtes, suivi bientôt des explosions à l'impact. Sans doute étions-nous seulement à trois ou quatre petits kilomètres au nord-ouest du Hammam Dalaa. Je ne connaissait pas l'endroit et, de plus, il faisait déjà nuit noire. Une petite mechtas, a priori délabrées et abandonnées, composé de deux constructions dérisoires, se profilait dans l'ombre tout près de nous. Elle semblait bien abandonnée. Après un demi-encerclement discret, tandis que les autres nous couvraient, j'ai été désigné, avec un de mes camarades, pour aller ouvrir la porte que l'on devinait déjà, peu solide et mal jointes, même dans l'obscurité. C'était à mon tour de passer le premier, ce que j'ai fait avec une appréhension certaine. L'arme à la hanche, le doigt sur la gâchette, je me suis avancé sans bruit, en retenant mon souffle; puis, j'ai donné à la porte toute proche un violent coup de pied. Cette porte s'est ouverte brutalement et j'ai fait; en même temps; un saut de côté, pour me protéger, prêt à tirer sur qui sortirait sans lever les bras. De ce qu'il y avait à l'intérieur de la mechta, on on ne pouvait absolument rien distinguer de ma place, tant l'obscurité était totale. Une seconde passa sans que le moindre bruit ne se fasse entendre, sans que le moindre mouvement à l'intérieur puisse être décelé. Nous n'étions pas en plein combat de la deuxième guerre mondiale, face a des combattants hostiles et retranchés, mais bien dans une zone ou civils pro français et pro fellaghas cohabitaient plus ou moins. Bien évidemment, il n'était donc pas question, ici, de balancer une grenade défensive à la légère. Nous n'étions que neuf et notre arme principale restait la surprise, le silence. Nous avions besoin de renseignements et il est certes bien plus intéressant de ramener vivants des rebelles ou ceux qui les soutiennent, plutôt qu'être conduits à les abattre dans un accrochage.
Dans ce gourbi, il n'y avait peut-être personne, ou seulement, des civils terrorisés, malades... Tout aussi bien que quelques fellaghas, coincés là, et qui attendaient le moment opportun pour ouvrir le feu. Ou encore, qui restient planqués, espérant que nous partirons comme nous étions venus, craignant, par exemple, que l'entrée ait été soigneusement piégée. C'est alorsque j'ai, soudain, entendus à l'intérieur un bruit suspect, tout près de moi, contre la porte à moitié refermée. C'est alors que dans le noir, une forme a foncé, me frôlant. Je n'ai pas tiré, mais cela a été limite. En fait, une chèvre, affolée, venait de se manifester. En pleine nuit, dans ce contexte de guerre, l'effet est garanti. Cinq bonnes minutes ont été nécessaires pour que je retrouve ma respiration car, pendant une petite fraction de seconde, j'ai bien cru que nous allions participer, et de nuit à un combat très rapproché...
Vu de ma modeste place, au 2eme Escadron, si l'activité des fells était assez peu directement perceptible le jour, il n'en était pas de même la nuit. Alors, notre position était harcelée de temps en temps, par des groupes mobiles qui venaient faire le coup de feu, sans trop y croire. Bien entendu, la réplique était massive, rapide et énergique. Chacun à son poste faisait son travail et suivant les besoins, le commandement engageait quelques chars et quelques half-tracks. Le MDL Pernet, ou même le capitaine Rolland, me dirigeaient alors et plusieurs fois, ils m'avaient envoyé en renfort dans le mirador. Il y avait là un projecteur puissant et une mitrailleuse de 12.7. Pendant ces moments de harcellement de nuit, nous nous trouvions à deux ou trois dans ce point d'observation, ce qui n'était pas trop.
