Nulle part dans la maison de mon père (Roman) –
Éditions Fayard, Paris ISBN : 2-2136-3540-4, 2007
Une autobiographie bouleversante
407 pages sublimes, desquelles on n'arrive pas à s'échapper et par lesquelles on pénètre dans une intimité sans jamais être voyeur, mais avec elles, grâce à elles on comprend mieux la problématique des femmes algériennes, on aborde enfin, la condition féminine dans toute sa complexité.
Disons-le de suite, Assia Djebar nous livre là une œuvre très forte qui dépasse largement le cadre autobiographique, une écriture qui sera reconnue comme un vrai chef d'œuvre. Un livre essentiel pour elle, sans nul doute, mais aussi pour la littérature algérienne, tant le propos est universel dans le monde arabo-berbère.
L'ouvrage est divisé en trois grandes parties :
- «Éclats d’enfance» qui marque les débuts de l'héroïne dans la vie,
- «Déchirer l’invisible» souligne l'adolescence,
- «Celle qui court jusqu’à la mer» marque la femme qui va vers son émancipation.
Sans oublier les 28 pages d'épilogues et de postface qui sont essentielles et annoncent un approfondissement à venir de ce gros travail d'introspection, d'analyse et de défense de la condition féminine algérienne.
La présence du père est absolument omniprésente. Elle traverse le récit et alimente la réflexion profonde. Elle permet de mieux approcher le nœud du problème, même si, surtout pour l'auteure, on ne parvient pas vraiment au cœur de l'interrogation et on a du mal à trouver l'apaisement.
Ce père instituteur laïc, résolument progressiste dans sa démarche politique, étonnamment libérateur en favorisant l'accession au savoir et à la Culture pour sa fille, tout en maintenant une vigilance de tous les instants quant à l'éducation rigoriste de Fatima qui, à 5 ans, ne peut même pas apprendre à monter à vélo avec le fils d'une de ses collègues qui habite le même immeuble de fonction. «Je ne veux pas, non, je ne veux pas que ma fille montre ses jambes !» Ce sera la première vraie blessure que lui inflige ce père qu'elle ne cessera d'aimer et dont elle sera habité, même si elle a toujours lutté pour sa liberté, pour son émancipation sociale. Une blessure «comme s'il m'en avait tatouée, encore à cette heure où j'écris, plus d'un demi-siècle plus tard !» nous confie Assia. Traumatisme profond qui lui interdira à jamais de monter à vélo.
Ce père qui voit d'un mauvais œil le livre sur la biographie de Pétain qu'a obtenu sa fille comme reconnaissance de son excellence en classe.
Ce père qui n'imposera pas le voile à sa fille comme il l'a fait pour sa femme uniquement dans le village qu'ils habitaient, alors qu'à Alger, lorsqu'ils y ont déménagé, la métamorphose de sa superbe femme en occidentale n'a posé aucune question.
Ce père qui n'hésite pas à braver les interdits coloniaux, en renversant ostensiblement les pancartes interdisant l'accès aux plages aux «indigènes», selon l'expression de l'époque.
Ce père, enfin qui dénie avec force, à un parent d'élève le droit de le tutoyer.
Assia Djebar nous fait partager merveilleusement toutes sortes d'émotions, de sentiments, à travers la description de sa vie quotidienne, aux côtés de sa maman qui la sort avec elle pour aller visiter les femmes de la famille. Cette mère belle et majestueuse, enveloppée dans son voile blanc et dont seuls les magnifiques yeux fardés sont visibles sous la voilette de fine gaze qui recouvre son nez. Cette mère la promène dans les rues de Césarée, sous le regard respectueux des hommes désœuvrés, parce qu'elle est l'épouse du seul instituteur arabe du village, pour aller au hammam, autre souvenir très prégnant de la fillette.
C'est ainsi que la petite fille retiendra combien il est important d'être respectée des hommes, même lorsqu'elle se promènera seule et «nue» (façon de caractériser les femmes «indigènes» qui sortent sans voile) et gardera tout de même le regard pointé vers le sol et évitera soigneusement de parler dans sa langue maternelle, dès lors qu'elle se trouvera à l'extérieur, en présence de la gente masculine.
D'ailleurs, Fatima sera très rigoureuse dans le maniement des deux langues : l'arabe dialectal et le français. Les fonctions de l'une et de l'autre sont bien précises et le lecteur décode ainsi toutes les nuances qui y sont mises. Elles retiendra pour toujours cette différenciation, à commencer par les années d'internat au lycée de Blida.
C'est là qu'elle va dévorer des bouquins avec son amie Mag et qu'elle va faire ses premières confidences. C'est aussi là qu'elle va connaître son premier émoi, après que Mounira, une autre de ses camarades de classe, l'ait littéralement mise dans les bras d'un garçon du sud algérien, lors des répétitions d'une opérette (Les cloches de Corneville).
Elle répondra positivement à l'invitation du «Saharien», comme elle se plait à le nommer, à aller partager une balade très sage à l'extérieur de l'établissement. Ce sera d'ailleurs la première transgression par rapport au rigorisme paternel et, dès lors, une phrase lancinante reviendra, tout au long du récit : «Si mon père l’apprend, je me tue…» Le lecteur s'apercevra, au fil des lignes que ce ne sont pas des mots en l'air et que l'expression sort totalement de la banalité des paroles prononcées par des jeunes gens. Ils prendront tout leur sens, lorsque la jeune fille de 17 ans, aura un acte de désespoir, suite à un affrontement avec son premier «fiancé» qui, à son tour, prétendra lui imposer ses règles inacceptables.
L'histoire prend toute son importance lorsque l'on sait que ce «fiancé» deviendra quelques années plus tard son mari pour 23 ans. Il faut vraiment que l'éducation du père, malgré les résistances, et elles ont été fortes, ait été profondément ancrée !
On le réalisera d'autant mieux que l'écrivaine, jusqu'à la dernière ligne s'interroge et cherche toujours à comprendre : ««Pourquoi ne pas te dire dans un semblant de sérénité, une douce ou indifférente acceptation : ne serait-ce pas enfin le moment de tuer, même à petit feu, ces menues braises jamais éteintes ? Interrogation qui ne serait pas seulement la tienne, mais celle de toutes les femmes de là-bas, sur la rive sud de la Méditerranée...pourquoi, mais pourquoi je me retrouve, moi et toutes les autres, nulle part dans la maison de mon père ?»
Sans doute que pour parvenir à l'apaisement, il lui faudra remettre l'ouvrage sur le métier, comme elle le dit d'ailleurs dans les dernières pages du roman. Oui, aller au-delà des 17 ans de la jeune fille Fatma-Zohra Imalayène, vrai nom d'Assia Djebar. Le lecteur attend aussi cette échéance, afin également de mieux comprendre et appréhender au plus près ce qu'est devenue cette grande dame de la littérature, membre de l'Académie Française, Madame Assia Djebar.
Oui, Madame, vous nous avez laissé là un bien beau cadeau et vous avez fait preuve d'un courage exemplaire que nous souhaitons sincèrement être salutaire. Merci Madame, vous honorez votre pays, notre notre pays.
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