Le vieil homme et son siècle tourmenté
Quand Chenoua porte le chapeau, il pleuvra bientôt sur Marengo», a-t-on l’habitude de dire lorsque les nuages s’amoncellent sur les cimes du mont. Mais en ce riant vendredi automnal, il fait beau et chaud en ces contrées verdoyantes. Il n’y a donc pas de crainte. Occasion propice pour rendre visite à Benaïcha, 103 ans, et qui semble bien les porter. Kerfa Benaïcha, ancien cycliste, réparateur de cycles connu dans la région, militant de la cause nationale, témoin de son siècle, nous conte les étapes de son parcours cabossé.
L’homme semble être fait dans une étoffe qui n’existe plus. Courtoisie chaleureuse, voix parfois étouffée, une volonté manifeste de dire plus, stoppée par des pertes de mémoire récurrentes. On sent qu’il a beaucoup de choses à raconter, mais parfois il parle avec les yeux et on capte au vol sa pensée. Le parcours si long est, comme de bien entendu, avec des reliefs.
Né le 17 février 1912 à Bourkika, à quelques encablures de Marengo où il s’est établi depuis belle lurette, Benaïcha a gardé de son père, Ahmed, responsable agricole, son attachement viscéral à la terre, aux racines et à Marengo.
D’abord, pourquoi cette appellation ? Sans doute en référence à la bataille éponyme. Napoléon avait donné le surnom de Marengo à un colonel qui avait fait la campagne d’Algérie. C’est le service militaire, effectué à Tébessa en 1928, qui a ouvert les yeux de Benaïcha sur l’insoutenable condition «des indigènes». «J’avais compris qu’on pouvait être autre chose qu’au strict service des colons.» Cette révolte est au diapason d’une violente remise en cause de l’ordre établi, vitupéré, vilipendé et enfin combattu, ce qui valut à Benaïcha d’être emprisonné à plusieurs reprises.
La fureur et l’horreur
Les militaires Bugeaud, Saint-Arnaud et Rovigo qui se prévalaient de la «pacification» n’ont-ils pas adopté la politique de la terre brûlée en Algérie ? «La guerre que nous allons faire n’est pas une guerre à coups de fusil, c’est en enlevant aux Arabes les ressources que le sol leur procure que nous pouvons en finir avec eux». S’adressant à ses soldats, Bugeaud les exhorte à aller couper du blé et de l’orge. Ainsi, l’Algérie est ravagée, les villes et les récoltes détruites. Ce qui fait écrire à la presse de l’époque : «Ils ne brûlèrent pas le pays en cachette et ne menacèrent pas les ennemis en faisant des tirades humanitaires». «La colonisation, c’est le vol, c’est le pillage, c’est le meurtre. Ce sont des crimes commis contre de paisibles populations pour le profit d’une poignée avide de gains», écrivait la presse progressiste.
Telle était la sentence des observateurs neutres. Souvenirs amers qui révulsent Benaïcha. «Ici, à Hadjout et ses environs, toutes les bonnes terres ont été accaparées par les colons qui y ont créé des domaines impressionnants», confie-t-il, en soulignant que Borgeaud s’était offert des milliers d’hectares à la sortie de Marengo pour en faire des vignobles notoirement appréciés. Les jeunes Algériens, en sous-hommes y travaillaient pour gagner leur vie. «Moi, j’ai commencé au milieu des années vingt à 300 douros». Benaïcha sait que «le premier centre de colonisation dans la région, Boufarik eu l’occurrence, fut décimé pendant plusieurs années par la malaria. Les décès atteignaient le tiers de la population», lui avait raconté son père Ahmed.
«Ici, les colons sont plus nombreux que dans l’autre partie de l’Algérie, car pour des raisons à la fois historiques et géographiques, ils se sont concentrés dans les riches plaines dont celle de la Mitidja où ils possédaient la majorité des terres». Ses enfants vous le diront : derrière ses airs bourrus, ses coups de gueule, leur père est un tendre, un géant aux pieds d’argile.
Jeune et grâce à des amis, Benaïcha a été frappé par la passion du vélo. Il se consacrera au cyclisme dont il en deviendra un champion.
«Il en était tellement épris qu’il en fera sa raison de vivre», témoigne son fils Hamid. En effet, notre homme ouvrira à Hadjout un magasin de vente de cycles et de réparation de vélos et de motos, réputé dans toute la région.