Le futur bordj était encore en construction en 1958, quand j'y étais. (Photo publiée avec l'aimable autorisation du MDL A. Gaillard)
Un soir, vers 10h30, je crois, nous sommes mis en alerte par des coups de feu assez nourris qui avaient commencé du côté de la SAS voisine. Seule dans le mirador, la sentinelle de garde utilisait du mieux qu'elle pouvait son projecteur, pour tenter de localiser les assaillants. Je sors en courant de ma mechta avec ma carabine US et mes 90 cartouches. Le capitaine Rolland qui bat le branle-bas de combat à la cantonade, m'aperçoit et me donne l'ordre de monter vite au mirador dire à la sentinelle qu'elle éteigne immédiatement son projecteur. Sans doute est-elle, en effet, en train de se désigner elle-même comme une cible de choix pour les fellagahs. Autour, on court dans tous les sens. Les chefs de pelotons qui ont réveillé en urgence ceux de leurs hommes qui ne l'étaient pas encore commencent à les mettre en place. Déjà, le capitaine Rolland, toujours en pyjama, grimpe sur un des chars M24 qui manoeuvrent pour sortir de la position, tout phares alumés. Je me prépare tout juste à grimper à l'échelle verticale de bois qui conduit à la plateforme du mirador. Ca tiraille maintenant dans tous les coins et j'entends bientôt les mitrailleuses lourdes de nos chars crépiter sourdement en de longues rafales saccadées. Au moment précis où je mets le pied sur le 2eme barreau de l'échelle, une rafale me passe juste au dessus, un peu à droite. Glacé d'effroi, je reste cloué sur place. Si je sens bien mes jambes, ma volonté de les faire bouger est totalement paralysée. Celui qui a tiré semble être tout près, à quelques mètres derriére moi. Ce n'est pas un assaillant mais, visiblement un vrai bleu, totalement pris de panique, qui a tiré en l'air, n'importe où. Peut-être ais-je eu de la chance. J'aurai pu être transformé en passoire par cette rafale de 11.43. Je n'ai ni identifié ni revu ce brillant combattant qui, semble-t-il, est parti, d'ailleurs avec quelques autres, se trouver un coin plus abrité, en attendant que cesse la mitraille. Bien qu'il n'y ai jamais eu le moindre fell ayant réussi à pénétrer dans l'enseinte de notre base, c'était la nuit, c'était certainement son baptème du feu. J'ai donc parfaitement compris son comportement, et ne lui en ai nullement voulu d'avoir failli me tuer.
Donc, exécutant les ordres, après avoir respiré un fonds deux bonnes minutes, je reprends l'échelle et je transmets à la sentinelle l'injonction du capitaine d'éteindre son projecteur, sentinelle qui feint de ne pas me comprendre et qui continue à balayer nerveusement les environs avec son projecteur. Il est vrai que je ne suis pas un gradé et, visiblement, elle n'en a strictement rien à foutre !Sans doute ne me croit-elle même pas et elle continue son action dans laquelle elle se concentre de façon crispée. À ce moment, je pense voir, très brièvement, dans le faisceau de lumière qui parcourt rapidement le voisinage, juste un peu avant le nouveau bordj en construction, une ombre accroupie. Je signale cela à la sentinelle qui, cette fois daigne m'entendre, malgré les nombreux tirs et le spectacle des traceuses de toutes les couleurs qui courent au ras du sol, tirées par les mitrailleuses des chars en progression vers l'oued. Chars qui progressent et dont les paires de moteurs Cadillac V8 ronflent à l'unisson. Je pointe du doigt l'endroit repéré et arme ma carabine US. La sentinelle revient en arrière avec son faisceau lumineux, au moment même où la forme repéré se redresse sur le bord d'une sorte de talus. Je vise alors, puis je tire avec une correction au jugé et, une demie seconde après, je vois la silhouette s'immobiliser net avant de basculer de l'autre côté du même talus. Tout a été très vite. Le MDL Pernet est arrivés peu après, sans doute ayant entendu mon coup de feu en haut du mirador où il m'a rejoint. Je lui explique la situation et il transmet sur le champ, par radio, l'information pour les patrouilles qui ratissent activement tout autour du cantonnement. Il précise qu'un fell semble avoir été repéré et sans touché par un de nos tirs, juste devant le bordj en construction, ajoutant qu'il ne doit pas être seul. Qu'en a-t-il été exactement? Je n'arriverai jamais à connaître la suite exacte de cette action, ce que j'aime autant, d'ailleurs.
