En vérité dans le texte
Relire Isabelle Eberhardt relève de la salubrité publique en ces temps de crispations. J.M. Kempf-Rochd en offre l’opportunité en publiant et présentant une version inédite de Sud-Oranais, l’œuvre la plus accomplie d’une écrivaine dont le public connaît surtout la légende et dont il confond les écrits avec la masse de la littérature coloniale dont pourtant ils diffèrent.
Et à revisiter ce livre dans sa nouvelle mouture, on ne peut qu’abonder dans le sens de Kempf-Rochd (K-R) sur le fait qu’outre son admirable qualité littéraire, cette œuvre constitue un «irremplaçable témoignage» sur la dernière étape de l’expansion coloniale dans le Sahara de l’Ouest au tout début du XXe siècle. Eberhardt s’y trouvait en qualité de reporter pour le compte du journal L’Akhbar paraissant à Alger, hebdomadaire de Victor Barrucand (VB). Elle avait saisi l’occasion de cette mission pour se fondre dans une irrépressible quête spirituelle et d’absolu au Sahara, terre dite de virginité. C’était en 1903.
Elle devait rendre compte des attaques de postes militaires français dans la région de Figuig et dans le Sud-Ouest à la frontière algéro-marocaine, en pays encore «bled essiba». Cependant, elle fit mieux que d’écrire des articles en enfantant Sud-Oranais grâce à une plume aussi belle qu’inspirée, portée par le regard d’une rare acuité qu’elle avait posé avec une immense empathie sur tout ce qui l’entourait.
Cela a débouché sur «une fresque qui dépeint les gens, la société, les ksour de la région des Hauts- Plateaux et du Sahara septentrional à l’époque où le règne tribal et l’économie précapitaliste se mourraient, désarticulés par le colonialisme et où la prégnance religieuse des marabouts se défaisait».
Ses captivantes descriptions des immensités sahariennes comme des lieux clos des oasis, des atmosphères, des couleurs, des gens pris parfois dans leur plus secrète intimité, leur frugal quotidien, dans l’insouciance comme dans le malheur, se déclinent par de suggestives petites touches impressionnistes à la façon des tableaux de maîtres.
Réinventant la méthode d’observation anthropologique, Eberhardt voyage d’une manière originale pour son époque, en nomade aussi dépouillée que le plus humble des nomades, poussant, plutôt par conviction religieuse, son assimilation au milieu d’accueil jusqu’à se convertir à l’Islam. Et pour être admise à la fréquentation des hommes dans une société féodale, elle dut se déguiser en homme sous le nom de Si Mahmoud et s’accoutrer de l’habit local.
Ce comportement n’était d’ailleurs pas nouveau chez elle puisque, jeune fille à Genève, à une époque où il était défendu à une jouvencelle de circuler dans la capitale helvétique non accompagnée d’un parent, elle avait acquis l’habitude de porter des vêtements de garçon pour sortir librement de la maison.
En musulmane déguisée en homme, elle s’est immergée dans l’Algérie profonde, parlant sa langue, partageant la rude existence des pauvres, dormant à la belle étoile ou sur une natte devant un café maure, prenant part à la vie publique, logeant dans une zaouia et vivant dans un ksar. C’est ce qui fait de son œuvre, selon K-R «un cas unique en littérature grâce à l’effort d’intégration à une société autre, dominée par l’expansion coloniale».
Dans ses articles comme dans ses écrits littéraires, l’écrivaine prenait la défense des autochtones, appelait au respect de leur culture et de leur religion et s’exaltait sur la beauté de l’Algérie, C’est elle qui surnomma El Oued la Cité aux mille coupoles lorsqu’elle y débarqua à l’âge de 23 ans, en août 1899.
Mais, ignominieuse infortune, son œuvre publiée à titre posthume a été déformée à un point tel que K-R soulève la question de la validité de la multitude de biographies et de thèses, même les plus sérieuses, consacrées à Isabelle Eberhardt.