Zaâf, le casseur de baraque, et Kebaïli, le champion discret, étaient des habitués de son échoppe qui ne désemplissait pas. Sportif accompli,
Benaïcha nous raconte avec un humour exquis les duels épiques qui opposaient l’USM Marengo à l’O Marengo, «toujours des bagarres», car au-delà du football, les Algériens voulaient à travers le club musulman affirmer leur identité et se démarquer de l’occupant, dont l’Olympique était le porte-flambeau. Benaïcha a compris très tôt que l’école et le savoir pouvaient aider à supplanter la misère. L’instruction est la seule arme contre la colonisation, répétait cet homme dont la qualité première était de savoir d’où il venait. Il s’est démené pour instruire ses enfants dont des filles qui ont obtenu de hauts diplômes de l’université. Pour un père qui ne savait ni lire ni écrire, cela méritait d’être souligné, relève son fils, le Dr Maâmar Kerfa.
Une vie, un combat
Au déclenchement de la guerre, Benaïcha, qui était messaliste puis communiste, a intégré le réseau de Marengo pour la collecte d’argent et d’armement, aidé par son épouse qui est citée en exemple dans le quartier et plus largement dans la ville.
De par son emplacement, Marengo a été un lieu stratégique pour la résistance, dont les chefs, ici, ont été d’une bravoure remarquable, à l’instar de la tribu de Menaceur, des Hadjoutes et pendant la lutte armée d’hommes valeureux comme les Saâdoune, Ould El Houcine Cherif, Fekaïr, dont la famille a contribué avec Benaïcha à l’ouverture de la médersa de Hadjout qui a été plus qu’une école, mais dont l’état délabré aujourd’hui chagrine Maâmar, désolé et révolté à la fois. «Marengo, confie Benaïcha, a été construite en 1848 sur ordre de Napoléon III».
La ville s’est distinguée par ses jardins, ses larges avenues et son architecture exceptionnelle. Qui dit Marengo, dit vignoble, caroube, agrumes. «Aujourd’hui, regrette notre interlocuteur, la ville offre un visage hideux avec des constructions anarchiques». On bâtit en hauteur, défiant les lois, sans que l’autorité intervienne. De plus et à l’instar des autres villes, Marengo plonge dans la monotonie et la morosité.
Sous le marché, il y avait le bal du samedi et à la grande placette il y avait le kiosque à musique. Il y avait un jardin botanique avec des arbres centenaires qui faisaient la fierté des habitants, dont la demeure était toujours accompagnée d’un jardin. «Plus maintenant puisque le béton a tout mangé», tempête Benaïcha.
La terre et le béton
Parmi les cocasseries, Benaïcha raconte : «Vers les années 1958, la mairie de Marengo organisa un couscous de l’amitié et donc invita la population. La consigne du FLN était stricte : ne pas y participer. Vers 12h, tout le peuple de Marengo est subitement absent de la ville et donna l’impression de vaquer à ses occupations, mais vers 14h commença un autre scénario : des vomissements et des diarrhées de certains partout dans la ville. Le masque était tombé. Ils signèrent ainsi leur présence parmi les goumis et autre supplétifs».
Un autre fait insolite interpelle notre interlocuteur. En 1981, les anciens de la région revinrent visiter leur lieu de naissance ; ces pied-noirs furent bien reçus à Hadjout. Ils rencontrèrent leurs amis de classe et discutèrent en arabe dialectal de la ville ; ce furent des moments très émouvants. «On a tout laissé sur place, mais tout est figé : aucune amélioration», dira Philippe, mais Omar répliqua sèchement : «Vous avez tout pris». Philippe agrippa Omar et lui dit : «T’as raison mon frère, on a pris une seule chose, M. Korssi, (le garde champêtre), qui pénalisait fermement toute incivilité». On aura compris : les pieds-noirs faisaient allusion à la saleté ambiante… Même constat de Belhani Mahrez, ami de la famille Kerfa et illustre gardien de but de Marengo des années soixante, fervent défenseur de la ville.
Mahrez, qui avait été sélectionné en équipe nationale au lendemain de l’indépendance, rappelle les heures de gloire de l’USMM qui n’était pas aussi agressive que le laisse entendre une opinion malveillante. «On jouait un foot académique, et même les ténors de l’époque comme le CRB laissaient des plumes à Hadjout. Mais c’était une autre époque comparée à celle que nous vivons, où le foot est devenu un négoce, otage de l’argent…». Autre époque, autres mœurs, puisque les vrais valeurs ont disparu pour laisser place à l’individualisme et… «après moi le déluge».