Ainsi passaient, pour moi, les jours et les nuits au 2eme Escadron. Je travaillais toute la journée, prenais mes tours de garde le soir et la nuit, participais à des patrouilles nocturnes, me trouvais fréquemment réveillé par les harcèlements ou des alertes de lui, devenait de plus en plus fatigué et dormait de moins en moins. Bientôt, il me faudra 2 l de café noir ultra costaud, au minimum, par jour. Je fume peu, et souvent, je donne ma dotation aux autres. Si nous mangeons très bien, j'ai quand même perdu plus de 15 kg et je me sens presque à bout de force. Notre médecin capitaine s'en rend compte, m'interroge, et je lui confirme. Il attend quelques semaines, pour voir si je remonte la pente, mais comme cela n'est pas le cas, il expédie à l'hôpital militaire de Constantine. (Je saurai plus tard, que c'est contrairement à la volonté du capitaine Roland, mais là, c'est le médecin qui décide pour les questions sanitaires.)
Non seulement j'étais totalement épuisé physiquement, mais encore, je commençais à l'être mentalement. Je me sentais de moins en moins en adéquation avec l'engagement français dans cette guerre, pour moi, totalement à côté de la plaque, que menaient alors, en fait, sans bien la comprendre, les responsables politiques comme les chefs militaires. Ces derniers se sentaient bien persuadé d'avoir raison, de défendre la France et de sauver l'Honneur de l'Armée, par trop malmenée en Indochine. Plus le temps passait, plus les événements confirmaient mes certitudes sur l'inutilité totale de notre présence militaire, dans l'évident nouveau contexte politique du moment. J'avais naturellement cru à l'Algérie française, sans réellement bien savoir pourquoi, avant de débarquer sur cette terre colonisée. Je pensais qu'une majorité de Français musulmans, comme les pieds-noirs eux-mêmes, avait un besoin vital de nous. Sur ce plan j'ai vite déchanté. La population d'origine algérienne était divisée, certes mais, même si elle respectait souvent la France qui, sans aucune contestation possible, lui apportait beaucoup, même si certains Français musulmans portaient vraiment notre pays dans leur coeur et pouvaient, de temps en temps, être jusqu'à de véritables exemples pour nous, dire que l'Algérie c'était à la France restait totalement absurde en soi.
Les deux communautés, musulmane et européenne, étaient bel et bien en conflit. Elles ne pouvaient pas subsister en binôme, avec des différences ethniques aussi importantes, avec des religions antagonistes, avec la colonisation et toutes les inégalités qui en découlaient bien trop concrètement. L'affaire était d'ailleurs tranchée par le seul fait qu'il y avait colonisateurs et colonisés. Tout cela, je voyais, je sentais, je vivais, je le comprenais parfaitement, dès juillet 1958. Au Hammam Dalaa, encore, j'ai eu l'occasion de faire parler librement un ou deux des prisonniers qui circulaient la journée dans le camp pour faire quelques corvées, pas de ceux, dangereux, qui était enfermé en permanence sous terre et dont le deuxième bureau et le commandement du régiment, ou encore, de l'escadron, se chargeait de façon énergique. Étant toujours objectif est aimantt parler vrai, j'ai conduit assez facilement ses hommes à me confier, avec une sincérité évidente, ce qu'ils éprouvaient, en tant que combattants algériens et sympathisants du FLN. Suivant que l'on est d'un côté ou de l'autre d'une barrière, il est évident que l'on voit cette barrière avec un point de vue à 180° de celui qui est en face. Sans excuser une seule seconde les fréquents comportements de sauvage de très nombreux fellaghas, sans admettre les horreurs, les massacres les mutilations, les tortures barbares et les exécutions régulières de prisonniers qu'ils comettaient, (sans d'ailleurs épargner eux-mêmes leur propres coreligionnaires) il fallait bien admettre que ces combattants étaient engagés dans une guerre de libération et que, même s'ils étaient très loin de pouvoir la gagner par les armes un jour, leur soulèvement était, avant tout, politique, irréversible, incontrôlable, mais, certainement justifié.
Encore une fois rien de tout cela n'excuse leur sauvagerie atroce alors abominable barbarie, dont on devrait pourtant bien plus souvent parler, au lieu de ne se focaliser sans cesse que sur les seules tortures utilisées par l'armée française, dans certains interrogatoires, mais totalement inévitable et incontournable dans le contexte qui vient d'être décrit.
Or, ni à Paris, ni à Alger on ne comprenait clairement la situation. Quand aux populations européennes d'Algérie, habituées à profiter d'une situation coloniale pourtant d'un autre âge, non seulement elle ne comprenait pas ce qui se passait, mais encore, leur manque total de psychologie et de réalisme, leur habitude d'être assistées et protégées par la métropole les en empêchaient. C'est ce qui les a conduites, au final, à tout perdre. En attendant, je suis à Constantine, dans une chambre d'hôpital militaire que je partage tranquillement avec deux légionnaires. L'un est Allemand, l'autre Serbe, et, ils se sont tous faits proprement casser la figure, lors d'une grande beuverie qui s'est terminée en bagarre générale.