Les contrevérités et les approximations qui émaillent nombre de thèses académiques et d’écrits qui ne le sont pas sont effarantes. Tout cela a pour cause, en particulier, les successives éditions gravement altérées de Sud-Oranais, depuis les premières par VB en 1904, l’année de la mort d’IE, à l’âge de 27 ans. D’où le mérite du travail de K-R d’avoir restitué l’œuvre originelle.
Sans verser dans le détail fastidieux des interventions opérées sur le texte par VB, retenons, selon K-R, qu’il en a effectué 4500, dont 2000 mineures (ponctuation, mise en italique, regroupement en paragraphes, orthographe, majuscules), ce qui s’est traduit par une centaine de pages ajoutées, soit 44% de l’œuvre ! VB avait alors prétexté que le texte avait été partiellement détruit pour avoir séjourné dans la boue de la crue de l’oued de Aïn Sefra qui avait éboulé la maison où périt Eberhardt. K-R dément cette allégation, y voyant une fallacieuse fable servie par VB pour légitimer les remaniements qu’il avait opérés, ce qui lui avait même permis de cosigner Sud-Oranais dans une édition en deux parties.
Mais même les auteurs des éditions ultérieures n’ont pas rétabli l’œuvre dans sa forme originelle malgré ce qu’ils ont prétendu. En effet, en les comparant avec le manuscrit conservé aux archives nationales d’outre-mer à Aix-en-Provence, K-R relève que la dernière édition de Sud-Oranais, en 2003, «ne donne que 80% de sa version d’origine, omettant 8 chapitres, ajoutant quatre autres entièrement écrits par Barrucand et conservant plus de 3000 de ses modifications».
Enfin, et ce qui est plus dommageable, l’altération du texte a conduit à l’ajout de nouveaux thèmes visant le sensationnel ainsi qu’une vision exotique et parfois raciste avec des jugements à propos des Noirs et des juifs, tandis que l’intérêt d’Isabelle Eberhardt pour l’Islam a été en partie occulté avec une volonté manifeste de réorienter l’œuvre. Durant dix années, K-R s’est investi dans un travail de bénédictin, entamé en 1980 et conclu par une brillante thèse de doctorat en 2003.
Au bout du compte, la nouvelle édition de Sud-Oranais restitue la quasi-totalité du texte originel, en reconstituant la structure initiale du manuscrit, en incluant cinq chapitres inédits et en supprimant sept autres écrits par VB, ainsi que plus de 4000 de ses modifications. Par ailleurs, la majorité des vocables altérés du fait du séjour dans la boue ont été retrouvés grâce au contexte, aux lettres, aux syllabes ayant survécu, alors que les vides, du fait de feuillets non numérotés, ont pu être comblés par un reclassement de l’ensemble. Ce travail est également louable en raison du regain d’intérêt, depuis 1983, pour Eberhardt.
En effet, tous les deux ans en moyenne, trois ouvrages sont publiés sur ce personnage exceptionnel, sans compter les nombreuses traductions en allemand, en anglais, en espagnol et en japonais. «Dans la dernière décennie, ce sont davantage des biographies et des études qui l’emportent sur la publication des textes, neuf contre six», note le chercheur. Le cinéma, fictions et documentaires, n’est pas en reste de cet engouement.
Cependant, de toutes les biographies, c’est «Isabelle du désert» d’Edmonde Charles-Roux que K-R considère, hormis quelques réserves, comme la plus complète et la plus fouillée. Malgré l’engouement international que suscite Isabelle Eberhardt, la suspicion qui l’entoure en Algérie n’a pas encore disparu, déplore K-R : «Le fait que ses écrits n’ont pas été traduits en arabe y est certainement pour beaucoup. Et, même en français, on a eu peu de publications en Algérie.» Il tient pour signe de cette circonspection le fait que son nom n’a été donné à aucune institution culturelle ou encore que les trois rues qui portent son nom à Alger, Aïn Sefra et Béchar, ont été baptisées avant l’indépendance.
