La guerre des mots
Dans la longue liste des ouvrages publiés en France depuis 2012 à l’occasion de la célébration du cinquantenaire de l’indépendance de l’Algérie et, plus particulièrement, en l’année 2014, année de commémoration du 1er novembre 1954 marquant le début de la guerre d’Algérie, un livre a retenu notre attention de lectrice attentive à tout ce qui se publie sur l’histoire de son pays. Il s’agit de Guerre d’Algérie.
Les mots pour la dire* dont la publication est dirigée par Catherine Brun, maître de conférences en littérature à l’université de Paris 3 qui a déjà à son actif un ouvrage intitulé Engagements et déchirements, les intellectuels et la guerre d’Algérie (Gallimard, 2012). L’originalité du récent ouvrage dirigé par C. Brun est qu’il traite de cette guerre sous un angle non encore exploré, celui du langage, «des mots» pour dire ce moment capital dans l’histoire des deux pays, moment qui marque d’une part, le déclin de l’Empire français avec la perte de la perle de sa couronne, et d’autre part, l’accès à l’indépendance et le recouvrement de la souveraineté par l’Algérie.
En se donnant pour objet la question de la «nomination», les nombreux auteurs réunis dans cet ouvrage tentent de réfuter le lieu commun qui fait de cette guerre «une guerre sans nom» pour lui opposer l’affirmation que c’est, bien au contraire, «une guerre qui ne dit pas son ou ses vrai(s) nom(s)» (C. Brun).
Ils présentent ainsi des analyses contrastées des différents discours développés sur cette guerre en analysant les non-dits, les métaphores, les tours de style, les marques énonciatives et les stratégies discursives qui renseignent sur l’identité de ceux qui s’expriment : partisans de l’Algérie française et tous leurs opposants (opposants à la guerre et objecteurs de conscience, amis et sympathisants des rebelles algériens et militants français impliqués dans la lutte avec les Algériens).
Et c’est une abondance d’appellations concurrentes, parfois irréductibles et irréconciliables, qu’ils relèvent, trahissant les clivages qui ont profondément et durablement marqué la société française et encore, «aujourd’hui, le combat n’est pas clos et artistes et intellectuels s’indignent encore». (C. Brun). Mais «il est curieux, note Bernard Noël, que des actes aussi graves perpétrés dans une langue n’aient pas une répercussion chez tous les locuteurs de cette langue, sauf que s’il en allait ainsi, le pouvoir, contraint à parler vrai, changerait de nature».
Si en France, prévaut la désignation «guerre d’Algérie» désormais consacrée par les autorités depuis 1999, les débats ne sont pas clos et nombreuses sont les dénominations exprimant des différences de points de vue mais aussi de vécus : «Guerre d’indépendance» chez l’historienne Sylvie Thénault, «poly-tragédie» pour le philosophe Edgar Morin et, plus encore, «blessure» chez le journaliste Jean Daniel. Une mention particulière nous semble nécessaire aux deux beaux textes de Mathieu Belezi, «Je suis en colère», et de Nathalie Quintane, «On va faire quelque chose qui ne se verra pas dans un endroit où il n’y a personne». Ils dénoncent, chacun à sa manière, la répression, les exactions et la torture et le second met en regard la violence de la conquête par rapport à celle de la décolonisation.
C’est l’horreur de la «pacification», nom donné aux opérations menées par l’armée française pour mater la rébellion et couper la population algérienne des combattants algériens dans les villes et les campagnes. Cet autre nom donné aux «événements d’Algérie» a d’ailleurs fait l’objet d’un ouvrage publié par les combattants algériens à Lausanne en 1961, grâce à l’appui de Niels Anderson.
Mais qu’en est-il des Algériens ? Si Pierre Vermeren nous offre une analyse brillante du discours des Algériens, il n’apporte rien de vraiment nouveau dans l’interprétation des soubassements idéologiques du discours officiel algérien développé par un certain nombre d’intellectuels idéologues du Mouvement national algérien avant et après l’indépendance. Ce sont, par contre, deux textes rédigés par deux intellectuels algériens qui ont focalisé notre attention, car ils font le pari de sortir des sentiers battus, d’interroger le terroir algérien et de proposer un nouvel éclairage sur les ambiguïtés du dire de la guerre en langue arabe.