Pour briser un peu la glace, je leur fais tout de même quelques compliments aimables, car je sais que les légionnaires n'ont pas froid aux yeux et qu'ils font du très bon boulot. Je les ai vus à l'oeuvre dans mon secteur. Du coup mes voisins de chambre sont sympas et l'Allemand me donne même un peu de sa tablette de chocolat. Je garderais d'eux un bon souvenir, que ponctuentt dans ma mémoire les coûts de trompe répétitifs des locomotives qui manoeuvraient dans la gare voisine.
On me fait bientôt une série d'examens médicaux qui ponctuent ainsi le temps long des quelques journées où nous devons rester dans notre chambre, en pyjama, 24 heures sur 24. Puis, un beau matin un médecin militaire en blouse blanche entre et vient directement vers moi:
- Rhabillez-vous, prenez avec vous tous que vous avez amené ici et passez dans la foulée aux sorties. On va vous donner des titres de transport pour Sétif. Vous êtes rapatrié sanitaire ! Etonné, je suis resté froid, presque au garde-à-vous, an pyjama. C'était un changement majeur, impensable, imprévisible. Je réalisai tout d'un coup que j'allais sans doute pouvoir revoir les miens, au moins un certain temps. J'eus envie d'embrasser ce médecin militaire, mais, un soldat se doit seulement d'exécuter, de s'en tenir strictement au respect de la discipline et pas de laisser deviner même un seul instant ses états d'âme. Une fois prêt, j'ai serré les mains de mes deux légionnaires, souhaitant à chacun de bonne chance. Puis, toujours sous le coup de la nouvelle, je me suis mis en route.
Pourquoi Sétif ? Je ne suis pas seul, car je me trouve au milieu d'un groupe d'une dizaine de soldats dont quelques sous-officiers, rapatrié sanitaire comme moi, qui sont tous, soit blessé, invalides, ou, porteurs de pathologies différentes inaptes pour un temps ou définitivement. J'apprends de l'un d'eux que nous allons être rapatriés dans un avion de l'armée de l'air, depuis la base aérienne voisine. En effet, je monte dans une ambulance conduite par une charmante infirmière parachutiste qui me confirme en le précisant que la destination de l'avion à l'aéroport de Villacoublay près de Paris. C'est un Nord 2501 de transport et de largage de parachutistes. L'appareil est plutôt bruyant et pas très rapide. Nous ferons une courte escale à Lyon Bron, avant de nous poser un peu plus d'une heure après à notre destination finale.
Mon impression est curieuse, confuse. La transition est forte, brutale. Je suis soulagé, heureux, mais mal dans ma peau. Certes, je tiens à peine debout, je ne pèse plus que 49 kg, mais je sais que tous les autres sont restés dans ce butin de pleine et qu'ils n'ont qu'une seule permission pendant les 27 ou 28 mois qu'ils auront faits là-bas. Combien de temps vais-je rester en métropole ? Que va-t-on faire de moi ? Et, mes affaires personnelles ? (En fait, je repasserai jamais au 12e RCA, et encore moins, au 2eme Escadron. Mais alors, je ne sais pas encore).
Descente de l'avion, nouvelle ambulance, nouvelle infirmière du service de santé des armées. Cette fois, je roule avec trois autres soldats vers l'hôpital Villemin dans Paris. Je vais y traîner un moment, assez long, bénéficiant de permission qui me permet de revoir ma famille. En toute discrétion, mais facilement désormais, je communique mes constatations, mes impressions que je présente comme des certitudes. Je serais un jour contacté par la présidente de l'Association Pour le Soutien de l'Aaction du général De Gaulle Mme Helleu, association dont je deviendrais bientôt membre actif. Mais, c'est à un autre niveau que mes rapports arrivent et sont probablement lus, en même temps que d'autres, qui se recoupent tous paraît-il. Nous sommes au début de 1959, et, il me semble évident, même vu ma place, ici, à Paris que la guerre d'Algérie va prendre rapidement un nouveau tournant. J'arrive à me persuader que je suis plus utile, vous, au minimum, moins inutile ici qu'à M'Sila. Des questions nombreuses me sont posées mais, la discrétion s'impose et doit rester totale. Bien entendu, il n'est pas de questions d'interférer de quelque manière que ce soit avec l'Armée. Je reste à mon poste de soldat de 2eme classe et dois m'y tenir strictement.