Mme Annie Steiner, moudjahida, se dit «impressionnée par la longévité de Benaïcha, mais pas étonnée dès lors que les gens comme lui qui ont une hygiène de vie et vivent dans un environnement sain n’ont que rarement des ennuis de santé». La vieille combattante témoigne : «Je suis née à Hadjout, dans une école maternelle où ma mère avait un logement de fonction. J’en suis partie très jeune, mais je suis une Hadjoutiya. J’ai revu, avec émotion, l’école maternelle où enseignait ma mère, elle est restée telle qu’elle était et est devenue une école primaire. J’ai retrouvé la porte de l’appartement où je suis née et qui donnait sur la cour intérieure de l’école. J’ai retrouvé près de l’école l’hôpital où exerçait mon père ; il est né à Tipasa et son père à Teniet El Had. Les Hadjoutis m’ont accueillie simplement et c’était très émouvant. Ils m’ont montré le registre d’état civil qui mentionnait ma naissance : superbe écriture ! Et ils sont venus avec le président de l’APC (le maire) à la salle Ibn Khaldoun où on présentait un documentaire me concernant. Dès 1830, la tribu des Hadjoutes (ont dit aussi Hadjoutiyine) avec une autre tribu, les Menaceur, ont protégé la Mitidja, cette bonne terre agricole que convoitait l’occupant. C’étaient de superbes cavaliers qui, avec leurs chevaux très rapides et leur sens de la guérilla ont tenu de 1830 à 1848 : 18 ans de combats ! D’autres tribus ont dû faire de même. Au bout de 18 ans, ils ont tous été massacrés. On ne résiste pas aux canons. Il y a eu, paraît-il, un seul survivant, mais je crois que c’était ‘‘le survivant pour l’honneur’’», résume Annie.
Depuis des années, Benaïcha continue, à 103 ans, d’être un spectateur d’une époque qui a changé de fond en comble, qui a chamboulé nos habitudes en nous offrant un confort factice. Avant, un rien nous suffisait, aujourd’hui le tout n’arrive pas à satisfaire nos attentes. On voit bien que le vieil homme, bien dans sa peau, vient d’un siècle qui a réservé à sa génération des moments heureux et d’autres plus graves, mais qui ont engendré plus de colère que d’amertume. «Il y a quelques années seulement, on n’était pas soumis à de telles pressions, à de telles violences». Benaïcha, qui connut la faim, la souffrances, les humiliations de ceux qui ne furent ni des héros ni des traîtres n’éprouve pas les aigreurs de la nostalgie. Bien plus, il participe avec espoir à une vaste opération de démolition de l’hypocrisie.
Marengo reste le fief de gens illustres qui ont brillé dans leurs domaines respectifs. Comme le professeur Ahmed Brahimi, éminent nutritionniste mondialement connu, qui nous a confié sa fierté d’appartenir à cette contrée qui l’a vu naître, berceau de tant de générations qui y gardent des attaches profondes. Biskri Djillali, bédéiste, auteur, cinéaste et chercheur se dit «imbriqué dans sa ville de toujours». Le regretté Tidafi, père des enfants abandonnés, les frères Meklati, le journaliste El Hadj Tahar Ali, le grand photographe Ali Marok, le Dr Bekkat Berkani Mohamed, descendant des valeureux lieutenants de l’Emir Abdelkader, les footballeurs Maroc, Hamadouche, Mahrez, Messaoudi, Touta qui fut un brillant cycliste avant de devenir un goal de talent, Guendouzi, et plus récemment Madjid Bouguerra, capitaine de l’équipe nationale. Autant d’icônes de la ville qui ne donne nullement l’impression de sortir de sa torpeur et de son spleen… Elle somnole comme la plupart de nos villes.
Bio express :
Né le 17 février 1912 à Bourkika, Benaïcha est issu d’une famille attachée à la terre. Son père Ahmed était dans l’agriculture des riches terres de la Mitidja. Benaïcha y travailla quelque temps avant d’embrasser une carrière dévolue au vélo. Ainsi, après avoir été champion de la petite reine, il en devint son mécanicien avant de s’occuper de la réparation des cycles et des motocycles. Son échoppe à Hadjout est connue de tous les initiés. Militant de la cause nationale, Benaïcha, à 103 ans, garde toute sa lucidité malgré une mémoire défaillante. Sa fierté : ses enfants qui ont tous fait des études universitaires. Il vit à Hadjout entouré de l’affection des siens.
Hamid Tahri
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