Messaoud Benyoucef, auteur du texte La révolution saisit la langue, constate : «Les autochtones – ce que l’on n’appelait pas encore les Algériens mais pour lesquels on avait une série de termes d’évitement – ne sauront jamais la nommer comme telle. Au niveau de la population algérienne de base, en effet, le mot ‘guerre’ n’apparaîtra pour ainsi dire jamais, y compris au plus fort des opérations de ‘maintien de l’ordre’, quand des centaines de milliers de soldats y furent à l’œuvre.
Le climat de terreur régnant – surtout dans les campagnes où les colons avaient pouvoir de vie et de mort sur les indigènes – interdisait, certes, de parler de ce qui se passait quand les colons eux-mêmes ne le désignaient que par le terme convenu ‘d’événements’». Il fallait tenir sa langue dans le sens littéral de l’expression : «éviter de mettre un nom sur la langue». Par contre, poursuit-il : «Ceux qui ont déclenché la guerre – les insurgés – se raccrocheront, après avoir longtemps erré, à l’appellation de ‘révolution’ pour nommer leur œuvre.
Ce terme connaîtra une grande fortune et c’est lui qui demeure, aujourd’hui encore, le plus usité en Algérie pour désigner la guerre d’indépendance. C’est qu’il présente l’avantage insigne de l’équivocité : en effet, le terme ‘thaoura’ – révolution en arabe – est formé sur la racine ‘thara-yathourou’ qui veut dire précisément se révolter, s’insurger, mais sans la connotation de transformation sociale que le terme possède en français.
Le bilinguisme arabe-français ambiant et la culture francophone des chefs de l’Insurrection feront que cette connotation passera insensiblement dans le vocable arabe, résolvant du même coup le problème de l’occultation du mot ‘guerre’. (…) Telle la baguette magique, en effet, le terme de ‘révolution’ résout toutes les contradictions de la nomination dans le jeu de miroirs où les protagonistes sont pris. Ce traquenard spéculaire est repérable dans les deux séquences majeures de la guerre : celle où la montée en puissance de l’armée française – qui finira par mettre à bas la IVe république – sera suivie comme son ombre, côté algérien, par la montait en puissance des militaires qui abattront le pouvoir des politiques (assassinat d’Abane Ramdane).
Et celle où l’armée française commencera à parler de ‘guerre révolutionnaire’, le qualificatif étant censé justifier toutes les mesures de terreur prises à l’encontre de la population civile. Par là, elle singeait l’insurrection qui avait compris, avant elle, que le mot ‘révolution’ légitimait décidément tout.»
C’est, donc, nous dit l’historien Gilbert Meynier, en écho à ce qui précède «par un abus de langage que la guerre de 1954-1962 est généralement dénommée ‘révolution’ dans la littérature algérienne, qu’elle soit militante ou historique – et elle est souvent les deux en même temps. Rien dans l’entreprise ne signala une volonté révolutionnaire authentique. Il n’y eut pas de projet radical généralisé décidé du passé à faire table rase. La seule occurrence que l’historien puisse admettre à ‘révolution’ dans le cas algérien c’est ‘anticoloniale’. […Elle] se déroula par l’enterrement de tout projet révolutionnaire signifiant un radical retour sur soi».
Et c’est à un véritable retour sur soi, sur les différentes étapes de leur histoire et sur le sens des mots dans leur culture populaire, que Slimane Benaïssa, le dramaturge algérien, dans son texte intitulé La guerre d’Algérie : une guerre sans nom ?, interpelle ses compatriotes en leur disant que «c’est investis de notre histoire que nous menons les luttes, et c’est avec notre culture que nous défaisons ou refaisons notre histoire». Explorant d’une manière hardie l’évolution de la mise en place du pouvoir politique en Algérie depuis la période ottomane, le dramaturge met en évidence quelques lignes de force qui perdurent jusqu’à nos jours.