Je reprends un peu de poids, ma tension remonte. Même si les médecins militaires ne me considèrent pas comme totalement apte, ils ont bien envie de me renvoyer en Algérie ou il n'y a jamais trop d'effectifs. Or cela pose problème. Pour d'autres. Pour moi aussi, qui commence à faire un travail intéressant. Je vais tout de même, finalement, arrivé à rester, en jouant assez adroitement sur mon état de santé, mais aussi, malheureusement, en demandant indirectement l'appui et ses interventions nécessaires, au travers de relations familiales, ce que je déteste et réprouve au plus haut. Cela ne se produira qu'une fois et donc jamais plus de ma vie.
Je n'ai pas été tenu au courant de ceux en quoi avaient exactement consistéces interventions éventuelles mais probables.
Toujours est-il que je ne suis pas reparti en Algérie.jamais je n'ai jamais su qui procédait à mes affectations en région parisiennes, que je pensais toutes provoquées par les mêmes intervenants, et sans aucune relation avec les informations que j'avais apportées à d'autres. Pourtant, quand je me suis vu arriver en planton au ministère, rue Saint-Dominique, je me suis demandé s'il s'agissait d'une coïncidence accidentelle, où, d'un choix délibéré. Affectés à un service sensible, je voyais arriver les dépêches de la 10e région militaire (Alger) les rapports sur le moral des troupes en Algérie et bien d'autres choses encore. Assez vite, je croyais constater que bien des informations importantes pouvaient être modulées, retravaillé, édulcorée, contourner, avant meme de parvenir au général Le Puloch, Chef de l'Etat-Major Général des Armées puis à M. Pierre Mesmer, Ministre concerné. Cela pouvait donc être grave et affecter jusqu'à l'intérêt supérieur de la France. il est bien évident que cette confiance que l'on me faisait ne pouvait se être trahie et que je ne pouvais faire d'autres usages de ce que je découvrais que de le garder strictement pour moi seul. Mais, ce que je voyais ne démontrer, une fois de plus, que l'on avait bel et bien dans le mur.
D'ailleurs, le pouvoir, j'entends le général De Gaulle, avait fini par s'en rendre compte. Je le savais. Pour moi, il n'y avait plus qu'à attendre la fin de mon service et de mon aventure d'appelés du contingent. Je vidais les corbeilles du ministère mais je participais aussi à rédiger les les synthèses de presse que lisait le chef de l'état-major général des armées. Au ministère, l'ambiance était donc on ne peut plus relax. Pourtant, je me morfondais en pensant à tous mes frères d'armes, toujours appelé en Algérie, et qui devait eux, attendre encore un peu que finisse leur galère, accomplissant ainsi un sacrifice totalement vain.pourquoi n'y attachent plus, moi ? D'ailleurs, encore, mon propre frère allait devoir y participer à son tour, dans quelques mois, peu après mon retour à la vie civile, et tenir la barre, jusqu'à l'indépendance, accomplissant un service courageux et extrêmement dur. Mon frère, dont le courage a mérité alors toute mon admiration, a accompli son devoir, effectuant un sans-faute méritoire : sursitaire, il est finalement appelé dans l'infanterie. Ses classes se termine juste quand il contracteune méningite cérébro-spinale qui le conduit à rester huit jours dans un coma profond. Transférer en urgence à l'hôpital militaire de Rennes, le médecin-chef qui commande cet établissement prévient personnellement la famille et suggère même de venir sans tarder, tant la situation est grave et le pronostic réservé.
Mon frère se relèvera lentement. Puis, il lui faudra recommencer entièrement ses classes qu'il n'avait pas tout à fait terminées. Mais, elle en veut vraiment. Après avoir effectué six mois de classe au total, il intègre l'école des officiers de réserve de Cherchell, en Algérie, dont il sort sous-lieutenant avec un très bon rang qui lui offre un large choix d'affectation possible. Malgré tout, il opte pour l'Algérie où il restera jusqu'au bout.