Espionne ou anticolonialiste ?
Personnage de roman, Isabelle Eberhardt traîne une sulfureuse réputation que lui ont faite ceux qu’horripilait son anticonformisme.Laissons de côté ce qui relève de l’ordurier pour une seule des accusations qui salissent sa mémoire. Elle a été qualifiée d’espionne dès 1924 par l’écrivain Gabriel Audisio pour lequel elle travaillait au détriment de la France. Mais c’est plutôt la réputation d’indicatrice au profit du général Lyautey qui «pacifiait» à l’époque le Sud-Ouest qui a prévalu, relayée en particulier par un Algérien à travers une biographie à charge. A cet égard, K-R en relève les relents haineux et démonte son argumentaire. Pour le lecteur qui aborde sans préjugé Sud-Oranais, il est difficilement pensable, au regard de l’élévation d’âme qui se dégage de son texte, qu’Eberhardt puisse avoir trempé dans la duplicité. Lyautey disposait de tellement de supplétifs et d’informateurs qu’il n’avait nul besoin d’elle pour espionner qui que ce soit dans une région qu’il connaissait parfaitement bien avant l’arrivée d’Eberhardt. Enfin, à la mort de la jeune femme, ce même général déclara à son propos : «Elle était ce qui m’attire le plus au monde : une réfractaire. Trouver quelqu’un qui est vraiment soi, qui est hors de tout préjugé, de toute inféodation, de tout cliché et qui passe à travers la vie, aussi libérée de tout que l’oiseau dans l’espace ; quel régal. Je l’aimais pour ce qu’elle était et pour ce qu’elle n’était pas. J’aimais ce prodigieux tempérament d’artiste, et aussi tout ce qui en elle faisait tressauter les notaires, les caporaux, les mandarins de tout poil.» Ce sont là plus des propos de reconnaissance d’un adversaire. Un autre camp, selon des grilles d’analyse actuelles, à travers le Net en particulier, la fait passer pour anticolonialiste parce qu’elle abhorrait la société des Européens de la colonie et qu’ils le lui ont férocement rendu pour sa préférence des autochtones dont elle défendait les droits humains. Cela n’est pas sérieux non plus, sachant que l’anticolonialisme n’avait pas encore germé à son époque. Kali Mohamed
Qui est J.M. Kempf-Rochd ?
J. M. Kempf débarque à Kenadsa en 1963 comme coopérant technique, rempli de sympathie pour un pays qui vivait «une période heureuse (…) de la première décennie après l’indépendance (…), une époque où tout semblait possible, où le pays était serein et confiant dans sa destinée».
Cela en fera un «pied vert», dénoncé par d’autres coopérants comme antifrançais au consul de France en poste à Béchar. Kempf-Rochd aggravera son cas en devenant un «m’tourni» (mais à l’envers) en embrassant l’Islam lors de la célébration de l’Aïd El Kébir 1965 puis en épousant une Algérienne. Il prend alors le nom de Mohamed Rochd.
C‘est dire ses affinités avec Isabelle Eberhardt qu’il avait découverte par hasard à travers la lecture d’un de ses textes intitulé Retour du troupeau. Il en fut impressionné, lui qui se sentait en congruence totale avec l’Islam pratiqué à Kenadsa, au début des années soixante, dans la tolérance, la bonté et la générosité. Il avoue que c’est Eberhardt qui lui a fait sauter le pas de la conversion religieuse.
Et, de ce point de vue, il n’est pas exagéré de soutenir que K-R est certainement des plus qualifiés dans le travail de réhabilitation du personnage et de l’œuvre d'Isabelle Eberhardt. En effet, il connaît intimement l’histoire de la région du Sud-Oranais, les lieux, pierre par pierre, et les habitants dont certains se souvenaient d’Eberhardt. Avant sa thèse, il avait écrit en 1992 une biographie, Isabelle, une maghrébine d’adoption, cela suite à l’édition critique de Dans l’ombre chaude de l’Islam en 1991.
Kali Mohamed
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