La prépondérance accordée aux rapports externes, au détriment des structurations fondamentales à l’intérieur, le déficit de légitimité interne de l’Etat et la faiblesse de ses liens avec la société et les modalités de fonctionnement des élites, la lecture réductrice et superficielle de l’islam et du patrimoine arabe d’une société sclérosée feront que la résistance à la conquête coloniale sera plus «une réaction d’autodéfense, plus communautaire et identitaire que nationaliste».
Il ajoute : «D’ailleurs, jusqu’à la Seconde Guerre mondiale, dans toutes les régions d’Algérie, la résistance de la société à travers ses structures traditionnelles ne se démentira pas et participera à l’ancrage de la légitimité d’un principe fondamental : l’identité ne peut être défendue que par la violence. (‘Ce principe sévit encore aujourd’hui’)».
Et Slimane Benaïssa de continuer à dérouler ses arguments pour mettre en évidence le caractère populiste, autoritaire et conservateur du projet nationaliste qui mena la lutte pour l’indépendance de 1954 à 1962 en déclarant : «Nous avons eu l’indépendance qui ressemble à nos luttes et nos luttes puisent leurs justifications dans nos valeurs.
On ne peut pas dire que la guerre d’Algérie a été une révolution. Nous sommes entrés en guerre de décolonisation les derniers parce que le processus était très difficile à mettre en marche. Quand la mise à feu s’est faite, tout était hors de contrôle. Nous avons acquis notre indépendance en prédateurs. De cette guerre, il n’est pas faux de dire qu’elle fut ‘sans nom’.
Cette guerre devait accoucher en 1962 d’une indépendance et, surtout, d’un projet pour l’indépendance. Les dirigeants qui devaient tenir une réunion à Tripoli pour définir ce projet se sont vus le matin et personne n’est revenu l’après-midi. Chacun de son côté est parti conquérir à sa manière le pouvoir vacant, c’est ‘sans nom’. (…) La guerre d’Algérie n’a pas résolu la moindre contradiction mais les a accumulées. (…) Elle est vraiment sans nom, car on ne pourra la nommer que lorsqu’elle sera finie.
Pour le moment, elle continue sa course folle. Les dirigeants qui n’ont pas assumé le fait de ne pas se revoir l’après-midi à Tripoli ont laissé la porte ouverte à toutes les contradictions et à toutes les magouilles dans la structuration du pays et de l’Etat. Nous subissons encore, cinquante ans après l’indépendance, l’absence de projet pour l’indépendance, et cinquante ans après, nous n’avons pas résolu nos problèmes de gouvernance. Et ça, c’est ‘innommable’». Voici, résumé en termes éloquents, le dilemme algérien, celui d’un peuple qui, au prix de sacrifices immenses, s’est libéré du joug colonial mais qui n’a pas pu ou su accéder à la liberté de décider de son propre destin.
Le mérite de cet ouvrage est donc de nous permettre de prendre connaissance des controverses qui ont entouré les débats pour nommer la guerre d’Algérie en France et la difficulté de nommer une révolution improbable chez les Algériens tant «les lignes de ‘partage’» interviennent entre Français et Français, Algériens et Algériens, Français et Algériens, Algériens et Français. Elles ne se réduisent ni à des appartenances nationales, ni à des origines politiques, ni à des confessions religieuses, ni à des implantations géographiques, ni à des phénomènes générationnels.
Ensuite seulement peut être conçue la nouvelle épistémé que Daho Djerbal (historien algérien, directeur de la revue Naqd), vigoureusement relayé par Etienne Balibar (philosophe français ayant enseigné en Algérie à l’indépendance), veut promouvoir par «de nouveaux mots pour la dire, de nouvelles manières de la penser, de nouvelles dispositions de savoir» (C. Brun). Mais la coordinatrice de l’ouvrage poursuit : il en «est des révolutions épistémiques comme des révolutions solaires : ne comptent que celles opérées sur soi-même. Les mettre en œuvre coûte. C’est à ce prix que la guerre d’Algérie, la guerre de Libération nationale, quels que soient les noms dont on l’affuble, pourra paisiblement devenir anachronique et rejoindre l’histoire».
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