Je reviens sur mon parcours parisien. Peut-être ne savait-on pas trop quoi faire de moi où, se méfiait-on un peu du soldat probablement atypique que l'on me pensait être? En tout cas, j'ai eu de multiples affectations. Après être passé par la C.A.R. de Versailles, par le 1er Train à la caserne Duplex, par le Fort Neuf de Vincennes puis, par le Fort de Nogent et, enfin, comme je l'ai déjà mentionné, par le Ministère des Armées, rue St Dominique à Paris, j'ai aussi bien nettoyé le sol d'un mess de sous-officiers ou vidé les corbeilles du Ministère que fait des synthèses de presse pour le général le plus haut hierachiquement de toute l'Armée française, utilisé des voitures avec chauffeur, disposé d'un studio personnel de recherche et d'animation dans une compagnie expérimentale d'action psychologique, la CDP 4, au fort neuf de Vincennes, participé à l'iniciation d'officiers de réserve de tous grades à cette arme nouvelle. Façon qu'avait l'Armée d'utiliser les compétences d'un 2eme classe, atypique, encombrant et qui n'aurait pas dû l'être s'il s'était laissé emporter par le courant du conformisme.
Je dois encore ajouter que je me suis toujours conduit de façon sérieuse, que je n'ai jamais eu de sanction ou de remarque sévère, que, comme mes camarades, j'ai bénéficié du "couchage extérieur", presque pendant toute la seconde partie de mon service militaire en Métropole Ce qui signifiait que je rentrais à la maison tous les soirs et que tous mes week-ends étaient libres, exactement comme dans la vie de bureau. Le contraste avec l'Algérie était faramineux !
Il est vrai que l'Armée réalisait ainsi de sérieuses économies et qu'elle accordait donc largement le bénéfice du" couchage extérieur" à ceux qui habitaient dans le secteur. Outre les économies d'intendance ainsi réalisées, les appelés concernés ne pouvaient qu'avoir un excellent moral qui contribuait à diffuser une bonne image de l'Armée dans les populations locales.
LE RETOUR A LA VIE CIVILE
Ainsi, ais-je eu un peu de temps pour reprendre pied et suis-je arrivé à réintégrer la vie civile sans trop de dégâts apparents, même si j'ai été, sans aucun doute, profondément marqué. Je pense que j'ai beaucoup appris de ma campagne en Algérie et de la vie militaire, car elle a des vertus formatrices exceptionnelles, dont l'absence de nos jours, est devenu catactrophique. J'ai appris, là, à mieux connaitre les autres. J'y ai appris à me battre et a garder la tête sur les épaules; à bien voir que l'erreur peut être sanctionnée sans complaisance. J'ai compris que je devais me débrouiller en toutes circonstances et qu'il fallait perdre l'habitude de croire aux illusions faciles. Si, pendant ces périodes dramatiques, mes efforts et mes sacrifices n'ont servi à rien pour la France (celle des Français incompétents qui la dirigeaient avant de Gaulle) mais, hélas! aussi comme la France des autres qui les subissaient, ils m'ont formé un jugement précis, objectif et rendu plus fort. J'ai croisé, pendant ces heures sombres beaucoup d'hommes de valeur qui l'étaient devenus en les traversant comme moi. Je les ai apprécié comme j'ai apprécié l'Armée, malgré ses travers, toujours prête à servir et à se sacrifier. Bref, toutes ces circonbstances ont fait de moi tout simplement un homme.
En conclusion, je ne regrette rien de tout cela. Même si cette expérience de la vie me conduit, aujourd'hui, à percevoir le danger sourd mais bien réel et imminent qui, cette fois, menace la France dans son propre sanctuaire et qui, tel un cancer métastasé, est en train de détruire ses génes, ses valeurs, et jusqu'à ses racines. Il suffit d'ouvrir un peu les yeux: la disparition progressive de la France et celle des Français est bien en marche, face à l'inconscience, à l'indifférence à la pacivité et à la veulerie.
Pierre d'Humières
http://www.grands-reporters.com/Algerie-la-Force-locale.html#forum3326
Chasseur Alpin en Kabylie : Guerre d'Algérie
http://sitelimafox.free.fr/AFN/PageWeb.htm
Personne n'est assez insensé pour préférer la guerre à la paix; en temps de paix les fils ensevelissent leurs pères; en temps de guerre les pères ensevelissent leurs fils. Hérodote
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